« Migrations climatiques » : face au déni de la complexité

Luc Cambrézy, géographe

Face aux aléas du climat, la mobilité a toujours été la condition la plus ancienne de survie des sociétés humaines. La question se pose désormais dans le contexte de l’origine anthropique des changements climatiques qui, s’ils s’avèrent irréversibles, pourraient provoquer d’importants déplacements de population dans des proportions et à des échelles que l’on peine encore à discerner. Des écueils sont cependant à éviter.

Photo : Ce type d’image repré­sen­tant un sol sec est souvent utilisé pour illus­trer le phéno­mène de chan­ge­ment clima­tique alors même que ce phéno­mène de séche­resse n’a rien d’exceptionnel, crédit : Fran­cesco Ungaro (Pexels).

Que les aléas clima­tiques ou envi­ron­ne­men­taux soient excep­tion­nels ou saison­niers, la mobi­lité, tempo­raire ou défi­ni­tive, a toujours été la réponse et la condi­tion de survie des sociétés humaines. Mais depuis plusieurs décen­nies, ces popu­la­tions, autre­fois large­ment livrées à elles-mêmes, peuvent désor­mais espérer le soutien de l’assistance huma­ni­taire (Olli­trault, 2010). Qu’elle soit natio­nale ou le fait d’organisations ou d’associations inter­na­tio­nales (agences des Nations Unies ou orga­ni­sa­tions non gouver­ne­men­tales), celle-ci constitue une rupture majeure en ce qu’elle modifie autant les parcours migra­toires que les choix indi­vi­duels ou collec­tifs de partir ou de rester. Mais aujourd’hui, le chan­ge­ment clima­tique lié à l’action anthro­pique, avec son cortège de consé­quences plus ou moins prévi­sibles et parfois catas­tro­phiques, conduit à de nouveaux ques­tion­ne­ments qui se pose­ront de plus en plus à l’échelle planétaire. 

Raccourcis, amalgames, instrumentalisation politique

Dans le contexte des alertes répé­tées du GIEC (Groupe d’experts inter­gou­ver­ne­mental sur l’évolution du climat), la pers­pec­tive d’importants mouve­ments migra­toires liés au réchauf­fe­ment du climat ne doit pas conduire à des prédic­tions ou des raccourcis alar­mistes, discu­tables, mais repris sans recul par les médias, certains courants poli­tiques et idéo­lo­giques, voire, par des recherches peu soucieuses de rigueur scien­ti­fique. Avec le risque qu’un certain sensa­tion­na­lisme s’avère en défi­ni­tive contreproductif.

Ainsi, lier sans certi­tudes – comme certains médias le laissent parfois entendre – que toute catas­trophe envi­ron­ne­men­tale serait liée à l’action anthro­pique et aux chan­ge­ments clima­tiques méri­te­rait davan­tage de prudence. En bordure de mer, la modi­fi­ca­tion du trait de côte à la suite d’une forte tempête ou encore l’effondrement d’un pan de montagne consé­cutif à de fortes pluies n’ont en soi rien d’exceptionnel en ce sens que l’érosion – même si l’artificialisation des sols ne peut que l’amplifier – reste avant tout un phéno­mène naturel parfai­te­ment connu. 

De même, recher­cher et « trouver » une corré­la­tion entre le réchauf­fe­ment clima­tique et les guerres civiles qui ont miné l’Afrique au cours des dernières décen­nies – et, pire encore, aller jusqu’à avancer un nombre précis de morts en 2030 liés à cette corré­la­tion – relève de l’hérésie scien­ti­fique (Cambrézy, Lassailly-Jacob, 2010). Une corré­la­tion statis­tique ne fait pas une expli­ca­tion et, en Afrique comme ailleurs, on sait combien l’origine de ces conflits est avant tout à recher­cher du côté du passé colo­nial, des guerres par procu­ra­tion héri­tées de la Guerre Froide ou encore, du « triba­lisme poli­tique » ethni­ci­sant les joutes élec­to­rales. Aussi diffi­cile soit-il à entendre « le déni de la complexité » ne peut se justi­fier (Lavergne, 2010).

Enfin, exploiter l’argument du chan­ge­ment clima­tique pour avancer la menace de fortes « vagues migra­toires » du Sud vers le Nord, peut alimenter bien des postures idéo­lo­giques natio­na­listes voire, ouver­te­ment xéno­phobes. Venant à l’appui de la thèse du « grand rempla­ce­ment », elle renfor­ce­rait celle de la « bombe démo­gra­phique » liée à la « surpo­pu­la­tion » supposée ; entendre, de l’Afrique (Ehrlich, 1968). Une thèse pour­tant large­ment démentie. 

« Dire sans certitudes que toute catastrophe environnementale serait liée à l’action anthropique et aux changements climatiques mériterait davantage de prudence. »

Luc Cambrézy, géographe

Entre populations déplacées, réfugiées et migrations économiques, tout se mélange

Que les catas­trophes envi­ron­ne­men­tales récur­rentes (cyclones, inon­da­tions, glis­se­ments de terrain, séche­resses, etc.) soient liées ou non aux chan­ge­ments clima­tiques, celles-ci peuvent en effet provo­quer des dépla­ce­ments signi­fi­ca­tifs de popu­la­tion. Cepen­dant et pour l’heure, ces derniers se produisent géné­ra­le­ment sur de courtes distances, pour de courtes durées et ne débordent que très rare­ment les fron­tières poli­tiques des États. Par consé­quent, en s’en tenant au concept de réfugié telle qu’il est défini par la Conven­tion de Genève de 1951, la notion de « réfugié clima­tique » ou de « réfugié de l’environnement » ne peut qu’ajouter à la confu­sion. Dans l’état actuel des rela­tions inter­na­tio­nales et dans le contexte toujours plus restreint du droit d’asile dans la plupart des pays d’accueil, l’hypothèse de l’élargissement de la défi­ni­tion – réclamée par certains – ne sera pas à l’ordre du jour avant longtemps.

