Le projet Intimigr” explore le rôle de l’intimité dans les dynamiques migratoires à quatre échelles d’analyse : 1/l’espace et les lieux de vie des migrant.e.s, 2/la production d’un récit de soi, 3/la métamorphose des liens affectifs et familiaux, et 4/les pratiques visant la reconnaissance de soi. Il vise à produire, d’une part, des podcasts, des photographies, et plus largement des moyens non-académiques de rendre compte de ces réflexion ; et, d’autre part, une publication scientifique est prévue, qui explore les différentes facettes de l’intimité en migration et qui permette de faire le point sur les utilisations de la notion.
Posséder une intimité minimale constitue l’une des conditions de possibilité d’un « maintien de soi » (Breviglieri 2002) : dans les processus de subjectivation, une sphère intime, un espace à soi où se réfugier face aux affres du « public », est nécessaire. Ce rapport entre l’intime et le public est fondamental. Le sociologue Jean-François Laé propose de définir l’intimité comme « une sphère où les paroles et les actes n’ont pas de conséquences sociales » (2003 : 140). Or, la particularité de la condition migrante (Tassin 2018) est qu’elle rebat les cartes de ce rapport du soi au dehors. Rares sont les lieux où un.e migrant.e, peut agir ou être sans conséquence sociale. (Re)définir l’intimité implique donc de questionner la possibilité pour les migrant.e.s d’être reconnu.e.s en tant que sujets inaliénables. Une des dimensions fondamentales de la
reconnaissance de l’autre en tant que “je” nécessite en effet de pouvoir préserver une frontière entre son corps, son intériorité et les autres (Durif Varembont 2009). Cette articulation (dans un processus toujours dynamique et jamais figé) de l’intimité avec la frontière privé/public nous amène, dans ce projet, à considérer le concept d’intimité comme un opérateur anthropologique afin de renouveler l’approche des phénomènes migratoires. Il permet en effet d’unifier et d’actualiser le champ des études migratoires contemporaines dans lequel ce concept d’intimité transparaît, bien qu’il ne soit que très rarement explicité (on se contente bien souvent d’une acception du sens commun). Afin de définir plus clairement le concept d’intimité tout en montrant ce qu’il peut apporter à la compréhension de certaines formes de migrations, trois axes de recherches se dégagent.
1/Un premier niveau d’analyse se trouve, au plan socio-spatial, dans l’étude du contrôle des corps dans des espaces où la mobilité est restreinte et le quotidien des exilés régulé à l’extrême. Dans les camps prétendument « humanitaires » (Agier 2014), dans les espaces rétentionnaires (Fischer 2017 : chapitre 1) ou encore dans des espaces semi-ouverts (CADA en France : Kobelinsky 2010 ; centres d’accueil en Allemagne : Aulanier 2021 ; ou en Italie et à Malte : Schmoll 2020 ; les hôtels sociaux : Lévy-Vroelant 2013 ; Overney & Laé 2020), le contrôle s’exerce dans la nourriture qu’on ne choisit pas, dans les horaires imposés…, et s’incarne dans une surveillance accrue de la part des autorités administratives, politiques, humanitaires, sanitaires. Dans ces lieux, disposer d’un espace à soi, où l’on peut échapper aux regards, implique d’une part de pouvoir s’extirper pour un temps de cette surveillance globale et d’autre part d’échapper à l’excès de proximité avec les autres hébergés, qui peut devenir « insupportable » (Breviglieri 2009). Insupportable, notamment car la proximité d’autres exilés accroît une autre forme d’intrusion sociale : celle des pairs en plus de celle de l’institution.
