Entretien avec Filippo FURRI, Au carrefour des Morts en pandémie et des Morts en migration

Entre­tien réalisé par Anas­tasia Chau­chard le 26/​04/​2022

Le cher­cheur en anthro­po­logie Filippo Furri revient sur son terrain de recherches effectué dans le cadre de l’enquête Morts Covid en Migra­tion : la ville de Vinti­mille se trou­vant sur la basse fron­tière italo-fran­çaise. Celui-ci pointe les para­doxes mis en avant par la pandémie dans la gestion de la mort et des corps durant cette période au regard de celle de personnes en migra­tion hors période de crise. 

Filippo Furri, cher­cheur en anthro­po­logie, termine sa thèse sur la notion de ville-refuge. Il est égale­ment membre du réseau Migreurop, qui s’attache à décrypter les poli­tiques migra­toires euro­péennes, et travaille au sein de divers projets de recherche-action à propos de l’accueil local des migrants et sur les réseaux de villes soli­daires. Il porte égale­ment un grand intérêt aux morts et disparus en migra­tion au travers de divers projets pour des ONG et des asso­cia­tions, comme le Comité inter­na­tio­nale de la Croix-Rouge (CICR), et au sein de recherches sur la gestion des corps, par exemple à Catane en Sicile avec l’anthropologue Caro­lina Kobe­linsky, mais aussi à Vinti­mille sur la basse fron­tière italo-fran­çaise avec l’anthropologue Fran­çoise Lestage. C’est avec ce dernier terrain qu’il parti­cipe à l’enquête Morts Covid en Migra­tions (MoCoMi). Au regard de son expé­rience et de sa connais­sance de l’évolution du rapport aux migra­tions du terri­toire, il met en pers­pec­tive ce que la gestion des corps de migrants aux fron­tières en pandémie peut dire et produit. Dans un entre­tien, il revient, notam­ment au prisme de ses précé­dentes expé­riences, sur les nombreuses ques­tions que posent son terrain.

Dans le cadre de MoCoMi, vous vous inté­ressez à la gestion des corps de migrants aux fron­tières et plus parti­cu­liè­re­ment à Vinti­mille. Pour­quoi ce terrain et quelles ques­tions pose-t-il ? 

Je me suis inté­ressé à la basse fron­tière italo-fran­çaise entre Vinti­mille et Menton – où travaille Fran­çoise Lestage – à partir d’un travail précé­dent sur la ques­tion des morts aux fron­tières au sein du programme MECMI et pour lequel on a travaillé sur la ville de Catane. La gestion des corps était alors diffé­rente car ils arri­vaient à la suite d’opérations de sauve­tage volon­taire. Le dispo­sitif de gestion était donc beau­coup plus solli­cité car il y a beau­coup plus de corps. Caro­lina Kobe­linsky et moi nous sommes dit qu’il y avait la possi­bi­lité d’utiliser plus ou moins la même métho­do­logie, c’est-à-dire utiliser les infor­ma­tions que tous les acteurs pouvaient produire ou collecter concer­nant les victimes. Le but était alors de voir si l’addition de ces données four­nis­sait plus de réponses, ce qui s’est avéré en Sicile, ainsi qu’à Vinti­mille en Italie. On a ainsi pu creuser des histoires person­nelles pour confirmer l’identification, et notam­ment véri­fier si la famille avait été informée du décès.

