La grève comme reconfiguration des masculinités

Vincent Gay, sociologue

L’étude de conflits d’usine permet d’analyser comment des camps adverses construisent des masculinités antagonistes, produites par l’histoire de l’usine et les rapports sociaux structurant l’organisation du travail, ainsi que la façon dont la grève reconfigure ces masculinités.

Les deux photos choi­sies comme point de départ de cet article ont été prises en juin 1982 dans l’usine auto­mo­bile Talbot de Poissy (Yvelines). Les rela­tions sociales y sont à la fois auto­ri­taires et pater­na­listes : la répres­sion anti­syn­di­cale s’appuie sur des hommes de main usant volon­tiers de violences face à de supposés adver­saires de l’entreprise ; l’encadrement, ainsi qu’un système de redis­tri­bu­tion et d’avantages sociaux, garan­tissent une certaine paix sociale et l’attachement à l’entreprise d’une part impor­tante des sala­riés. Un syndicat patronal (dit syndicat indé­pen­dant) contribue effi­ca­ce­ment à cet encadrement.

A partir du début des années 1960, la présence de la main‑d’œuvre immi­grée se massifie, les travailleurs en prove­nance du conti­nent afri­cain deviennent les plus nombreux, et sont forte­ment enca­drés par diverses instances (petits chefs, gardiens, syndicat indé­pen­dant, amicales issues des pays d’origine…) et empê­chés de rejoindre les syndi­cats CGT et CFDT, très faibles dans l’entreprise, sous peine de sanc­tions. Mais en 1982, dans un contexte d’importants conflits dans l’industrie auto­mo­bile, une longue grève éclate à Talbot, ponc­tuée d’affrontements violents, auxquels prennent part les ouvriers immi­grés. Les grévistes sortent victo­rieux de ce conflit et une partie de leurs reven­di­ca­tions sont satisfaites.

Les grèves de cette période peuvent être analy­sées notam­ment à travers la façon dont elles révèlent les rapports sociaux de classe et de race forgés au sein de l’entreprise et de la société fran­çaise. Mais l’approche par les mascu­li­nités permet de poser un autre regard, complé­men­taire, sur les diffé­ren­cia­tions et les hiérar­chies qui orga­nisent le quoti­dien des usines. On peut alors analyser un modèle domi­nant de mascu­li­nité forgé dans le travail et dans l’ordre poli­tique des usines et voir comment celui-ci est partiel­le­ment remis en cause par la parti­ci­pa­tion massive des ouvriers immi­grés aux grèves.

La première photo montre un groupe de sala­riés « maison ». Portant une chemise ou un tee-shirt floqués aux couleurs de l’entreprise, ces sala­riés semblent regrouper des ouvriers profes­sion­nels et des membres du petit enca­dre­ment, recon­nais­sables au port de leur cravate. Ils paraissent unis, semblent faire corps pour défendre l’entreprise dont ils arborent le logo, observent sans doute la menace que consti­tuent les grévistes. Et ils sont tous blancs, proba­ble­ment en grande majo­rité fran­çais si l’on en croit les infor­ma­tions sur le personnel.

La seconde photo­gra­phie montre un groupe de travailleurs immi­grés qui ont défié l’ordre usinier. Ils mani­festent dans, et peut-être occupent, un atelier. Ils se sont affran­chis de certaines règles, comment en témoignent les poings levés ou le fait de sauter une barrière de sécu­rité, expri­mant une certaine joie.

Les deux groupes ici repré­sentés incarnent deux moda­lités de masculinités.

La première est située dans l’orbite de la direc­tion de l’entreprise ; elle s’inscrit dans la défense de l’ordre usinier, et se mani­feste par un fort enga­ge­ment dans le travail, tant corporel que temporel ; l’honneur masculin tient à cet inves­tis­se­ment au travail, à une maitrise et une recon­nais­sance de ses qualités profes­sion­nelles, et au partage de valeurs communes, qui s’opposent à toute pertur­ba­tion de l’usine, notam­ment syndi­cale. Cette oppo­si­tion peut prendre la forme de confron­ta­tions physiques, d’autant plus quand des grévistes menacent l’usine, confron­ta­tions qui contri­buent à une sous-culture agonis­tique mascu­line propre au camp patronal.

La seconde est la mascu­li­nité des travailleurs immi­grés, qui pour subor­donnée qu’elle soit jusque-là, peut trouver à se modi­fier par la parti­ci­pa­tion au conflit. En effet, malgré un effort physique impor­tant sur les chaines de produc­tion, le travail des ouvriers immi­grés, non quali­fiés pour la plupart, n’est pas valo­risé. La non-recon­nais­sance des qualités au travail, le corps attaché à la machine, la repro­duc­tion de gestes iden­tiques, font que l’identité mascu­line ne béné­ficie pas des avan­tages symbo­liques qui pour­raient être atta­chés au travail. Par ailleurs, leur statut subor­donné est lié aussi aux formes de dépen­dance dans lesquelles ils sont situés, vis-à-vis de leurs supé­rieurs ou des membres du syndicat patronal, ainsi qu’à l’interdiction qui leur est faite de parti­ciper aux luttes poli­tiques et syndi­cales de l’usine, même si une mino­rité ne respecte pas cette inter­dic­tion. Or, tous ces éléments sont remis en cause en 1982. Le fait de braver les inter­dits, de faire groupe, de renverser le sens des pratiques violentes et des humi­lia­tions, opère un réagen­ce­ment des mascu­li­nités, à travers un chan­ge­ment des usages du corps pendant et après la grève, et une restau­ra­tion de l’estime de soi, indi­vi­duel­le­ment et collectivement.

Étudier les conflits d’usine à partir de la ques­tion des mascu­li­nités permet alors de réin­ter­préter les rapports de pouvoir comme situés aux cœur de diffé­rents rapports sociaux, de montrer le carac­tère dyna­mique de ces rapports, et d’observer comment la dimen­sion perfor­ma­tive des mascu­li­nités permet d’étudier ces dyna­miques et les enjeux symbo­liques liés aux attri­buts mascu­lins, notam­ment dans l’usage des corps des protagonistes. 

Pour aller plus loin
L’auteur

Vincent Gay est maitre de confé­rence en socio­logie à l’Université Paris Cité, auteur de Pour la dignité : Ouvriers immi­grés et conflits sociaux dans les années 1980, Lyon, PUL, 2021 et de Des vies pour l’égalité. Mémoires d’ouvriers immi­grés, avec Abdellah Fraygui et Abdallah Moubine, paru en janvier 2023, Éditions Syllepse.

Citer cet article

Vincent Gay, « La grève comme recon­fi­gu­ra­tion des mascu­li­nités », in : Emeline Zoug­bédé et Stefan Le Courant (dir.), Dossier « Mascu­li­nités en migra­tion », De facto [En ligne], 34 | Mai 2023, mis en ligne le 23 mai 2023. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2023/04/28/defacto-034–05/

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