Les nouveaux circuits de la mobilité étudiante en Afrique de l’Ouest
|
![]() |
Présentation du projet
Le développement récent de pôles éducatifs à rayonnement régional en Afrique de l’Ouest participe d’un fort renouvellement de l’offre éducative locale pour les étudiants africains. Depuis le Sénégal, où de tels pôles ont récemment émergé, le projet interroge les effets de cette nouvelle offre éducative sur les mobilités étudiantes au travers de 3 axes principaux. Il questionne d’abord les conséquences de l’arrivée sur le territoire sénégalais de campus délocalisés (français, libanais et panafricains) sur les circuits de mobilités étudiantes. Il aborde ensuite le processus de création d’un marché international du recrutement d’étudiants à travers l’étude des intermédiaires qui recrutent des étudiants pour le compte de ces établissements. Il investigue enfin les recompositions des trajectoires de mobilité sociale des étudiants internationaux africains inscrits dans cette nouvelle offre de formation.
Porteur
Kevin Mary
Le paysage éducatif mondial s’est fortement transformé au cours de la dernière décennie (Giband, 2021). Il a notamment vu éclore, en plus des traditionnels espaces dominants de l’éducation (Amérique du Nord et Europe), de nouveaux pôles de l’enseignement supérieur (Meusburger et al., 2018 ; Leclerc-Olive et al., 2011). Pour la plupart, ces nouveaux pôles se situent dans les pays du Sud, là où la demande scolaire est la plus forte (Efionayi et Piguet, 2014 ; Hénaff et Lange, 2011). Dans un contexte de compétition universitaire internationale (Musselin, 2017), l’émergence de ces nouveaux pôles de formation permet de reconsidérer les traditionnelles oppositions Nord/Sud en matière d’éducation (Terrier, 2009). Ainsi, ces espaces deviennent attractifs pour les étudiants internationaux qui ne doivent plus systématiquement se rendre dans les grandes universités des pays développés pour suivre des cursus jugés de qualité. En conséquence, les circuits de formations se sont largement diversifiés. Si l’Asie fait figure d’espace pionnier en la matière, avec le développement de grands campus en Malaisie ou encore à Singapour (Knight, 2014), l’Afrique voit elle aussi émerger de nouveaux pôles éducatifs à dimension régionale voire continentale, alors qu’elle a pour le moment fait l’objet d’un moins grand nombre de travaux. Dans un contexte qui prévoit une très forte croissance démographique et un besoin accru en formation sur le continent[1]D’après les données de la Banque mondiale, la demande d’éducation tertiaire a davantage cru en Afrique que dans le reste du monde : 4,3 % par an entre 1970 et 2013, contre 2,8 % en moyenne (Darvas et al., 2017)., cette question de la recomposition des espaces étudiants en Afrique s’avère pourtant cruciale à investiguer.
Cette nouvelle configuration redessine la carte des circuits traditionnels des mobilités étudiantes africaines. Depuis les indépendances, les routes étudiantes se dirigeaient majoritairement vers les pays du Nord (Tarradelas et Landmeters, 2021) : en Europe, en URSS durant la Guerre froide (Smirnova et Rillon, 2017 ; Yengo et de Saint Martin, 2017), puis en Amérique du Nord (Mary, 2014a). Les parcours migratoires étudiants se sont ensuite complexifiés avec l’émergence de nouveaux pôles d’attraction comme la Chine ou encore la Turquie (Li, 2018 ; Angey-Sentuc, 2015). Ce « marché mondial de l’éducation » (Foegle, 2013, p. 16), qui cherche à attirer des étudiants africains, s’étend désormais à l’échelle du continent. Deux pôles ont plus précocement émergé : les pays du Maghreb (Mazzella, 2009 ; Ngwé, 2014 ; Touré, 2014) et l’Afrique du Sud (Lee et Sehoole, 2015). Jusqu’aux années 2010, face à un système d’enseignement supérieur local plutôt perçu comme répulsif, notamment en Afrique de l’Ouest francophone (Mary, 2014b ; Makosso, 2006 ; Bianchini, 2000), cette reconfiguration concurrentielle des espaces de formation dirigeait donc largement les flux étudiants hors de leur région d’origine.