Entre le projet MECMI et le début du projet MoCoMi, j’ai travaillé pour une recherche indé­pen­dante du réseau LAST RIGHTS dont le focus était l’impact de la pandémie sur les morts de personnes migrantes. Au sein de ce réseau, on avait déjà travaillé à ce qu’on a appelé la produc­tion de la décla­ra­tion de victimes, ce qui consiste à aborder de façon juri­dique et légale le droit des morts et des familles. Le but était de déplacer la ques­tion au niveau inter­na­tional car c’est une zone grise du droit, sachant que les auto­rités n’ont pas – en Italie par exemple – l’obligation formelle d’identifier une victime d’un acci­dent si cette iden­ti­fi­ca­tion n’est pas néces­saire pour l’enquête. Par exemple, le 18 avril 2015, le naufrage d’un bateau fait environ 1000 morts. 150 à 160 corps sont récu­pérés contrai­re­ment à des centaines d’autres se trou­vant dans la cale. Le procu­reur de Catane nous avait dit qu’il n’était pas néces­saire d’identifier ces derniers puisque l’on sait comment ils sont morts. Dans le cadre de LAST RIGHTS et avec l’arrivée de la pandémie, une ques­tion s’est alors imposée : comment la pandémie a‑t-elle impacté la vie et la mort des personnes en migra­tion ? L’intérêt était bien sûr d’ouvrir le champ à l’ensemble des personnes migrantes, par exemple en compa­rant les expé­riences des personnes immi­grées depuis des années à celles des nouveaux arri­vants. J’avais alors la charge de travailler sur l’Italie et la France mais la possi­bi­lité de faire du terrain était très restreinte en raison des restric­tions sani­taires. Ce que l’on a tout de même remarqué, et ce que je retrouve un peu à Vinti­mille, c’est l’impact diffé­rencié selon les profils. Par exemple, la popu­la­tion la plus affectée en Île-de-France était des personnes âgées issues de l’immigration. Les vecteurs de la conta­mi­na­tion étaient les jeunes mais c’étaient davan­tage les personnes âgées qui subis­saient les consé­quences plus lourdes de la maladie. On touche ici à la ques­tion du cadre de vie socio-écono­mique des personnes plus expo­sées cumu­lant de nombreux facteurs de risques : foyers réunis­sant trois géné­ra­tions, prépon­dé­rance des travailleurs « essen­tiels », etce­tera. Une autre consé­quence a été celle d’un impact indi­rect touchant les personnes les plus vulné­rables en dehors de tout dispo­sitif d’accueil et dans une situa­tion de fragi­lité, de margi­na­lité sociale, souvent sans toit, et migrantes. Ces personnes ne décé­daient pas à cause du Covid pour la plupart, mais ne pouvaient ni se faire soigner pour d’autres patho­lo­gies, ni avoir accès à tout un tas de services de base car tout était fermé.

De là, on m’a proposé de travailler sur Vinti­mille pour MoCoMi avec plusieurs entrées mises en regard : une sur la gestion des corps des personnes migrantes et une sur la gestion des corps en général en période pandémique.

En quoi ces deux réalités morti­fères, celle des personnes migrantes décé­dées aux fron­tières et celle des nombreuses victimes de la pandémie, sont-elles liées et que disent-elles ? 

La pandémie a touché beau­coup de personnes « non migrantes ». Le fait que ces personnes aient vécu une expé­rience de sépa­ra­tion avec leurs proches a pour consé­quence que ces gens commencent à comprendre ce que les migrants, qui n’ont pas de nouvelles de leurs proches disparus, vivent. Ce n’est pas pareil certes, mais cela peut être comparé à la souf­france de la gestion froide de la mort lors de la période pandé­mique. Ce que l’on ressent un peu est que les personnes qui ne connaissent pas la migra­tion ont vécu une expé­rience trau­ma­tique qui leur permet indi­rec­te­ment de comprendre l’impact d’une mort sans famille, à la fois pour celle-ci et pour les défunts. Je ne dis pas que c’est un résultat positif de la situa­tion. Mais, para­doxa­le­ment, cela a un peu ouvert les yeux à certaines personnes. Même si cela reste assez subjectif…

On ne peut pas le comp­ta­bi­liser. N’est-ce pas donc plutôt lié à l’expérience de « compter ses morts », une chose qui fait l’objet de plusieurs initia­tives à l’égard des personnes en migration ? 

Voilà, ce n’est pas statis­ti­que­ment iden­ti­fiable. C’est un ressenti partagé qui rejoint la ques­tion de l’empathie des personnes qui s’occupent des corps aux fron­tières. L’expérience du Covid nous a montré que lorsque le dispo­sitif déraille les problèmes ressortent. Et, en effet, entre-temps j’ai parti­cipé à la rédac­tion d’un rapport, Coun­ting the dead, à partir de la base de données d’Amsterdam sur les enter­re­ments des corps de migrants en Europe. Cela ne permet pas de faire direc­te­ment réfé­rence à la pandémie, mais de dire : est-ce que vous avez compris ce que cela veut dire « compter ses morts » ? C’est quelque chose qui, mis dans un contexte, fait sens.

