Marijana Hameršak, chercheuse en études littéraires et culturelles
« Le passage » est une œuvre en textile, cousue par un groupe de femmes migrantes et activistes, soucieuses de faire vivre la mémoire des personnes décédées sur la route migratoire des Balkans. Il s’agit d’un contre-mémorial qui défie le discours politique dominant sur les morts aux frontières, les terrains militarisés et les disparitions forcées.
Art et activisme mémoriel
Cette photo montre la fabrication de l’œuvre en textile « Le passage », dédiée aux luttes frontalières et aux vies des personnes mortes et disparues sur la route migratoire des Balkans. Il s’agit d’un objet commémoratif et mémoriel mobile fabriqué à la main par les membres et les sympathisants du collectif transnational et promigrant Women to Women, basé à Zagreb en Croatie, dans le cadre d’une série d’ateliers organisés par l’artiste et l’activiste selma banich en 2020 et 2021. « Le passage » fait partie de l’abondant paysage commémoratif qui s’est développé autour des réalités dystopiques des zones frontalières du sud-est de l’Union européenne, caractérisées par la violence et la destruction quotidiennes, la normalisation des refoulements et du profilage racial, les blessures et les décès.
Ce paysage commémoratif, articule l’art et l’activisme et se compose de différentes actions et interventions, en présence et en ligne. Si elles divergent en termes de poétiques et de messages, de formes et de formats, elles convergent dans leur volonté de défier les hiérarchies hégémoniques selon lesquelles certaines vies valent la peine d’être vécues, d’autres non, certaines valent la peine d’être pleurées et remémorées, et d’autres non. Pour reprendre les termes de Maurice Stierl (2016) sur la contre-mémorialisation, ces interventions artistiques « associent le deuil des pertes individuelles et collectives à une critique radicale du régime frontalier européen ».
Pendant les ateliers, les membres du collectif ont partagé leurs expériences et leurs ressentis. Afin de réaliser ce collage, des portraits de défunts de la route migratoire des Balkans ont été recopiés avant d’être cousus ensemble en un seul tissu, tendu sur un cadre en bois et mis en lumière. L’installation a ensuite été exposée à Zagreb ainsi que dans différents lieux de la route migratoire empruntée par les survivants de zones frontalières hyper contrôlées, en souvenir de ceux qui y ont perdu la vie, à Sarajevo, Ljubljana, Cavtatat, etc.
Se réapproprier la mémoire des routes migratoires
Les couleurs de l’automne, les pétales et les feuilles qui dominent l’œuvre mémorielle proviennent d’une teinture botanique fabriquée lors du premier atelier du collectif à partir des matériaux collectés lors d’une marche méditative le long de la rive de la Sava et dans le parc forestier situés à Zagreb. Ces lieux sont évocateurs des zones traversées par les migrants de la route des Balkans.
Pour certains participants à l’atelier, comme l’indique l’article dédié « Le passage » (Banich et al., 2022), ce tissu teint évoque les paysages sauvages et les terrains périlleux que certains ont traversés pour arriver là où ils sont maintenant. D’autres l’ont investi comme un support porteur d’espoir, d’un possible chemin de retour à la maison, chez soi. Pour d’autres encore, le tissu évoque un sentiment de connexion profonde avec la nature et sa beauté qui a pu les réconforter dans les moments les plus difficiles de leurs chemins migratoires.
À rebours des conceptions instrumentales et monodimensionnelles de la nature perpétuées dans le contexte migratoire, « Le passage » met en lumière une nature à la fois dangereuse et protectrice, destructrice et régénératrice, exposante et abritante, dure et bienveillante. Cette œuvre dépeint les forêts, comme des abris ou des couloirs de verdure, ainsi que des paysages militarisés qui évoquent l’exclusion et ou la mort (Hameršak et Pleše, 2021).
En tant qu’objet en tissu, « Le passage » fait appel au registre sensoriel du toucher et possède une dimension affective. Il mobilise des notions de nécessité et de simplicité (la nourriture et le tissu sont nécessaires pour survivre), de protection (fonction quotidienne du textile), de confiance et d’intimité. Le tissu évoque des souvenirs et produit des messages pour celles et ceux qui ont participé à l’élaboration de l’œuvre : « Pour nous, ce tissu transmettra toujours un message d’espoir et de solidarité avec ceux qui ne sont plus parmi nous. En commémorant leurs vies, nous embrassons un monde sans violence, dans toutes ses formes débridées et ses paysages sans frontières ».