Les deux niveaux de contrôle se croisent par exemple dans la possibilité d’avoir une sexualité, dans des espaces toujours partagés, à la fois ouverts aux regards et à l’écoute des autres, tout en étant séparés du dehors par l’impossibilité d’inviter des personnes extérieures. Ces croisements du contrôle montrent que, loin de se limiter à la seule dimension d’un espace où préserver sa pudeur, l’intimité présuppose un (en)jeu politique et social centré autour de la possibilité ou non, de préserver les frontières entre un espace à soi, privé, et un espace ouvert, public. Au-delà des migrations, ces frontières de l’intime ont fait l’objet de nombreuses réflexions féministes (Jamienson 2005 ; Mountz & Hyndman 2006 ; Tyner 2012) visant à réintroduire une analyse politique des relations de pouvoir dans les espaces privés comme publics. Ces travaux amènent à réfléchir non seulement à l’assignation des femmes aux espaces intimes mais également à la ségrégation genrée des espaces extérieurs. En démontrant les continuums de violences genrées qui traversent ces espaces, ils déconstruisent les frontières entre espaces publics et privés.
Ce premier niveau, lié à l’analyse des milieux de vie contraints où sont enfermés les exilés, invite à se demander dans quelle mesure le concept d’intimité est opératoire pour comprendre la privation d’un chez-soi. Mais aussi comment l’organisation spatiale reproduit-elle des violences de genre (ou au contraire comment l’évite-t-elle) ? Et enfin, comment le milieu spatial est-il traversé par un ensemble de relations de pouvoir liées au genre, à la race et à la classe, à l’âge ou encore au statut administratif personnel ? Ce premier niveau, qui part de la problématique de l’espace socialisé, est donc déjà pluriel : à partir de l’espace et du fait qu’il soit contrôlé (dispositifs de surveillance…) et souvent saturé (promiscuité, saleté…), il est possible de se pencher sur les rapports de pouvoir entre les exilés eux-mêmes, et entre les exilés et les institutions. Cette réflexion ouvre une analyse de la production des subjectivités en fonction de l’espace-à-soi, par création, détournement, privation…, où le corps s’inscrit dans un champ perceptif.
2/S’intéresser à la dimension subjective implique de s’attarder sur un deuxième niveau de l’intime, celui du récit de soi. L’intimité renvoie en effet, dans son étymologie, à l’intériorité, à la conscience des individus (dérivé de intimus, profondément intérieur). Là encore, la séparation entre l’extériorité, à savoir ce qui peut être dit en public, et l’intériorité, à savoir ce qu’on peut préserver en soi, se dessine. L’intimité implique le secret. D’ailleurs, « l’État a concédé à l’individu dès le XVIIIe siècle des secrets légitimes qui lui sont indispensables pour le mobiliser » (Laé 2003 : 141). En raison de leur position marginale et dominée, les migrants ont rarement les moyens de cacher ou dissimuler certaines parties de leurs vies. On pense ici en particulier aux demandeurs d’asile qui doivent, pour obtenir le statut de réfugié, raconter les persécutions subies à l’institution sans rien cacher, sous peine d’être pris pour des menteurs, des affabulateurs (voir par ex. Agier & Madeira (dir.) 2017 ; Laacher 2018 ; Akoka 2020). Si le représentant de l’Etat qui lui fait face ne croit pas que le récit qui lui est présenté est intimement lié à la personne qui le raconte, aucune chance d’obtenir un statut ; d’où la recherche de détails plus poignants les uns que les autres, qui produisent la vérité (Probst 2012). Avant de le délivrer, il aura fallu travailler ce récit, le répéter maintes fois avec l’aide de travailleurs sociaux ou d’aidants associatifs (Halluin 2012 ; Pette 2014). L’histoire intime, objet de multiples manipulations, devient alors un « dossier » quasi public.