Une classification dépassée des différents types de migrations ?

Migra­tions internes ou inter­na­tio­nales, spon­ta­nées ou forcées, saison­nières ou défi­ni­tives, migra­tions écono­miques, de travail ou « de confort » (tourisme, santé), migra­tions pendu­laires, etc., le champ des mobi­lités est immense et s’entremêle souvent. Mis à part les popu­la­tions réfu­giées dont la défi­ni­tion est inscrite dans le droit inter­na­tional, la recherche acadé­mique se satis­fait mal de ces caté­go­ries en vigueur souvent trop binaires et peu à même de carac­té­riser la dimen­sion multi­fac­to­rielle dans la déci­sion de migrer ou de rester (Véron, 2021). Dès lors, face à la diver­sité des situa­tions obser­vées dans l’espace comme dans le temps, quel statut accorder à la notion de « migra­tions clima­tiques » ? D’ailleurs, faut-il le faire, avec quelle inten­tion et pour quelles popu­la­tions ? Les moti­va­tions (géo)politiques peuvent-elles rencon­trer celles de l’assistance huma­ni­taire ? Avec quelle place pour le droit ? Dans le désordre actuel des rela­tions inter­na­tio­nales, à quelle échelle les poli­tiques migra­toires peuvent-elles encore se penser ? Pour répondre à ces ques­tions, un champ immense de recherches et de réflexions se trouve ouvert. En l’état actuel des connais­sances, sous réserve d’une réflexion plus appro­fondie que celle proposée ici, et dans la mesure où les « migra­tions clima­tiques » devien­draient un concept opéra­toire, ces dernières exige­raient d’être autre­ment mieux docu­men­tées qu’elles ne semblent l’être.

Les sombres pers­pec­tives qu’annoncent les chan­ge­ments clima­tiques n’autorisent ni le sensa­tion­na­lisme, ni le catas­tro­phisme, ni le déni de la complexité ; autant de dérives contre-produc­tives qui peuvent alimenter aussi bien le climato-scep­ti­cisme que des idéo­lo­gies douteuses et discri­mi­na­toires. Pour sortir de la confu­sion, s’impose une analyse rigou­reuse mais mesurée des situa­tions locales comme des termes employés. Le réchauf­fe­ment clima­tique réin­ter­roge les clas­si­fi­ca­tions habi­tuelles sur les mouve­ments de popu­la­tion et le statut des migrants. Il est temps de s’y employer et les cher­cheurs doivent y prendre toute leur part.

Pour aller plus loin
  • Cambrézy L., Lassailly-Jacob V. (dir.), 2010. « Réfu­giés clima­tiques, migrants envi­ron­ne­men­taux ou déplacés ? Du consensus de la catas­trophe à la suren­chère média­tique », Tiers Monde, n°204, pp. 7–18. https://​doi​.org/​1​0​.​3​9​1​7​/​r​t​m​.​2​0​4.0007
  • Lavergne M., 2010. « Le réchauf­fe­ment clima­tique à l’origine de la crise du Darfour ? La recherche scien­ti­fique menacée par le déni de la complexité », Tiers Monde, n°204, pp. 69–88.
  • Olli­trault S., 2010. « De la sauve­garde de la planète à celle des réfu­giés clima­tiques : l’activisme des ONG », Tiers Monde, n°204, pp. 19–34.
  • Ehrlich P., 1968. The popu­la­tion Bomb. La version fran­çaise : La Bombe P Sept milliards d’hommes en l’an 2000 a été éditée en 1971 par l’éditeur « Les Amis de la terre ».
  • Véron J., 2021. « Migra­tions et chan­ge­ment clima­tique. Un phéno­mène aux dimen­sions incer­taines », Ramses 2021, Le grand bascu­le­ment, pp. 78–83.
L’auteur

Luc Cambrézy est direc­teur de recherche hono­raire à l’Institut de Recherche pour le Déve­lop­pe­ment (IRD), et profes­seur des Univer­sités hono­raire à l’Institut fran­çais de Géopo­li­tique (Univer­sité de Paris 8, Vincennes Saint-Denis). Il a mené en parte­na­riat avec le Haut-Commis­sa­riat aux Réfu­giés (HCR), de nombreuses recherches sur les condi­tions envi­ron­ne­men­tales dans les régions d’accueil des réfu­giés au Kenya et en Ouganda. Il a égale­ment été juge asses­seur repré­sen­tant le HCR à la CNDA entre 2000 et 2003.

Citer cet article

Luc Cambrézy, « “Migra­tions clima­tiques” : face au déni de la complexité », in : Audrey Lenoël et Jérôme Valette (dir.), Dossier « Migra­tions et climat : la fonte des certi­tudes », De facto [En ligne], 36 | Décembre 2023, mis en ligne le 13 décembre 2023. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2023/12/07/defacto-036–03/

Republication

De facto est mis à dispo­si­tion selon les termes de la Licence Crea­tive Commons Attri­bu­tion-No deri­va­tive 4.0 Inter­na­tional (CC BY-ND 4.0). Vous êtes libres de repu­blier gratui­te­ment cet article en ligne ou sur papier, en respec­tant ces recom­man­da­tions. N’éditez pas l’article, mentionnez l’auteur et précisez que cet article a été publié par De facto | Institut Conver­gences Migra­tions. Demandez le embed code de l’article à defacto[at]icmigrations.fr.