Cependant, l’émergence récente de zones géographiques dédiées à l’éducation et à la formation et regroupant sur un même lieu différents établissements d’enseignement supérieur à la fois locaux et étrangers, a contribué à renforcer profondément l’offre éducative dans les pays du Sud, et notamment en Afrique (Knight, 2018). Ces zones, parfois dénommées « hubs éducatifs » ou encore « zones d’éducation transnationale » ont vocation à mieux arrimer les pays qui les accueillent à « l’économie du savoir » promue par les organisations internationales dans le but de créer des territoires de l’innovation sources de croissance économique (Grondeau, 2018)[2]Ainsi, à titre d’exemple, la ville de Dubaï dispose aujourd’hui d’un campus urbain dénommé « Academic City » qui regroupe différentes universités, écoles et centres de recherche émiratis et internationaux (notamment américains, anglais, australiens et français).. Ces zones participent actuellement à ce que certains auteurs nomment une « régionalisation » des mobilités étudiantes, liée à l’émergence de pôles éducatifs à rayonnement régional (Erlich et al., 2021). De tels hubs régionaux se sont récemment créés dans les pays du Maghreb, au Maroc et en Tunisie (Mazzella, 2017), mais plus récemment encore, de nouveaux pôles voient le jour en Afrique de l’Ouest francophone, à l’image du « Campus franco-sénégalais » (CFS) dans la ville nouvelle de Diamniadio, près de Dakar. Face au renforcement des mobilités académiques Sud-Sud (Eyebiyi et Mazzella, 2014), ce projet de recherche souhaite investiguer les nouveaux espaces des migrations internationales pour études en Afrique de l’Ouest. Le développement d’une nouvelle offre éducative sur place procède en effet d’un renouvellement des opportunités de mobilités à l’intérieur de l’espace régional ouest-africain. En 2020, en Afrique subsaharienne, les mobilités étudiantes intra-régionales représentaient un quart des mobilités sortantes et plus des deux tiers des mobilités entrantes[3]Campus France, Chiffres clés, 2020.. Le Sénégal est à cet égard un poste d’observation particulièrement pertinent. Ces dernières années, son système d’enseignement supérieur a connu d’importantes transformations (Goudiaby, 2014) et il est l’un des seuls pays d’Afrique subsaharienne dans lequel les mobilités entrantes pour études dépassent le nombre de mobilités sortantes[4]En 2017, alors que 12 815 étudiants sénégalais partaient étudier hors du pays, 15 535 étudiants venaient étudier au Sénégal, d’après les données de l’Institut statistique de l’Unesco. Source : Campus France, Mobilités et coopérations universitaires en Afrique subsaharienne, 2019, p. 10.. Par ailleurs, le Sénégal est le troisième pays d’Afrique subsaharienne et le premier d’Afrique de l’Ouest en termes de nombre d’étudiants internationaux accueillis[5]Avec 18 000 étudiants accueillis en 2018. Campus France, Chiffres clés, 2021.. Le projet souhaite ainsi comprendre les effets qu’ont eu la recomposition de l’offre d’enseignement supérieure locale sur les mobilités étudiantes à l’intérieur de l’espace francophone ouest-africain. Si des études existent déjà sur les pôles plus anciens implantés au Maghreb, il n’existe pour le moment pas de travaux sur ces nouveaux pôles éducatifs, créés notamment au Sénégal, et qui ont vocation à attirer des étudiants de la sous-région, voire au-delà.