Mais cette nécessaire mise en récit ne se limite pas à la demande d’asile, et le rapport à la vérité n’est pas seulement corrélé à la profusion de détails. Obtenir un logement (et retrouver la possibilité minimale d’un espace à soi) passe parfois par la nécessité d’être reconnu comme vulnérable. Il faut alors dévoiler son intimité à un travailleur social, à une administration, en racontant les violences subies, dans le but d’accéder à un espace à soi : se mettre en récit selon un modèle qui performe les stéréotypes de la vulnérabilité (pour espérer échapper à la vulnérabilité). Se profile alors le paradoxe d’un dévoilement nécessaire pour accéder à, pour reconquérir un espace intime. Ici, le récit de l’intime comme monstration de la vulnérabilité peut s’appuyer sur un corps dévoilé aux regards, le corps témoin qui sera porteur de la preuve (Fassin 2010) : les marques sur la peau disent des violences, la faiblesse ou la maladie, et déterminent la validité du récit face aux institutions. L’accès à un espace à soi peut donc impliquer un dévoilement double : du corps et de son intériorité. Cette reconquête d’un espace intime peut aussi se faire par les papiers. Dans ce cas, une des possibilités est d’obtenir un titre de séjour par la formalisation d’une mise en couple devant l’État. Là encore, il faut se dévoiler, laisser littéralement l’État (via des policiers ou des fonctionnaires des services de l’immigration) entrer chez soi pour espérer obtenir des papiers. Se fait alors jour la nécessité de mise en scène d’une « citoyenneté intime » (Odasso 2019 & 2020) destinée à prouver à l’État l’effectivité de l’intimité du couple. Ce processus n’est pas sans effets sur les liens familiaux et affectifs, comme le montrent notamment les travaux de Frédérique Fogel sur les familles sans-papiers (2019).
Ce deuxième niveau, narratif, pose plusieurs questions : exposer son intimité par un récit adressé est-il un dispositif aliénant en même temps qu’une stratégie, un moyen détourné de répondre à la domination institutionnelle, une réponse au pouvoir des administrations ? Comment se développe l’extimité forcée (Schmoll, 2020), entendue comme exposition contrainte de son intimité ? Le récit présenté aux institutions invite-t-il exclusivement à se fondre dans des figures très normées de « la famille » (sur le modèle du couple hétérosexuel avec des enfants) ou de « la femme » (avec une vulnérabilité exacerbée) ?
3/ L’intimité est loin de se limiter à l’espace et à des récits adressés à des institutions. Elle est aussi liée à la sphère familiale, à la possibilité de garder des contacts malgré l’éloignement (perspective transnationale de l’intimité), de travailler ses liens affectifs à la frontière du public et du privé, etc. Distinguer ce que l’on dit à la famille restée au pays et ce que l’on garde pour soi est une manière de sauvegarder une certaine sphère intime. Ces non-dits ont une influence durable sur la parenté, sur la possibilité de continuer à ‘faire-famille’ malgré tout, notamment en ce qui concerne les « sans-papiers » (Fogel 2019). Mais dans le contexte familial, l’intimité ne se réduit en aucun cas à la situation de migrants placés en hébergement collectifs ou dans des situations administratives précaires ; des migrants relativement privilégiés doivent composer avec de nouvelles manières de définir leur intimité. La manière de s’occuper de ses enfants, les relations avec son conjoint ou sa conjointe, etc. ne sont jamais vraiment sans conséquence sociale. Il faut alors d’une part se pencher sur les manières dont la pratique de l’intime s’élargit par les réseaux sociaux, le téléphone, etc. D’autre part, tenter de percevoir les adaptations nécessaires de la sphère intime, dans sa relation avec le dehors. On peut par exemple penser aux migrants européens au Sénégal, qui souvent se replient dans un « entre-soi communautaire » pour se protéger des « sollicitations » des locaux (Quashie 2016). Ce troisième niveau, à travers l’exemple de la famille, invite à insister particulièrement sur les échelles de l’intimité, depuis le lit jusqu’aux communications trans-continentales. L’engagement dans ce projet de géographes et d’architectes permet notamment d’insister sur cette question d’échelles, en dialoguant sur les caractéristiques communes de l’intimité au-delà des différences importantes de modes d’apparaître.