Cette impor­tance de compter les morts en migra­tion m’amène au deuxième aspect observé. Pour des raisons sani­taires, la dimen­sion de contrôle, qui s’était déjà inten­si­fiée à partir de 2015 pour des raisons géopo­li­tiques, s’est empirée, et traverser les fron­tières est devenu encore plus compliqué. En propor­tion, il y a eu plus de cas de décès ainsi que des cas de violences. A savoir qu’à Vinti­mille il y a eu un camp de la Croix Rouge proche du pont Roya entre 2016–2017. Il y avait donc un dispo­sitif avec un minimum de prise en charge par la société civile et les asso­cia­tions huma­ni­taires garan­tis­sait un minimum d’appui aux personnes fran­chis­sant la fron­tière. Le camp a été fermé puis il y a eu la pandémie. Les personnes se sont retrou­vées livrées à elles-mêmes et il y a eu plus d’accidents, et pas seule­ment à Vinti­mille. Des personnes se sont entre­tuées, se sont bles­sées, ont vu leur santé mentale se dégradée dange­reu­se­ment. Je n’en ai pas réper­torié, mais on m’a parlé de cas de suicides. D’ailleurs, à la suite de son agres­sion, un jeune homme s’est fait arrêter dans le centre-ville de Vinti­mille et a été placé en centre de réten­tion admi­nis­tra­tive sans même que soit recher­cher son agres­seur. Les dommages colla­té­raux de la pandémie sur la fron­tière, la gestion de la fron­tière et donc la mort à la fron­tière, nous ramène à la ques­tion de la gestion des corps.

A Vinti­mille avant la pandémie, y avait-il eu déjà des actions de la société civile pour aider les personnes migrantes et gérer les corps de migrants décédés ? 

A Vinti­mille, la fron­tière existe depuis toujours. On y trouve « El paso de la morte » qui est un endroit où des gens dispa­raissent depuis des décen­nies. C’est donc une espèce de donnée généa­lo­gique. Outre ce passage spéci­fique et histo­rique, la fron­tière est devenue peu à peu un lieu de passage fron­ta­lier très connu des personnes en migra­tion. Il y a toute une série de moments où la fron­tière se referme et quand elle se détend, c’est toujours un peu moins que la fois précé­dente : la colla­bo­ra­tion entre l’Italie et la France sur les contrôles fron­ta­liers remon­tant à la prési­dence Sarkozy, la suspen­sion de Schengen, l’intensification à partir de 2015 des contrôles fron­ta­liers… et enfin la pandémie. Cette cris­pa­tion progres­sive de la fron­tière se traduit par une esca­lade des formes de violences, des limi­ta­tions de libertés, etce­tera. Corrélée à cette tendance, il y a une augmen­ta­tion assez paral­lèle de l’action civile, des mobi­li­sa­tions citoyennes et mili­tantes. A Vinti­mille, on retrouve des dyna­miques simi­laires à celles de Calais. Il y a des habi­tants sensibles à la ques­tion et qui s’engagent. Il y a eu un prêtre, l’association des commu­nautés isla­miques italiennes, la Caritas, un bar – qui a fermé malheu­reu­se­ment cette année à cause de la pandémie – qui était un endroit d’appui avec un homme qui surveillait un peu le passage, pas pour le favo­riser forcé­ment mais pour éviter qu’il y ait des problèmes. Il y a eu des personnes qui n’étaient pas forcé­ment des mili­tants mais qui ont commencé à mettre en place des ateliers de dessin, d’art-thérapie. La mobi­li­sa­tion se fait à diffé­rents niveaux. Il y a aussi une mobi­li­sa­tion de l’extérieur avec tout un tas d’activistes, de réseaux huma­ni­taires : La Cimade, Méde­cins Sans Fron­tières, Méde­cins Du Monde. Des acteurs non insti­tu­tion­nels se sont investis égale­ment, en commen­çant à se posi­tionner sur ce terri­toire. J’ai commencé à travailler là-bas en 2015 car c’est l’année où les contrôles se sont inten­si­fiés, tout comme les décès. On peut en déduire que la ferme­ture des fron­tières produit plus de morts de façon indirecte.