Les recompositions de l’internationalisation des formations et leurs effets sur les mobilités étudiantes
Si les destinations traditionnelles des Nords se maintiennent encore en partie[6]Plus des trois quarts des étudiants subsahariens étudient hors du continent, et les premiers pays d’accueil sont les suivants : France (12 % des effectifs), États-Unis (10 %), Afrique du Sud (9 %), Royaume-Uni, Malaisie et Canada (avec 5 % chacun). Source : Campus France, Chiffres clés, 2021., les mobilités académiques semblent se renforcer depuis une quinzaine d’années entre les Suds, même si nous ne disposons que d’informations parcellaires, en particulier en ce qui concerne l’Afrique francophone. Ce renforcement trouve notamment son origine dans un contexte d’internationalisation croissante de l’enseignement supérieur à travers le monde. Ainsi, parmi les différentes dynamiques observées, on trouve la délocalisation de l’offre de formation d’universités à l’étranger. Suivant une logique initiée par les grandes universités anglo-américaines, les universités françaises créent aujourd’hui des campus délocalisés dans les Suds (notamment en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Gabon, au Bénin et en Afrique du Sud pour ce qui est de l’Afrique subsaharienne). À ce titre, le développement du nouveau Campus franco-sénégalais (CFS) évoqué plus haut est emblématique de ce processus de développement d’une offre de formation française en Afrique : des universités françaises (Université Paris Dauphine, Cergy-Paris Université, Université de Bretagne Sud, Université de la Rochelle, etc.) et des grandes écoles (école d’ingénieur INSA, le Conservatoire National des Arts et Métiers, etc.) se sont implantées dans la banlieue de Dakar, « au plus près » des étudiants. Le projet souhaite s’intéresser aux étudiants internationaux inscrits dans les formations proposées par le CFS et souhaite répondre à une première série de questions : de quels pays viennent ces nouveaux étudiants ? Quels nouveaux circuits de mobilités dessinent ces migrations pour études au Sénégal ? L’internationalisation sur place est-elle un « signe d’excellence » pour ces étudiants (Niane, 1992) ou au contraire une opportunité par défaut, faute d’avoir eu la possibilité d’émigrer ailleurs (Bréant, 2018 ; Chabre, 2021) ? Par ailleurs, ce projet interrogera les effets du développement d’une nouvelle offre de formation française au Sénégal sur les migrations étudiantes vers la France. Autrement dit, cette offre locale diminue-t-elle les départs vers la France[7]Dans une logique proche de celle du co-développement, qui vise à proposer des alternatives localisées et ainsi à freiner l’émigration (Daum, 2007 ; Kabbanji, 2013b). ou bien stimule-t-elle au contraire les départs au cours des cursus ? Plus encore, constitue-t-elle un redéploiement dans les pays d’origine des logiques de sélection des étudiants internationaux déjà à l’œuvre en France ces dernières années (Blanchard et al., 2020 ; Chauvel et Hugrée, 2019) ?
Le Sénégal constitue également un « pays-clé[8]Selon une enquête menée en 2019 par la Commission Afrique du Forum de Campus France, le Sénégal est le pays d’Afrique subsaharienne qui concentre le nombre le plus important de coopérations avec des établissements français. Source : Campus France, Mobilités et coopérations universitaires en Afrique subsaharienne, 2019, … Lire la suite » illustrant ces processus d’internationalisation puisque son offre délocalisée ne se limite plus seulement aux formations « réputées » des pays du Nord, dont la France, mais inclut également des formations issues d’autres Suds. À Dakar, par exemple, l’annexe d’une université privée libanaise (« Euromed ») s’est implantée en 2008 et elle accueille majoritairement des étudiants internationaux issus d’autres pays ouest-africains, dont une part importante d’étudiants togolais[9]Sur la base d’un premier terrain exploratoire mené en 2018 avec Lama Kabbanji, mais qui n’a pas encore fait l’objet de publication (présentation à des séminaires uniquement).. Ce projet de recherche souhaite investiguer ce campus installé dans la capitale sénégalaise et mieux comprendre les réseaux migratoires qui alimentent notamment cette université, et plus largement enrichir le champ de recherche encore embryonnaire sur l’externalisation des systèmes de formation issus de pays du Sud.
Enfin, le Sénégal comptait plus de 162 000 étudiants en 2018, dont près de 50 000 inscrits dans des établissements privés. Afin de mieux saisir le rôle des Suds dans cette régionalisation de la formation et dans les recompositions des mobilités qu’elle induit, ce projet investiguera en dernier lieu l’un de ces établissements privés qui cherchent particulièrement à attirer des étudiants venus de tout le continent. C’est par exemple le cas de l’École Inter-États des Sciences et Médecine Vétérinaires (EISMV) de Dakar, qui se décrit comme une école « à vocation panafricaine », et s’organise depuis 1961 autour de 14 pays membres et accueille aujourd’hui des étudiants de 22 nationalités d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, principalement.