L’approche de l’intimité par les trois niveaux repérés jusqu’ici n’est pas exhaustive : le terrain ouvrira d’autres pistes, à mesure du développement de nos recherches empiriques et de nos réflexions. Une intuition émerge dès à présent, qui met en exergue l’intimité définie par le champ corporel (dans la contrainte, dans la subjectivité…) et les limites qu’il expérimente dans le spatial, dans le social, dans le relationnel, dans le narratif, dans la famille et/ou la parenté : le lexique complexe de la « frontière » (passage, seuil, mur, séparation, contiguïté, co-construction…) pourrait s’avérer très utile dans une appréhension comparative du corps intime. Il est de fait important pour les participant.es au projet Intimigr’ de penser conjointement l’expérimentation du fond de la question et de la forme, plurielle.
- AGIER Michel, Un monde de camps, Paris, La Découverte, 2014.
– AGIER Michel & MADEIRA Anne-Virgine (dir.), Définir les réfugiés, Paris, PUF, 2017.
– AKOKA Karen, L’asile et l’exil : Une histoire de la distinction réfugiés/migrants, Paris, La Découverte, 2020.
– AULANIER Audran, « Vivre dans un Erstaufnahmestelle – Le cas de Mannheim », in SEBAUX Gwénola & YOUSSOUFI Meryem (dir.), Frontières de la citoyenneté : Enjeux de l’accueil des primo-arrivants, Agadir, Presses universitaires d’Ibn Zohr, 2021.
– BREVIGLIERI Marc, « L’horizon du ne plus habiter et l’absence du maintien de soi en public », in CEFAI, Daniel, JOSEPH, Isaac (dir.), L’héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 2002, pp. 319–336.
– –, « L’insupportable. L’excès de proximité, l’atteinte à l’autonomie et le sentiment de violation du privé », in BREVIGLIERI Marc, LAFAYE Claudette & TROM Danny (dir.), Compétences critiques et sens de justice, Paris, Economica, 2009, pp. 125–149.
– CHOSSIERE Florent, « Minorités sexuelles en exil : l’expérience minoritaire en ville à l’aune de marginalisations multiples », Urbanités, #13 /Minorités/Majorités, 2020, http://www.revue-urbanites.fr/wpcontent/uploads/2020/02/Urbanit%C3%A9s-13-Chossi%C3%A8re-2020.pdf
– DURIF-VAREMBONT Jean-Pierre, « L’intimité entre secrets et dévoilement », Cahiers de psychologie clinique, vol. 32, no. 1, 2009, pp. 57–73.
– FASSIN Didier, « Évaluer les vies essai d’anthropologie biopolitique », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 128–129, no. 1–2, 2010, pp. 105–115.
– FISCHER Nicolas, Le territoire de l’expulsion. La rétention administrative des étrangers et l’État de droit en France, Lyon, ENS Éditions, 2017.
– FOGEL Frédérique, Parenté sans papiers, La Roche sur Yon, Dépaysage, 2019.
– GIACCO G., DIDIER J., CHATELAIN S. et VERRY F., Définir l’identité de la Recherche Création. États de lieux et au-delà, Louvain, EME, 2020.
– HALLUIN Estelle d’, Les épreuves de l’asile. Associations et réfugiés face aux politiques du soupçon, Paris, Editions de l’EHESS, 2012.
– JAMIESON Lynn, « Boundaries of Intimacy », in S. Cunningham-Burley and L. McKie (eds.) Families in Society : Boundaries and Relationships, Bristol, Policy Press, 2005, pp. 189–206.
– KOBELINSKY Carolina, L’accueil des demandeurs d’asile : une ethnographie de l’attente, Paris, Éditions du cygne, 2010.
– LAACHER Smaïn, Croire à l’incroyable. Un sociologue à la cour nationale du droit d’asile, Paris, Gallimard, 2018.
– LAE Jean-François, « L’intimité : une histoire longue de la propriété de soi », Sociologie et sociétés, 35 (2), 2003, pp. 139–147.
– LEVY-VROELANT Claire, « Comment décrire ? Comment raconter ?… » La mémoire perdue des hôtels meublés parisiens », Revue Européenne des Migrations Internationales, 29 (1), 2013, pp. 91–111.