De manière géné­rale, je n’ai pas l’impression que la pandémie ait impacté énor­mé­ment les migrants. Contrai­re­ment aux immi­grés rési­dents, par exemple du Maghreb qui voulaient se faire rapa­trier et qui n’ont pas pu. C’est une expé­rience assez mino­ri­taire mais géné­ra­lisée à l’ensemble du terri­toire. Au cours de la pandémie, être migrant ou non-migrant mais immigré n’induisait pas une grande diffé­rence au regard de la gestion – affec­tive, psycho­lo­gique, maté­rielle – de la mort durant la pandémie. La diffé­rence n’est pas bien plus impor­tante non plus avec les personnes ni immi­grées, ni migrantes. On peut être immigré et isolé et donc livré à soi-même. Or on peut aussi être tout le contraire, être hospi­ta­lisé et ne pas voir sa famille même si elle se trouve dans la même ville.

Sur la ques­tion des corps de migrants, le premier constat est qu’il est beau­coup plus facile de retrouver l’identité d’une personne avant qu’elle passe la fron­tière. La personne étant restée bloquée pendant un moment, elle se crée un réseau qui permet, après le décès, de retrouver la famille du défunt. Ce réseau de connais­sances est constitué d’amis eux-mêmes en migra­tion mais aussi d’acteurs reli­gieux et asso­cia­tifs. Une personne migrante en situa­tion admi­nis­tra­tive irré­gu­lière qui a des infor­ma­tions sur une personne décédée ne se rend pas à la police, elle va confier ses infor­ma­tions là où elle sait qu’elle le peut. C’est une carac­té­ris­tique de Vinti­mille qui se distingue d’autre lieux-fron­tières où les morts sont beau­coup plus nombreux.

Une ques­tion problé­ma­tique reste à explorer. On a parfois l’impression, côté fran­çais comme côté italien, que les morts ne sont pas iden­ti­fiés selon une procé­dure clas­sique. Ils sont iden­ti­fiés, non pas par une recon­nais­sance visuelle des proches mais grâce aux empreintes digi­tales enre­gis­trées lors du débar­que­ment. On ne sait pas si la famille est informée donc rien ne nous permet de dire que la personne décédée est celle qu’elle a dit être lors de son enre­gis­tre­ment. On a beau­coup de noms à Vinti­mille. Tout le monde a un acte de mort et un lieu de sépul­ture clair. Du point de vue de la gestion du corps, cela se rapproche plus de la gestion « normale » et non pas de la gestion excep­tion­nelle que l’on peut trouver dans des lieux de fron­tières comme la Sicile. Mais on ne sait pas si la famille est au courant, parti­cipe et inter­agit, si elle a demandé le rapa­trie­ment ou pas. Il n’y a presque pas de cas de rapa­trie­ment. J’en ai trois sur environ trente cas. Parfois, la famille est déjà dispersée dans des diasporas, au cours du parcours migra­toire, cela peut donc être compliqué de trouver du sens à cela. Qu’est-ce que cela veut dire « rapa­trie­ment » dans un contexte de migra­tion ? Souvent les personnes préfèrent que la personne soit enterrée là où elle est décédée, de le savoir et de s’arrêter là. Je dis ça parce que ce que l’absence des familles crée un vide dans le post-mortem, c’est-à-dire dans la gestion des lieux de sépul­ture. Les infor­ma­tions sont très floues car il n’y a pas de pres­sion sociale, fami­liale, privée. Les personnes qui s’en occupent sont celles qui se soucient en général des morts sans famille, comme des personnes âgées parfois mais aussi des huma­ni­taires. Mais il n’y a pas une atten­tion portée à la gestion des sépul­tures. Cela rejoint les tombeaux fami­liaux en milieu rural qui sont peu à peu délaissés au fur et à mesure que les membres des diffé­rentes géné­ra­tions quittent le village pour la ville. Et quand tu n’as pas de famille ni de proche, ce sont les amis qui mettent des fleurs la première année avant qu’ils ne passent la fron­tière… Ce sont eux aussi qui poussent à ce que l’on mette des noms sur les sépul­tures. Mais une fois partie, ils ne reviennent pas.

Donc la pandémie n’a pas eu d’impact en elle-même ? 

