Le débat public sur l’immigration : un usage incontrôlé des chiffres

François Héran, démographe

Lors du mois d’août 2022, les Fran­çais éprou­vèrent plus que jamais l’acuité des nouvelles menaces de notre temps : dérè­gle­ment clima­tique, enli­se­ment de la guerre en Ukraine, crise éner­gé­tique, retour de l’inflation, sans oublier les séquelles de la pandémie de Covid – autant de problèmes majeurs qui ne devaient rien aux immi­grés. Déjà, lors des campagnes élec­to­rales de 2022, les sondages d’opinion avaient montré que l’immigration n’était plus la préoc­cu­pa­tion première des Fran­çais. Dans ces condi­tions, comment expli­quer qu’elle figure à nouveau en tête de l’agenda poli­tique en mars 2023, à côté de la réforme des retraites, au point de faire l’objet d’un nouveau projet de loi ? 

Certes, on peut comprendre que l’administration doive se réor­ga­niser d’urgence pour traiter digne­ment les candi­da­tures au séjour et les demandes d’asile. Lors du débat sans vote orga­nisé à l’Assemblée natio­nale le 6 décembre 2022 sur le nouveau projet de loi, plusieurs ministres ont reconnu une double défaillance de l’État : d’un côté, la déma­té­ria­li­sa­tion des procé­dures ne garan­tis­sait plus le renou­vel­le­ment des titres de séjour dans les délais légaux ; de l’autre, les travailleurs en situa­tion irré­gu­lière, pour­tant indis­pen­sables dans de nombreux emplois, restaient voués à la préca­rité faute d’obtenir une régu­la­ri­sa­tion via l’admission excep­tion­nelle au séjour (AES) enca­drée par la circu­laire Valls de 2012. Plusieurs rapports offi­ciels ont pointé ces défaillances : la Cour des comptes a relevé sur dix ans une baisse de 14 % des emplois dans les services terri­to­riaux de l’État ; le rappor­teur de la Commis­sion des finances de l’Assemblée natio­nale a révélé que certains préfets avaient décidé, de leur proche chef, de laisser sans réponse les demandes d’AES ; le Sénat a jugé « ubuesque » le fait que l’agenda des rendez-vous en préfec­ture soit tenu par les tribu­naux admi­nis­tra­tifs ; le Conseil d’État, enfin, a dénoncé la compli­ca­tion des procé­dures engen­drée par l’« infla­tion légis­la­tive » en matière d’immigration et d’asile[1]Textes cités dans notre essai Immi­gra­tion, le grand déni, Seuil /​La Répu­blique des idées, 2023..

Face à de tels dysfonc­tion­ne­ments, deux atti­tudes sont possibles : soit dénoncer l’« incurie de l’État » (une formule prononcée le 6 décembre par le ministre de l’Intérieur) et réor­ga­niser la poli­tique d’accueil en consé­quence, soit dénoncer la poussée migra­toire, imputée au « laxisme » des gouver­ne­ments, et réclamer une fois de plus sa « réduc­tion dras­tique ». La seconde atti­tude s’observe à l’extrême droite et dans une large frac­tion de la droite dite répu­bli­caine. Ainsi le président de la Commis­sion des lois du Sénat, Fran­çois-Noël Buffet, pour­tant réputé pour sa modé­ra­tion, semble avoir rallié ce courant lors du débat sans vote du 13 décembre ; il a fustigé l’absence de maîtrise de l’immigration légale et la « folie » de l’accueil « au fil de l’eau », avant de réclamer au nom des LR un durcis­se­ment des critères 
du regrou­pe­ment fami­lial et des quotas d’immigration écono­mique. Plus récem­ment (Le Monde, 9 mars 2023), il a accusé les gouver­ne­ments succes­sifs d’avoir « fait le choix de subir » l’immigration. Et de livrer ce diag­nostic statis­tique : « l’immigration régu­lière et irré­gu­lière, ainsi que l’asile, explosent. » Même son de cloche chez Bruno Retailleau, chef de file des séna­teurs LR : la France serait « de tous les pays euro­péens celui qui présente le plus d’avantages sur le droit d’asile, sur l’accès aux soins gratuits pour les clan­des­tins et aussi sur le regrou­pe­ment fami­lial » (CNews, 23 novembre 2022).