– MOUNTZ Alison & HYNDMAN Jennifer, « Feminist Approaches to the Global Intimate », Women’s Studies Quarterly, vol. 34, no. 1/2, 2006, pp. 446–463.
– ODASSO Laura « Les implications du dispositif d’immigration : pratiques de définitions et redéfinitions publiques et privées des intimités binationales en France et en Belgique », Enfances Familles Générations, 34, 2019. En ligne : http://journals.openedition.org/efg/9714
– Odasso Laura et Asquet Enrica (dir.), « La construction d’une culture de l’intimité familiale. Le cas de l’Italie contemporaine, XXe-XXIe siècle », Rives méditerranéennes, 60, https://journals.openedition.org/rives/7227
– OVERNEY Laetitia & LAE Jean-François, Exilés : ce qu’habiter à l’hôtel veut dire, PUCA, 2020.
– PETTE Mathilde, « Associations : les nouveaux guichets de l’immigration ? Du travail militant en préfecture », Sociologie, Vol. 5, 2014, pp. 405–421.
– PROBST Johanna, Instruire la demande d’asile – Etude comparative du processus décisionnel au sein de l’administration allemande et française, Universités de Strasbourg et Marburg, 2012.
– QUASHIE Hélène. « Les migrants européens du littoral sénégalais (Petite Côte, Saloum) : ouverture de l’économie touristique et entre-soi identitaire », Autrepart, vol. 77, no. 1, 2016, pp. 125–141.
– SCHMOLL Camille, Les damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée, Paris, La Découverte, 2020.
– TASSIN Étienne, « La condition migrante. Pour une nouvelle approche du cosmopolitisme », Tumultes, vol. 51, no. 2, 2018, pp. 193–221.
– TYNER James, Space, place, and violence : Violence and the embodied geographies of race, sex, and gender, Routledge, 2012.
Equipe du projet
Notre idée est de réussir à montrer la complexité de l’habiter des exilé.e.s sur nos terrains respectifs (Bruxelles, Lille et Lyon). A partir de l’image et du son, nous voudrions montrer le rapport dynamique qui existe entre “l’intime” et le “public” : on ne peut pas envisager un espace intime, où l’on puisse se reposer et reprendre des forces, sans penser en même temps l’espace public qui permet aussi de “se sentir habiter pleinement”. Le sentiment d’habiter correspond ainsi en partie à la faculté d’aller et venir dans divers espaces et de s’aménager ainsi un milieu d’hospitalité.
Les exilé.e.s rencontré.e.s sur nos terrains, s’ils ne manquent pas d’inventivité pour aménager leurs espaces, voient leurs vies marquées principalement par de grandes contraintes spatiales. Dans le but d’explorer la variété de ces contraintes tout en prenant garde à préserver l’anonymat des personnes concernées, trois types de photographies (intérieurs, façades des lieux habités, espaces publics) seront d’abord utilisées, ainsi qu’une carte schématique des lieux où ont vécu les personnes.
Un premier résultat serait donc une exposition photo basée sur ces trois séries de photos, et ces cartes schématiques, qui représenterait les parcours de 8 à 9 exilée.e.s.
Ensuite, ces photos seront aussi la base d’un échange renouvelé, enregistré, avec les personnes rencontrées. À travers les personnages choisis, nous pouvons interroger le commun et le particulier des situations et des lieux traversés. Cela invite à penser des modes d’enquête et de production graphique et sonore différentes. Quels types d’espaces ils et elles ont pu rencontré ? Où vivent-iels désormais ? Quels objets ont-iels toujours transporté avec elleux ? Quel rapport, souvenir entretiennent-iels avec ces espaces habités ? Comment cela se construit en vue de leur situation actuelle ?
Si l’on prend pour hypothèse le point de repère : le centre, le foyer > est-ce qu’iels s’y sentaient chez elleux ? Qu’est-ce qui en contraignait ce sentiment ? Est-il différent actuellement ?