La pandémie a inten­sifié cette situa­tion à son paroxysme. Personne n’avait le temps ni la capa­cité de prendre soin des autres. Il est facile de repérer les tombes datant de la pandémie. Ils ont été désaf­fectés. On retrouve vrai­ment ce manque d’affect, de geste. Le cime­tière était fermé, la sépul­ture a été faite dans l’urgence avec des plaques qui ont parfois été ajou­tées plusieurs mois après sans être certain de l’identité de le personne enterrée. C’est un peu le chaos même si le cime­tière de Vinti­mille est assez petit.

On me demande souvent si ce manque d’affectation aggravé est une ques­tion de racisme. Je pense qu’il y a une espèce de cynisme qui a une base peut-être raciste, mais qui tient plutôt au fait qu’il n’y a pas de famille donc on les enterre, point. Par ailleurs, quand le dispo­sitif est saturé, même si l’on veut bien faire, on fait ce que l’on peut. A Lampe­dusa par exemple, la gestion des corps a été impro­visée à partir des années. Et c’est seule­ment à cause du naufrage du 3 octobre 2013 que, du point de vue légal et du point de vue du médecin légiste, l’on a commencé à norma­liser la procé­dure. Et c’est la même chose à Vinti­mille. Quand il commence à y avoir plus de cas, la gestion s’améliore pour certaines choses sur le plan légal. Mais en paral­lèle la dimen­sion de prise en charge effec­tive sociale diminue.

Petite paren­thèse : A Vinti­mille, un garçon proba­ble­ment musulman et du Ghana, je crois, est décédé. Hussain[1], membre de l’union de la commu­nauté isla­mique italienne, m’a aidé dans l’identification du jeune homme. Hussain est une personne qui s’est mobi­lisée avec d’autres pour demander la possi­bi­lité d’enterrer en Italie dans des cime­tières confes­sion­nels des personnes qui ne pouvaient pas être rapa­triées. Il m’a dit que ce garçon est le seul qui lui ait échappé car il était en vacances lors de sa mort. Or, c’est lui qui gère avec l’union le dépla­ce­ment des corps de Vinti­mille ou de la morgue de San Remo par exemple au cime­tière de la même ville qui, elle, a un carré musulman. Les tombeaux du cime­tière isla­mique sont plus soignés, affectés parce qu’il y a un dispo­sitif orga­nisé par la société civile et des acteurs reli­gieux qui sont plus présents. Il y a aussi là-dedans une ques­tion d’économie locale. Vinti­mille est une petite ville de fron­tière. Le coût et la respon­sa­bi­lité des enter­re­ments retombent sur les lieux où les corps sont retrouvés sauf si une autre commune, comme San Remo, demande à prendre en charge le corps concerné, en l’occurrence ici par l’intermédiaire d’acteurs comme la commu­nauté isla­mique. Quand le dispo­sitif de gestion n’est pas prêt, il y a donc une forme d’apprentissage qui se met en place.

La pandémie l’a un peu bloqué. Pour des raisons sani­taires, on enterre vite. A la pres­sion de l’urgence et de l’inconnu à laquelle les dispo­si­tifs formels ne sont pas habi­tués, s’est ajoutée la problé­ma­tique de l’identification. S’il n’y a pas de nom, on ne creuse pas plus et on enterre sous « X ». Or, la tempo­ra­lité de l’investigation est diffé­rente. La police ouvre une enquête par défaut mais n’a aucune obli­ga­tion de la fina­liser. Mais si elle y arrive c’est plutôt béné­fique pour la ville car le corps peut être confié à la charge de la famille, ce qui évite à la collec­ti­vité de payer. En période de pandémie, tout cela fut beau­coup plus complexe en raison des délais allongés et des manque­ments provo­qués par l’urgence. La mise en rela­tion entre les enquê­teurs et les familles était plus compli­quée. Parfois, il y avait la chance que la commu­nauté migrante et les acteurs reli­gieux soient réac­tifs. C’est ce que j’ai constaté il y a deux ans en juin 2020. Un garçon est décédé le jour où je suis arrivé. En même temps que la police disait qu’elle allait essayer de contacter le consulat pour demander s’il y exis­tait un passe­port, Hussain m’a appelé pour me dire qu’un ami du défunt était passé le voir pour lui donner son iden­tité ainsi que les numéros de sa tante et de son cousin, en préci­sant que ces derniers arri­vaient dans deux jours. Il est mort le jeudi et le samedi il était enterré avec son nom. Voilà la para­doxale effi­ca­cité de l’informel qui s’oppose à la lenteur des insti­tu­tions et des auto­rités. La pandémie a mis en exergue cela. L’informel est habitué à travailler dans l’urgence.