La politique des aiguilles
En tant qu’objet mémoriel artisanal, « Le passage » redéfinit la compréhension des travaux d’aiguille ornementaux, une activité créative domestique traditionnellement féminine, dégradée par les hiérarchies de valeur dominantes. En inversant le système, « Le passage » transforme l’aiguille, symbole du travail domestique féminin, en outil politique. En appelant à la reconnaissance de toutes les esthétiques, il appelle à la reconnaissance de tous les peuples.
En cela, « Le passage » rejoint la vaste collection mondiale de textiles de conflit et des savoir-faire artisanaux utilisés comme protestation et témoignage. Les exemples sont nombreux : depuis les objets artisanaux et les broderies de la Seconde Guerre mondiale fabriqués dans les camps de réfugiés yougoslaves en Égypte en 1944, jusqu’aux tissus d’histoire du peuple Hmong dans les camps de réfugiés en Thaïlande, réalisés dans les années 1970. Plus récemment, les tissus de mémoire illustrent l’apartheid en Afrique du Sud et le conflit civil en Irlande du Nord. Enfin, parmi les plus connus, figurent les arpilleras chiliennes : « des images textiles appliquées et brodées qui documentent la violence de la dictature – meurtres, enlèvements, torture et privation économique – et la résistance contre elle » (Andrä et al., 2020).
« Le passage » réunit les luttes frontalières contemporaines et les desaparecidos – les personnes qui ont disparu, ont été enlevées ou tuées en Amérique latine au cours de la seconde moitié du XXème siècle. En cela, « Le passage » a anticipé des travaux scientifiques, analytiques et critiques, récemment avancés sur le lien entre les disparitions forcées, la violence frontalière, les décès et les refoulements aux frontières du sud-est de l’Union européenne. Toujours actif, le collectif Women to Women continue d’appeler (Banich et al., 2022), selon ses propres termes, à « un acte d’excavation, ouvrant la voie à la guérison individuelle et collective, un passage de la normalisation des tragédies frontalières à l’apprentissage, à l’autonomisation et à la prise en charge communautaires ».
This contribution was written during a fellowship with the research group “Internalizing Borders : The Social and Normative Consequences of the European Border Regime” at the Center for Interdisciplinary Research (ZiF), Bielefeld University 2023–2024.
Pour aller plus loin
-
Andrä, C., Bliesemann de Guevara, B., Cole, L., & House, D. (2019). Knowing Through Needlework : curating the difficult knowledge of conflict textiles. Critical Military Studies, 6(3–4), 341–359. https://doi.org/10.1080/23337486.2019.1692566
- Banich, S. & Hameršak, M. (2022). The Passage. Dedicated To Our Fallen Comrades. Agitate Journal, 4. https://agitatejournal.org/article/the-passage/
- Hameršak, M., & Pleše, I. (2021). Forest, forest, forest. Sometimes we sleep. Walking, sleep, walking, sleep. It’s dangerous on this way. EtnološKa Tribina, 51(44), 204‑221. https://doi.org/10.15378/1848–9540.2021.44.11
-
Stierl, M. (2016). Contestations in death – the role of grief in migration struggles. Citizenship Studies, 20(2), 173–191. https://doi.org/10.1080/13621025.2015.1132571
L’autrice
Marijana Hameršak est directrice de recherche à l’Institut d’ethnologie et de recherches folkloriques (Institute of Ethnology and Folklore Research) à Zagreb. Ses principaux domaines de recherche sont la littérature pour enfants, l’histoire du livre et les politiques migratoires européennes. Elle dirige le projet de recherche “The European Irregularized Migration Regime at the Periphery of the EU : from Ethnography to Keywords” (ERIM, HRZZ 2020–2024) et travaille en collaboration avec plusieurs groupes d’activistes dans le champ de la migration.
Citer cet article
Marijana Hameršak, « “Le passage” : Aiguiller la mémoire des morts des frontières », in : Filippo Furri et Linda Haapajärvi (dir.), Dossier « “People not numbers” : Retrouver la trace des morts aux frontières », De facto [En ligne], 38 | Juin 2024, mis en ligne le 19 juin 2024. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2024/06/13/defacto-038–05/
Republication
De facto est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution-No derivative 4.0 International (CC BY-ND 4.0). Vous êtes libres de republier gratuitement cet article en ligne ou sur papier, en respectant ces recommandations. N’éditez pas l’article, mentionnez l’auteur et précisez que cet article a été publié par De facto | Institut Convergences Migrations. Demandez le embed code de l’article à defacto@icmigrations.fr