> Un second résultat prévu est la réalisation de quelques podcasts de 20 à 30 minutes, à la fois à écouter indépendamment et en regardant les photos (mise en ligne des photos + podcasts de manière superposée idéalement, en plus de l’exposition avec des tirages)
Dans le cadre du projet Intimigr, nous souhaiterions nous concentrer sur des récits de soi racontés par le biais de souvenirs de scènes ordinaires et d’évènements extraordinaires, qui ont façonné la construction du soi. Ces souvenirs marquants, intimes, interprétés par ceux qui les ont vécus, ont en commun d’être des « micro-histoires » qui défient les stéréotypes des représentations des migrants et de la migration. Dans les situations « ordinaires », nous pensons à des moments partagés ou non, d’un quotidien banal, mais qui revêtent aux yeux de ceux qui les racontent une certaine importance, puisqu’ils ont contribué à construire des désirs, des horizons d’attente, une certaine perception de la vie et de ce qu’on pouvait en espérer. En ce sens, il peut s’agir de souvenirs de bruits, de certaines scènes qui forgent une habitude, d’espaces traversés quotidiennement ou de repas partagés.
Comme le souligne George Pérec : « Ma « sociologie » de la quotidienneté n’est pas une analyse, mais seulement une tentative de description et, plus précisément, description de ce que l’on ne regarde jamais parce que l’on y est, ou que l’on croit que l’on y est, trop habitués et pour lequel il n’existe habituellement pas de discours (…). Il s’agit d’un déconditionnement : tenter de saisir, non ce que les discours officiels (institutionnels) appellent l’événement, l’important, mais ce qui est en dessous, l’infra-ordinaire, le bruit de fond qui constitue chaque instant de notre quotidienneté ». Nous souhaiterions confronter le récit de ces souvenirs de scènes « ordinaires » à celles de situations « extra-ordinaires », qui témoignent d’un basculement, marquants un « avant » et un « après » dans la vie des personnes migratoires. Ces représentations, qu’elles soient rapportées sous forme du récit d’une scène spécifique, ou de manière symbolique, constituent un élément central dans la construction subjective de l’expérience de la migration. Elles sont des moments de rupture dans la mesure où elles rendent compte de la spécificité des violences dans les parcours et les situations propres à la migration et aux conditions de cette dernière. Elles ne sont pas partagées collectivement, et ne sont pas de l’ordre de l’expérience de l’exil, de l’éloignement géographique, culturel ou linguistique. Autrement dit, la confrontation de ces souvenirs qui ont, à leurs yeux, été constitutifs, ou décisifs dans la construction de soi, permettent de questionner l’intrusion de la violence dans un quotidien ordinaire, ou bien au contraire la reconstruction d’un quotidien dans un monde perpétuellement incertain, ou encore comment un seul espace peut concentrer des souvenirs chers, tandis que pour d’autres, il renvoie à un épisode traumatique.
La forme envisagée pour ce projet serait pour le moment des enregistrements audios.
Regards croisés sur l’écriture cinématographique de l’intimité lors de parcours de migration
Notre projet pour Intimigr’ réunit deux projets de films que nous construisons à la fois séparément et en collaboration.
Le film que Laure envisage est basé sur une double enquête : celle de Laure, travaillant sur les parcours et projets migratoires de femmes russes en lien avec l’entremise matrimoniale globalisée et celle d’Ekat, une de ses amies russes ayant migré en France, sur sa mère restée en Russie mais qui lui a transmis, depuis son plus jeune âge, un désir de migration en cherchant activement à rencontrer et se marier avec un homme étranger.
Le film réalisé par Ariane porte sur le parcours d’un musicien afghan, G. Hossein, aujourd’hui installé en Allemagne. Elle l’a accompagné depuis plusieurs années dans ses démarches pour migrer depuis Kaboul (où ils se sont rencontrés), elle a été le témoin et l’accompagnatrice de ses doutes et de ses réussites dans son parcours administratif et dans sa réorganisation professionnelle en Europe, en travaillant parallèlement avec lui dans le cadre de concerts.