Dans votre article « Villes refuges, villes rebelles et néo-muni­ci­pa­lismes », vous distin­guez les villes enga­gées volon­tai­re­ment auprès des personnes en migra­tion et celles qui réagissent à une alté­rité[2]. Vinti­mille, qui se classe dans la seconde caté­gorie, abrite-t-elle des liens entre les auto­rités muni­ci­pales et les asso­cia­tions, ainsi que les acteurs citoyens, militants ? 

La ques­tion de la ville soli­daire demande de faire un petit cadrage en amont pour mieux comprendre. La loca­li­sa­tion de la ville est impor­tante : dans un lieu de fron­tière, un lieu de transit, un terri­toire de desti­na­tion… Les carac­té­ris­tiques dépendent donc de facteurs énor­mé­ment diffé­rents, internes et externes. Si l’on part des idéaux-types, il peut aussi y avoir une ville avec aucun migrant mais qui se dit ville accueillante, comme une autre qui est un lieu de desti­na­tion ou de transit impor­tant mais qui n’est pas du tout soli­daire. Tout ce qu’il se passe réel­le­ment se trouve au milieu, à part à Calais où la société civile s’engage de façon anta­go­niste vis-à-vis de l’administration locale. Mais la norme est toujours le compromis.

Quant aux « villes rebelles » se disant soli­daires de l’accueil, c’est pour moi une ques­tion de posi­tion poli­tique basée sur des demandes d’autonomisation des villes vis-à-vis du pouvoir national souvent très vertical et arbi­traire, par exemple au travers des préfec­tures dont le rôle est prépon­dé­rant pour la ques­tion migra­toire. Après, effec­ti­ve­ment, à l’intérieur de cette première pola­ri­sa­tion, il y en a une autre au niveau local. Des villes se disent accueillantes mais la société civile le refuse, comme à Athènes. A l’intérieur de la ville, il y a aussi plusieurs cas de figure. Parfois, la mairie délègue beau­coup à la société civile. C’est un peu le cas de Palerme qui fait une extra­or­di­naire poli­tique étran­gère en termes d’accueil alors que le vrai travail est fait par la société civile. Il y a des villes, au contraire, qui essayent de mettre en place des dispo­si­tifs d’accueil de plus en plus adaptés, progres­sistes, soli­daires, accueillantes, comme Barce­lone. Ce sont des exploits soli­daires qui sont liés aussi à une tempo­ra­lité. Pendant 15 à 20 ans à partir des années 90 et à la suite de la guerre des Balkans, Venise est devenue un exemple. Puis la mairie a changé, la ville s’est endettée avec la crise de 2008. Main­te­nant, c’est une ville inhospitalière.

Ensuite, c’est aussi une réflexion plus poli­tique et géos­tra­té­gique. Il y a une colla­bo­ra­tion infor­melle entre les muni­ci­pa­lités et la société civile. Parfois, celle-ci n’est pas seule­ment là pour combler les vides de la mairie mais opère pour elle. La mairie ne pour­rait pas faire de façon formelle certaines choses, en l’occurrence qui concerne l’accueil de personnes migrantes. Cela permet, dans une espèce de ”dark side” de l’accueil, de dire qu’une ville est non-accueillante alors que, quand l’on creuse, on découvre qu’elle fait des choses détour­nées tout en se posi­tion­nant. C’est quelque chose qui est très intel­li­gent du point de vue de l’accueil incon­di­tionnel. Si une mairie construit des services spéci­fiques pour les deman­deurs d’asile, les migrants, les sans-papiers, les réfu­giés, on margi­na­lise ces popu­la­tions. On reste alors sur une idée d’exception. A mon avis, il serait plus juste de s’occuper de tout le monde à égalité en fonc­tion de leur vie sur le terri­toire, ce qui permet aussi d’être moins passible de polé­miques et d’attaques. La pandémie, comme d’autres crises – par exemple à Athènes –, a engendré une soli­da­rité civile qui rejoint cette idée. Para­doxa­le­ment, dans la crise, qu’elle soit sani­taire ou écono­mique, il n’y a plus le temps de penser à l’identité. On essaye d’aider tout le monde car on se consi­dère plus exposée et victime poten­tielle nous-même, ce qui permet de ne pas se barri­cader derrière un privi­lège iden­ti­taire et/​ou racial.

