De facto n°38 | Juin 2024

38 | Juin 2024 

“People not numbers” : Retrouver la trace des morts aux frontières 

À l’heure où la promesse d’une ferme­ture des fron­tières aux migrants inter­na­tio­naux vient d’amener l’extrême droite aux portes du pouvoir dans plusieurs pays euro­péens, il est urgent d’interroger le coût humain de l’endurcissement des poli­tiques de contrôle des fron­tières. Aujourd’hui, la migra­tion irré­gu­la­risée est le contexte dans lequel se produisent les trois quarts des dispa­ri­tions signa­lées au Comité Inter­na­tional de la Croix-Rouge. Des 65 000 personnes dispa­rues ou décédés sur les routes migra­toires comp­ta­bi­li­sées depuis 2014 par l’Organisation inter­na­tio­nale pour les migra­tions (OIM), la moitié ont péri dans la Médi­ter­ranée. Autre­ment dit, les restric­tions des poli­tiques des fron­tières de l’Union euro­péenne ont d’ores et déjà trans­formé les fron­tières externes de l’Europe d’un espace de transit rapide en un lieu de survie, où les migra­tions se réalisent au risque d’en mourir.

Depuis une ving­taine d’années, ces décès mobi­lisent un ensemble d’acteurs soucieux d’établir la vérité sur les causes et consé­quences des tragé­dies humaines qui se déploient aux fron­tières qui séparent les pays d’Europe de leurs voisins du sud et du sud-est. Ce numéro de De facto rassemble des articles qui mettent en valeur les savoirs aujourd’hui acquis sur cette face sombre des poli­tiques euro­péennes qui, toute­fois, peinent à provo­quer des réformes infor­mées par les faits et respec­tueuses des prin­cipes d’humanité, d’égalité et d’État de droit. Les six contri­bu­tions jettent la lumière sur la multi­pli­cité de manières dont les acti­vistes et les cher­cheurs, les artistes et les proches des disparus, tâchent de produire des savoirs sur ceux qui n’ont pas survécu aux chemins migra­toires. Il peut s’agir de chif­frer les disparus, mettre en récit les décès ou encore de commé­morer les victimes afin de mieux agir ensemble au nom de la justice.

Les fron­tières qui engendrent des décès inédits produisent des modes d’actions tout aussi extra­or­di­naires. La créa­ti­vité est au cœur de l’article de Paola Diaz et Anna Rahel Fischer qui compare trois dispo­si­tifs portés par des orga­ni­sa­tions de la société civile, engagés à construire des récits alter­na­tifs à ceux des auto­rités étatiques sur la violence des fron­tières. L’inventivité de acteurs du terrain est égale­ment au centre des travaux réalisés par Maurice Stierl sur l’initiative Comme­mo­rAc­tion sur laquelle il revient dans un entre­tien. Il y inter­roge la capa­cité des actes de commé­mo­ra­tion à trans­cender les fron­tières natio­nales meur­trières et à donner une exis­tence poli­tique à aux victimes. À son tour, Caro­lina Kobe­linsky aborde les multiples traces que laissent les défunts et qui permettent aux vivants qui le dési­rent de prolonger leur exis­tence. Si ce travail revient aujourd’hui essen­tiel­le­ment aux familles, il pour­rait demain être pour­suivi par des acteurs scien­ti­fiques et insti­tu­tion­nels. Deux textes de ce numéro reviennent ensuite à la ques­tion des chiffres. Dans son analyse sur la produc­tion des données, Antoine Pécoud souligne que les chiffres sur les morts aux fron­tières reflètent les inté­rêts diver­gents qui entourent les poli­tiques migra­toires. De son côté, Maël Galisson fait valoir que le comp­tage des décès à la fron­tière franco-britan­nique permet de produire des connais­sances sur les diffé­rents types de décès et sur leurs condi­tions. Mari­jana Hameršak clôt enfin ce dossier par une réflexion sur un contre-mémo­rial cousu en souvenir des personnes décé­dées sur la route migra­toire des Balkans. Cet acte de résis­tance poli­tique permet égale­ment d’entretenir un lien entre les morts et les survi­vants des frontières.

Filippo Furri, anthro­po­logue et Linda Haapa­järvi, sociologue,
coor­di­na­teurs scientifiques

Photo de couver­ture : Commé­mo­ra­tion Calais, mai 2023, crédit : Maël Galisson
Ce numéro s’inscrit dans le cadre du projet Morts Covid en Migra­tion (MoCoMi, 2021–2023), financé par l’IC Migrations.