Dans nos deux projets, l’amitié qui nous lie au protagoniste se développe différemment, mais tient une grande part dans l’écriture du film et dans l’exploration des différentes facettes de l’intimité qui se construit dans et autour des parcours migratoires. Nous chercherons donc à interroger ces facettes en nous faisant l’une et l’autre le miroir extérieur et interrogateur de l’intimité qui nous lie au protagoniste : Ariane filmera et questionnera la relation entre Laure et Ekat, Laure filmera les échanges entre Ariane et G. Hossein, en direct ou à distance – le téléphone et les conversations WhatsApp tiennent une grande part dans leur relation. Ainsi, nous chercherons à questionner comment la relation entre le chercheur-cinéaste et les protagonistes du parcours migratoire façonnent le questionnement du vécu intime de la migration.
Dans le cadre du projet Intimigr’, nous proposons un travail qui explore le lien entre la
construction d’intimités et les dimensions d’un habiter.
Tous les trois, nous partageons des terrains éloignés, mais qui se rejoignent autour de la difficulté pour nos interlocuteurs·trices à s’établir de façon pérenne dans un logement (personnes déplacées internes, exilées, personnes qui migrent en famille ou pour rejoindre leur famille). De ce fait, nous souhaitons questionner les conditions de la production d’une intimité dans des situations où a priori le domicile est davantage un lieu de contrainte qu’un espace de sérénité. Comment construire un « chez soi » lorsque l’on est amené à changer régulièrement de lieu de résidence ? Comment transformer un habitat désigné pour soi en un habitat à soi ? Comment faire face à la promiscuité (que celle-ci soit avec des membres de sa famille ou des étrangers), à l’insalubrité, à l’incertitude qui pèse sur les trajectoires de chacun·ne ? Aussi, dans ces conditions, comment organiser et tenter de préserver l’intimité des personnes avec qui l’on partage ce logement ? Et que vient montrer cette organisation sur notre propre conception de l’intimité ?
Pour répondre à ces interrogations, nous porterons une attention particulière à l’agencement du domicile et à la façon dont il est investi par les individus (rythme des activités, précautions, objets). Mais, puisque les situations d’habitation limitent le développement d’une intimité (entendue comme un rapport à soi et aux autres), il s’agira également de s’intéresser aux interstices dans lesquelles celle-ci peut se déployer, notamment au monde numérique et aux espaces extérieurs à leur lieu de vie.
Nous proposerons une restitution qui articule photographies, captures d’écran et textes.
Nos terrains respectifs portant sur des migrations et des aires géographiques diverses (les parcours administratifs des demandeurs d’asile à Paris ; la migration entrepreneuriale italienne à Cuba ; les expériences bureaucratico-juridiques des couples binationaux qui veulent résider en Europe et des experts, amis et bénévoles qui les ‘aident’; les mobilités reproductives au Maghreb et les relations amoureuses que les migrants haïtiens développent avec les nonmigrants en Haïti) convergent autour d’un objet commun de recherche : la figure de l’ « intermédiaire ». En quoi cette figure cristallise-t-elle ou est-elle le support des “relations intimes ”s ? Comment des configurations spatio-temporelles spécifiques, résultant de ces rencontres entre migrant.e.s et intermédiaires, sont-elles (re)productrices d’intimités ? Plus encore, comment ces questions de l’intime surgissent-elles dans des interstices, là où les frontières sociales sont brouillées ? En quoi l’intime participe-t-il à déconstruire des catégories figées (notion du « privilège », catégories administratives, de migrant et de national) ? L’intime s’inscrit dans les discontinuités, dans des espaces du “formel” et de “l’informel”, ou plutôt au seuil du “formel”.