A Vinti­mille, il y a eu un maire de gauche qui avait un peu problé­ma­tisé la ques­tion de la fron­tière. Ensuite la muni­ci­pa­lité est passée à droite et a construit son discours élec­to­ra­liste sur le manque de sécu­rité induit par les migrants. La ferme­ture du camp de la Croix Rouge était une espèce d’exigence car elle était accusée « d’appel d’air ». Ils ont soufflé sur les braises avant la pandémie. Au cours de celle-ci, je n’ai pas décrypté la corré­la­tion directe entre les phéno­mènes. Mais, ce que je peux dire, c’est que la tendance s’est renversée, la mairie elle-même a demandé un camp car elle ne pouvait pas gérer seule sans aide huma­ni­taire. Tout le monde me disait d’ailleurs de ne pas m’adresser à la mairie pour mes recherches car elle ne coopé­re­rait jamais, ce qui n’a pas du tout était le cas. Il faut dire aussi que parler des morts implique une faci­lité poli­tique plus que pour les vivants…

Et là, on revient aux villes refuges. Vinti­mille ne s’est pas posi­tionnée par rapport au Décret Salvini, mais c’est tout comme. C’était une loi qui a été abrogée car elle était anti­cons­ti­tu­tion­nelle. Elle disait que les deman­deurs d’asile ne pouvaient plus être inscrits à l’Etat civil, ce qui leur faisaient perdre tout un tas d’accès à des droits. D’un côté des villes de gauche disaient Salvini raciste. Ce qui est plus inté­res­sant c’est que, en reve­nant à la ques­tion de la verti­ca­lité, une ville de droite peut se rebeller contre une poli­tique de non-accueil. Pour­quoi ? Parce que le cadre d’action est celui de la gestion locale. La poli­tique natio­nale, dans un souci élec­to­ra­liste, peut produire des lois qui ont des effets locaux d’insécurité. Par exemple, si l’on ferme les centres d’accueil, les personnes sont à la rue avec tous les problèmes que cela peut induire : crimi­na­li­sa­tion, clan­des­ti­ni­sa­tion, problèmes sani­taires comme on le voit avec la ques­tion de la pandémie… A Vinti­mille, ce n’est pas expli­cite mais le chan­ge­ment de posi­tion face au camp de la Croix Rouge rejoint cette dyna­mique. L’Etat n’est pas quelque chose d’univoque. Au niveau de l’administration locale, il y a une dimen­sion pragmatique.

La distinc­tion entre « mort en migra­tion » et « mort par migra­tion » n’est-elle pas d’autant plus perti­nente dans le cadre de la pandémie ? 

Si l’on regarde les statis­tiques, les décès en migra­tion se concentrent dans des lieux de fron­tières. C’est aussi lié à des ques­tions géogra­phiques : la mer, la montagne, le désert. Des lieux de fron­tières où l’intervention directe de la fron­tière humaine comme forme de violence n’est pas toujours si concen­trée. Il y a énor­mé­ment de morts indi­rec­te­ment liés au ‘border regime’ mais la plupart du temps on laisse mourir à la fron­tière. Et malheu­reu­se­ment, c’est cela qui est problé­ma­tique du point de vue juri­dique. Quand un agent tire une balle sur une personne qui passe une fron­tière on peut l’identifier comme respon­sable direct, quand on meurt à la fron­tière de Vinti­mille c’est un acci­dent, et presque de la faute de la personne qui s’est mise en danger…