Les intermédiaires des migrations étudiantes
Dans le cadre de la mise en place d’une logique de marché global de l’enseignement supérieur (Verger et al., 2016), l’attraction d’étudiants étrangers est aujourd’hui un gage de revenus supplémentaires pour les établissements de formation (Garneau et Mazzella, 2013). Le recrutement d’étudiants internationaux constitue à ce titre à la fois un champ de recherche en plein développement, mais aussi une « industrie émergente de la migration », nourrie par le travail d’intermédiaires pour le recrutement de candidats dans des universités souvent privées (Mary, 2020 ; Baas, 2019 ; Robinson-Pant et Magyar, 2018 ; Huang et al., 2016). Comment s’opèrent les recrutements d’étudiants internationaux ? Ces recrutements sont-ils institutionnalisés ? Comment s’insèrent-ils dans des réseaux migratoires préexistants ? Le projet souhaite creuser ce pan de la recherche sur le terrain sénégalais, et en particulier sur l’espace du Campus franco-sénégalais, pour comprendre comment les projets de mobilités étudiantes se forgent en articulant les aspirations individuelles et familiales des jeunes, le travail éducatif des enseignants mais aussi le rôle de ces agents locaux qui réorientent les mobilités (inter)nationales (Collins, 2012).
Internationalisation des formations et recompositions sociales
Ce projet entend s’intéresser en priorité aux acteurs qui se trouvent au cœur de ces processus : les étudiants eux-mêmes, mais aussi leur famille. Cette approche permettra d’adopter une vision plus complète et surtout plus fine de ces migrations (King et Raghuram, 2013), en interrogeant en particulier les trajectoires de mobilité sociale de ces étudiants et de leurs proches. Il s’agira en effet d’analyser les usages différenciés que font les groupes sociaux de cette nouvelle offre d’enseignement supérieur. Qui sont les étudiants qui partent étudier au Sénégal ? Quels sont leurs statuts sociaux ? Sont-ils les mêmes que ceux partant vers l’Europe, et en particulier vers la France (Kabbanji, 2013a) ? Le projet souhaite ainsi interroger les mobilités pour études en tant que processus de mobilité sociale et les scruter dans un contexte transnational (Bidet, 2018 ; Bonnet et Grysole, 2020) et générationnel (Bréant, 2020), tout en mettant en avant leur caractère aujourd’hui socialement contrasté (Jamid et al., 2020).
Notes[+]
↑1 | D’après les données de la Banque mondiale, la demande d’éducation tertiaire a davantage cru en Afrique que dans le reste du monde : 4,3 % par an entre 1970 et 2013, contre 2,8 % en moyenne (Darvas et al., 2017). |
---|---|
↑2 | Ainsi, à titre d’exemple, la ville de Dubaï dispose aujourd’hui d’un campus urbain dénommé « Academic City » qui regroupe différentes universités, écoles et centres de recherche émiratis et internationaux (notamment américains, anglais, australiens et français). |
↑3 | Campus France, Chiffres clés, 2020. |
↑4 | En 2017, alors que 12 815 étudiants sénégalais partaient étudier hors du pays, 15 535 étudiants venaient étudier au Sénégal, d’après les données de l’Institut statistique de l’Unesco. Source : Campus France, Mobilités et coopérations universitaires en Afrique subsaharienne, 2019, p. 10. |
↑5 | Avec 18 000 étudiants accueillis en 2018. Campus France, Chiffres clés, 2021. |
↑6 | Plus des trois quarts des étudiants subsahariens étudient hors du continent, et les premiers pays d’accueil sont les suivants : France (12 % des effectifs), États-Unis (10 %), Afrique du Sud (9 %), Royaume-Uni, Malaisie et Canada (avec 5 % chacun). Source : Campus France, Chiffres clés, 2021. |
↑7 | Dans une logique proche de celle du co-développement, qui vise à proposer des alternatives localisées et ainsi à freiner l’émigration (Daum, 2007 ; Kabbanji, 2013b). |
↑8 | Selon une enquête menée en 2019 par la Commission Afrique du Forum de Campus France, le Sénégal est le pays d’Afrique subsaharienne qui concentre le nombre le plus important de coopérations avec des établissements français. Source : Campus France, Mobilités et coopérations universitaires en Afrique subsaharienne, 2019, p. 31. |
↑9 | Sur la base d’un premier terrain exploratoire mené en 2018 avec Lama Kabbanji, mais qui n’a pas encore fait l’objet de publication (présentation à des séminaires uniquement). |