Il s’agit bien pour nous de (re)penser les intermédiaires au prisme de situations d’interaction, et donc de penser l’intermédiation comme une rencontre particulière au sein de laquelle il s’opère un changement tant du point de vue de la personne migrante, et bien au-delà du simple accès à un droit, que du point de vue de(s) intermédiaire(s). Ce processus est à notre sens un travail éminemment intime. Les questions sur l’intime se posent aussi pour le/la chercheur.e dans les liens tissés avec les “enquêté.e.s”, migrant.e.s et intermédiaires : que dire de l’immersion dans les vies des personnes ? En quoi le/la chercheur.e se dévoile ? Dans notre projet, nous aimerions travailler sur deux outils (qui sont pensés bien plus que comme des outils) et, si possible les relier :
1/la cartographie (Zwer et Rekacewicz, 2021) qui vise, quant à elle, à inscrire les
interactions dans leur contexte spatio-temporel au-delà des frontières (qu’elles soient
catégorielles, spatiales, genrées …) et qui permet de visualiser d’une manière différente
ces moments de rencontre tout au long des parcours migratoires et, plus largement, de
vie.
2/le son qui, comme nous l’entendons, se traduira en morceaux des bruitages, des
morcellements d’interactions – dans plusieurs contextes – pour rendre compte des
rencontres que nous explorons dans nos terrains respectifs et si possible aussi pour
rendre compte de nos propres réflexions en tant que chercheur.e.s sur l’objet que nous
traitons. Il s’agira alors de rendre compte du processus de recherche que nous effectuons
en montrant les réflexions, les discontinuités, les échanges sur l’intime marqués par des
doutes, des explorations, et une co-construction constante et collective.
Portraits à l’encre /BD
Les photos, les registres du son ou des vidéos ne sont pas des supports qui
créent une atmosphère de confiance auprès des personnes que j’enquête, et
généralement, sont pris avec beaucoup de réticence. Il s’agit des femmes migrantes
qui vendent du sexe. Ces réserves se comprennent du fait de l’énorme
stigmatisation qui existe envers ces personnes du fait de leur activité, mais aussi du
fait de leur genre pour celles qui sont des personnes transgenres et pour les
femmes qui transgressent des normes hétérosexuelles en échangeant sexe contre
argent. D’autre part, plusieurs femmes de mon enquête sont sans-papiers, elles ont
des récépissés et/ou des demandes de titre de séjour en cours. Ainsi, pour préserver
leur identité et donc leur sécurité, elles sont nombreuses à ne pas vouloir montrer
leurs visages ni aucune autre trace qui peut les identifier.
C’est pourquoi, pour ce projet, je veux dessiner à l’encre noire, des portraits
des femmes enquêtées. J’envisage me rapprocher de l’intime via l’image figurative
et le texte en reflétant l’atmosphère de l’entretien entre les femmes et moi-même.
C’est une démarche réflexive, car j’essaie de trouver des ponts, des similitudes, des
marques qui peuvent me faire sentir familière entre nous ; en étant moi-même une
femme qui a migré très tardivement en France et dont le français ne pas la langue
maternelle. Ces espaces d’enquête ne sont pas uniquement des espaces de
recherche ethnographique, mais aussi, ce sont des espaces de partage culturel et
symbolique, car plusieurs parmi elles sont des femmes Andinas et équatoriennes
comme moi-même et nous parlons en espagnol.
Ainsi, via le dessin, j’essaie de résoudre le rapprochement entre les femmes
et moi-même et je veux également refléter l’atmosphère de l’enquête et les phrases
qu’elles ont dit qui m’ont profondément marqué. J’essaie de recréer dans ma
mémoire ces moments, je réécoute les entretiens et je regarde les portraits-brouillons que j’ai faits.
Équipe de coordination
Audran Aulanier (EHESS/CEMS)
Stéphanie Dadour (ENSA Paris-Malaquais/ACS)
Frédérique Fogel (CNRS/LESC)
Alice Latouche (Univ. Poitiers /Migrinter)
Laura Odasso (Collège de France /Chaire Migrations et Sociétés)
Financeurs
IC Migrations (gestion financière : LESC)
UMR AUSser, laboratoire ACS
Laboratoire MHA