Morts aux frontières : les ambiguïtés des chiffres

Antoine Pécoud, sociologue

Les chiffres sur les morts en migration montrent la violence des politiques aux frontières, mais reflètent aussi les désaccords qui entourent les politiques migratoires elles-mêmes.

Carto­gra­phie du nombre de personnes mortes aux fron­tières de l’Europe entre 1993 et 2020, réalisée par Nicolas Lambert à partir des données du réseau euro­péen « United for Cultural Action » (1993–1999), de la base « Migrant’s file » (2000–2013) et du projet « Missing Migrants » de l’Organisation inter­na­tio­nale pour les migra­tions (2014–2020). Source : https://​neocarto​.hypo​theses​.org/9586

« Nouveau drame en Médi­ter­ranée avec une soixan­taine de migrants portés disparus » : cela fait près de dix ans que des migrants meurent en Médi­ter­ranée et ce titre d’un article de France 24, en date du 14 mars 2024, ne surprendra personne. Et à chaque naufrage corres­pond un nombre de décès – comme s’il s’agissait d’indiquer la gravité de l’événement : qu’il s’agisse de terro­risme, de guerres ou du Covid-19, l’évocation de la violence du monde est toujours chif­frée, quelque illu­soire que puisse être la préci­sion du nombre de victimes. Mais dans un monde hyper-numé­risé et gouverné par les chiffres, ces esti­ma­tions docu­mentent peut-être moins la réalité que notre besoin de quantification.

Pour ce qui est des morts aux fron­tières, le Missing Migrant Project, lancé en 2013 par l’Organisation inter­na­tio­nale pour les migra­tions (OIM), s’est imposé comme la prin­ci­pale auto­rité sur ce sujet, et comme la prin­ci­pale source de données pour les médias, pour les cher­cheurs – et même pour les acti­vistes, comme l’indique la carte ci-jointe.

Et peu importe si le projet de l’OIM est discu­table, aussi bien quant à la fiabi­lité de ses chiffres que dans l’utilisation qui en est faite. En Tunisie par exemple, le service de méde­cine légale de Sfax note qu’en raison d’un manque de moyen les chiffres dispo­nibles sous-estiment le nombre de décès. En Europe, l’OIM tend aussi à minorer les chiffres, mais cette fois pour épar­gner les États occi­den­taux en sous-esti­mant le nombre de morts qui relè­ve­raient de leur responsabilité.

Cette situa­tion n’a rien d’étonnant. Il existe plusieurs défi­ni­tions possibles des morts aux fron­tières : comme l’indique la carte de Nicolas Lambert, les décès surviennent dans les zones fron­tières, comme entre la Tunisie et l’Italie, mais aussi à l’intérieur de la zone Schengen, comme entre l’Italie et la France, ou dans les aéro­ports. En fonc­tion de la manière dont on définit la fron­tière, les esti­ma­tions varient donc beau­coup. Par ailleurs, ces décès surviennent dans des situa­tions d’urgence, marquées aussi bien par la volonté des migrants de se sous­traire au regard des États que par la forte poli­ti­sa­tion de leur mobi­lité. Il est donc logique que les chiffres soient aussi contes­tables que manipulés.

Mais quelle que soit leur impré­ci­sion, c’est aussi l’existence même de ces chiffres qu’il faut inter­roger. Les États ne comptent que ce qui compte à leurs yeux – et ce sur quoi ils comptent agir. Il s’ensuit que ce qui n’est pas compté ne compte pas et reste poli­ti­que­ment invi­sible. A l’instar des morts du tabac, long­temps passées sous silence sous la pres­sion de l’industrie, aucun État ne compte les morts à ses fron­tières. Avant l’intervention de l’OIM, seule la société civile recen­sait ces décès avec l’objectif de rendre visible ce qui était laissé dans l’ombre par l’inaction des gouver­ne­ments. Au carac­tère récent et encore incer­tain des chiffres corres­pond donc l’absence de véri­tables poli­tiques de préven­tion des morts aux frontières.

C’est là toute l’ambiguïté des chiffres. En l’absence de données, un problème n’existe pas et ne peut faire l’objet de débats ou de mesures poli­tiques. Mais dès que les données existent, elles font l’objet de désac­cords et chacun les apprécie en fonc­tion de son propre agenda. Loin de permettre une poli­tique « fondée sur les faits », les chiffres des morts aux fron­tières font donc l’objet de diver­gences qui ne sont que le reflet des désac­cords qui entourent les poli­tiques migra­toires elles-mêmes.

Pour aller plus loin
L’auteur

Antoine Pécoud est profes­seur de socio­logie à l’Université de Sorbonne Paris Nord et direc­teur du dépar­te­ment Policy à l’IC Migra­tions. De 2003 à 2012, il a travaillé au sein du programme de l’UNESCO sur les migra­tions inter­na­tio­nales. Ses travaux portent sur la gouver­nance des migra­tions, et plus parti­cu­liè­re­ment sur le rôle des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales en la matière.

Citer cet article

Antoine Pécoud, « Morts aux fron­tières : les ambi­guïtés des chiffres », in : Filippo Furri et Linda Haapa­järvi (dir.), Dossier « “People not numbers” : Retrouver la trace des morts aux fron­tières », De facto [En ligne], 38 | Juin 2024, mis en ligne le 19 juin 2024. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2024/06/13/defacto-038–04/

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