Explo­sion des chiffres, record euro­péen : que valent ces deux diag­nos­tics assénés avec tant d’aplomb ? Les cher­cheurs, tout comme les jour­na­listes de véri­fi­ca­tion, se doivent de réagir. Si la poussée de l’immigration et de la demande d’asile était réel­le­ment « explo­sive », elle devrait progresser d’année en année à un rythme expo­nen­tiel. Il est vrai qu’en 2015, les conflits du Moyen-Orient, mais aussi l’instabilité de la corne de l’Afrique et d’une partie de l’Afrique de l’Ouest, ont déplacé des popu­la­tions en détresse et suscité un essor spec­ta­cu­laire de la demande d’asile en Europe de l’Ouest. Mais, depuis, en raison notam­ment d’une poli­tique commu­nau­taire visant à fermer les voies légales d’accès à la péri­phérie de l’Union, l’évolution observée n’est pas expo­nen­tielle mais linéaire, avec un fort ralen­tis­se­ment provi­soire dû à la pandémie de Covid. Quelques rappels rapides :

  • Le nombre des primo-deman­deurs d’asile a plus que doublé en France entre 2014 et 2019 : il est passé de 9,3 à 21,5 demandes pour 10 000 habitants. 
    Mais en 2020, la pandémie a divisé par deux le nombre des demandes (12,7
    pour 10 000 habi­tants). Après un début de remontée en 2021 (16,1), il a retrouvé en 2022 le niveau de 2019 (21,3). Nulle « explo­sion » dans cette évolution.
  • Il en va de même des déci­sions de protec­tion accor­dées aux deman­deurs d’asile, compi­lées par Euro­stat et l’OCDE. Si l’on addi­tionne les déci­sions rendues en faveur des deman­deurs et qu’on y ajoute les réins­tal­la­tions, le nombre de deman­deurs protégés – toujours calculé pour 10 000 habi­tants – s’élevait en France à 7,3 en 2018 et 7,4 en 2019, avant de descendre à 4,8 en 2020, du fait de la pandémie, et de remonter à 7,9 en 2021. Là encore, rien d’explosif dans cette évolu­tion, rien qui justifie de déta­cher la France du reste de l’Europe. En 2021, dernière année où la compa­raison des déci­sions de protec­tion est dispo­nible pour tous les pays concernés, la France était devancée par l’Autriche, la Grèce, le Luxem­bourg, la Suisse, l’Allemagne, la Suède, l’Islande, la Belgique, la Norvège et les Pays-Bas. Où est donc notre record euro­péen ?
  • Si l’on élargit la focale au nombre de titres de séjour déli­vrés aux ressor­tis­sants des « pays tiers à l’UE » tous motifs réunis, il est passé en dix ans, de 2013 à 2022, de 204 000 à 311 000, soit une augmen­ta­tion de 52 %. Ce n’est pas dû à la migra­tion fami­liale, qui a reculé de 4 %, mais aux étudiants inter­na­tio­naux, aux migrants écono­miques et aux réfu­giés. L’augmentation est indé­niable mais elle ne ne suit pas une montée en flèche. 
  • Pour mémoire, enfin, comme le rappelle obsti­né­ment l’OCDE dans son rapport annuel, la France occupe une posi­tion très moyenne dans la part d’immigrés que compte sa popu­la­tion, de même que dans le nombre des natu­ra­li­sa­tions.

Mais la classe poli­tique semble avoir du mal à consulter les données d’Eurostat et de l’OCDE, encore plus à dresser des compa­rai­sons inter­na­tio­nales sur la base de données propor­tion­nelles. C’est une des missions centrales de l’Institut Conver­gences Migra­tions, aiguillonné par l’association Désinfox-Migrations, de réta­blir les ordres de gran­deur dans ce domaine. La tenta­tion est grande d’agiter le spectre de l’invasion par le nombre et de nourrir le mythe d’une concur­rence entre immi­grés et natifs pour l’accès aux ressources. Le manie­ment sauvage des chiffres permet à bon compte d’entretenir les peurs et d’accumuler une rente élec­to­rale. Alors que s’annonce une nouvelle loi sur l’immigration et l’asile, il faut rappeler que ce n’est pas tant l’immigration qui est incon­trôlée en France que l’usage poli­tique des chiffres de l’immigration.

Notes

Notes
1 Textes cités dans notre essai Immi­gra­tion, le grand déni, Seuil /​La Répu­blique des idées, 2023.

L’auteur

Fran­çois Héran est profes­seur au Collège de France sur la chaire « Migra­tions et sociétés » et président de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Fran­çois Héran, « Le débat public sur l’immigration : un usage incon­trôlé des chiffres », in : Tania Racho, Marie-Caro­line Saglio-Yatzi­mirsky et Emeline Zoug­bédé (dir.), Dossier « Projet de loi « Immi­gra­tion et inté­gra­tion » : le décryp­tage »De facto Actu [En ligne], 1 | Mars 2023, mis en ligne le 20 mars 2023. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2023/03/14/defacto-actu-001–01/

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