Avec la pandémie on revient sur la ques­tion sécu­ri­taire. Les bateaux mis en quaran­taine à la fron­tière italienne ont causé des morts par suicide ou en raison d’un temps trop long avant une prise charge. Des personnes ont aussi été enfer­mées dans des cellules aux fron­tières, dont celle de Vinti­mille, pour des raisons hybrides entre le contrôle de la fron­tière et des raisons sani­taires. Je pense donc que la pandémie a engendré une vulné­ra­bi­li­sa­tion géné­rale à tous les niveaux avec un impact sur la migra­tion mais pas de manière directe. La seule réalité directe que je peux pointer est celle des contrôles fron­ta­liers. Est-ce que le fait qu’il y ait eu plus de contrôles dans les gares a poussé plus de personnes à passer autre­ment que par les wagons, par exemple en se cachant en-dessus ou en-dessous des trains ? Oui. Si l’on regarde les données, il y a eu énor­mé­ment de personnes mortes élec­tro­cu­tées même s’il y en avait déjà.

Pour résumer, la gestion de la mort en pandémie et la migra­tion consti­tuent-elles un duo produi­sant une expé­rience que l’on peut quali­fier de paradoxale ? 

La pandémie, pour moi, a renforcé des diffé­rences et des clivages. Si tu n’as personne tu es encore plus seul, si tu es en danger et/​ou margi­na­lisé tu l’es encore plus, si tu n’as pas accès à des ressources tu en as encore moins. Les personnes migrantes ont donc souf­fert pour cela. Mais oui, para­doxa­le­ment, dans la mort, cet écart s’est réduit. Si tu as des problèmes de santé et que tu es migrant, tu n’as pas accès aux services sani­taires et lors de la pandémie tu es tota­le­ment aban­donné. Mais l’impact de la situa­tion sani­taire sur le système de santé a impacté aussi « les autres ». C’est inté­res­sant de parler « des autres » pour dési­gner ce qui ne sont pas migrants…

Toto, grand humo­riste italien des années 50, a écrit un poème sur la mort appelé La nivela – Le niveau. Il dit que la mort arrive pour tout le monde que l’on soit riche ou pauvre, ce qui nous ramène tous au même niveau. On sait très bien que ce n’est pas vrai. Le trai­te­ment de la mort est diffé­ren­tiel avec des dimen­sions sous-jacentes de racisme et d’éloignement portées par l’idée qu’il y a des « gens d’ailleurs ». Mais, para­doxa­le­ment, le fait que le danger de mort soit rentré par le bas dans le pano­rama de tout le monde, nous fait nous rejoindre un peu plus.

[1] Le prénom a été modifié.

[2] Ce qui est autre, diffé­rent – en anthro­po­logie et en socio­logie, de soi, d’une société, d’un groupe social, etc. (Cf. ALTÉRITÉ : Défi­ni­tion de ALTÉRITÉ (cnrtl​.fr)).

Pour aller plus loin : 

- FURRI Filippo, « Villes-refuge, villes rebelles et néo-muni­ci­pa­lisme », Plein Droit, 2017 ;

- FURRI Filippo et KOBELINSKY Caro­lina, « La mort des Autres. Gestion des corps et présence des morts de la migra­tion à Catane », in Racismes, Corps, Attentes : Figures de la migra­tion en contexte contem­po­rain, 2021

- KOBELINSKY Caro­lina et LE COURANT Stéphane (dir.), « La mort aux fron­tières de l’Europe – retrouver, iden­ti­fier, commé­morer », 2017 (avec les contri­bu­tions de nombreux cher­cheurs dont PIAN Anaïk et FURRI FILIPPO) ;

- KOBELINSKY Caro­lina, « Les traces des morts : gestion des corps retrouvés et trai­te­ment des corps absents à la fron­tière hispano-maro­caine », Critique inter­na­tio­nale, 2019 ;

- LAST RIGHTS, Every Body Counts : Death, Covid-19 and Migra­tion – Unders­tan­ding the Conse­quences of Pandemic Measures on Migrant Fami­lies, january 2021 ;

- LESTAGE Fran­çoise, « Edito­rial : La mort en migra­tion », REMI, 2012 ;

- LESTAGE Fran­çoise, « Comment les cadavres des migrants sont devenus des objets socio­lo­giques. Notes sur quelques travaux en sciences humaines et sociales (2012–2018) », Critique inter­na­tio­nale, 2019 ;

- Morts en contexte de migra­tion (MECMI).