Dénoncer les conventions internationales, c’est vouloir effacer notre histoire

Camille de Vulpillières, philosophe

Certains candidats à la campagne présidentielle de 2022 proposent que la France « sorte » des conventions internationales. Au-delà de ses conséquences juridiques, ce projet aurait des implications politiques et symboliques incertaines.

Kouis Auguste Couder, Séance d’ou­ver­ture de l’As­sem­blée des états géné­raux, 5 mai 1789

Le débat poli­tique en France est régu­liè­re­ment marqué par des décla­ra­tions fracas­santes de respon­sables poli­tiques appe­lant à « sortir » de telle ou telle conven­tion inter­na­tio­nale. Bien que ces décla­ra­tions, qui concernent prin­ci­pa­le­ment l’extrême-droite de l’échiquier poli­tique[1]Même si l’éventualité d’une sortie, au moins partielle, des traités euro­péens concerne aussi une partie de la gauche., ne figurent pas toutes dans les programmes offi­ciels des candi­dats, elles demeurent inscrites dans la mise en œuvre de bien des mesures avan­cées. Ainsi, Éric Zemmour[2]Programme Zemmour2022, « Immi­gra­tion : le programme d’Éric Zemmour », Url : https://​programme​.zemmour2022​.fr/​i​m​m​i​g​ration, consulté le 27/​03/​2022., s’il ne voit plus dans la Cour euro­péenne des droits de l’homme — « l’origine du mal »[3]« Face à l’info », CNews, 29 septembre 2020., compte « retirer la signa­ture de la France au Pacte de Marra­kech de l’ONU », « supprimer le droit au regrou­pe­ment fami­lial », « exiger que les demandes d’asile soient dépo­sées en-dehors du terri­toire national » ou encore « inter­dire défi­ni­ti­ve­ment la régu­la­ri­sa­tion de tout étranger entré illé­ga­le­ment sur le terri­toire fran­çais » — mesures, parmi d’autres, qui entrent en conflit avec de nombreuses conven­tions inter­na­tio­nales, dont les plus clai­re­ment visées sont la Conven­tion de Genève de 1951 rela­tive au statut des réfu­giés et la Conven­tion euro­péenne de sauve­garde des droits de l’homme et des libertés fonda­men­tales (CEDH). Il défend même « une remise en ques­tion de la supé­rio­rité des traités et normes inter­na­tio­nales sur le droit national, hiérar­chie qui nous asservit et nous empêche d’agir notam­ment en matière migra­toire. », ce qui récla­me­rait de réformer notre Consti­tu­tion.[4]Zemmour2022, « Indé­pen­dance », Url : https://​www​.zemmour2022​.fr/​i​n​d​e​p​e​ndance, consulté le 27/​03/​2022.. Quant à Marine le Pen, si elle a récem­ment édul­coré ses propos[5]Bien qu’elle ne défende plus expli­ci­te­ment un « opting-out » sur certains articles de la CEDH (comme c’était le cas dans l’émission « Grand Jury RTL, Le Figaro », 25 octobre 2020, à 2 min 15 s. URL : … Lire la suite, elle défend des mesures simi­laires en matière de regrou­pe­ment fami­lial, d’asile, de régu­la­ri­sa­tion et d’expulsion des délin­quants étran­gers[6]Mlafrance, « 22 mesures pour 2022 », Url : https://​mlafrance​.fr/​p​r​o​gramme, consulté le 25/​02/​2022..

Est-il envi­sa­geable que la France sorte de ces conven­tions ? Apporter une réponse juri­dique à cette ques­tion suppose de se référer aux textes eux-mêmes, qui prévoient parfois une telle possi­bi­lité et ses moda­lités[7]Se reporter à la Conven­tion de Vienne sur le droit des traités (article 56, et articles 39 à 41 pour les amen­de­ments). URL : https://​legal​.un​.org/​i​l​c​/​t​e​x​t​s​/​i​n​s​t​r​u​m​e​n​t​s​/​f​r​e​n​c​h​/​c​o​n​v​e​n​t​i​o​n​s​/​1​_​1​_​1​9​69.pdf. En l’occurrence, la Conven­tion de Genève[8]Article 44. comme la CEDH[9]Article 58. prévoient expli­ci­te­ment qu’un État signa­taire puisse les dénoncer sur simple noti­fi­ca­tion. Ces dispo­si­tions peuvent étonner, tant la raison d’être de ces textes, qui visent à assurer l’effectivité des droits de l’homme, semble peu compa­tible avec un désen­ga­ge­ment des États. Pour autant, elles reflètent la nature du droit inter­na­tional, fondé sur une logique contrac­tuelle : ces textes n’obligent un État que dans la mesure où (et aussi long­temps que) il a souve­rai­ne­ment consenti à se lier.

« En l’occurrence, ce que défendent Éric Zemmour ou Marine le Pen relève bien plus d’une logique de sécession, de repli sur le seul cadre national, dans un discours à usage strictement interne. »

Camille de Vulpillières, philosophe

Il faut distin­guer cette dénon­cia­tion (consis­tant à se délier unila­té­ra­le­ment d’un enga­ge­ment préa­lable) de la rené­go­cia­tion partielle d’une conven­tion au motif, par exemple, qu’elle serait devenue inadaptée à des circons­tances nouvelles[10]Éven­tua­lité parfois évoquée, s’agissant de la conven­tion de Genève, à propos de la situa­tion des réfu­giés clima­tiques – caté­gorie inexis­tante lors de la rédac­tion origi­nelle mais qu’il impor­te­rait aujourd’hui d’intégrer au texte.. Une telle démarche repo­se­rait sur la coopé­ra­tion et, si elle peut avoir pour objectif inavoué de détri­coter les acquis d’un texte, elle n’en reste pas moins formel­le­ment conforme à la logique du droit inter­na­tional. En l’occurrence, ce que défendent Éric Zemmour ou Marine le Pen relève bien plus d’une logique de séces­sion, de repli sur le seul cadre national, dans un discours à usage stric­te­ment interne.

Juri­di­que­ment, il est rela­ti­ve­ment aisé de prévoir les consé­quences d’un tel projet, puisque la dénon­cia­tion est prévue par les textes. Il en va autre­ment, en revanche, de ses impli­ca­tions symbo­liques et poli­tiques. Où une telle démarche trou­ve­rait-elle donc sa légi­ti­mité ? Deux sources de remise en cause des textes visés s’alimentent réci­pro­que­ment : la volonté de rompre avec le « gouver­ne­ment des juges » (situa­tion où le pouvoir judi­ciaire se substi­tue­rait au peuple souve­rain), et la défense de la souve­rai­neté ou de l’identité françaises.

« Au nom de la souveraineté, de l’identité et de l’histoire de France, [Éric Zemmour] efface tout un pan de cette histoire et de cette identité ; il nie combien l’histoire de notre pays a été structurée par l’attachement aux droits de l’homme et par la promotion des textes internationaux destinés à les défendre. »

Camille de Vulpillières, philosophe

Ainsi, Éric Zemmour voit-il dans l’intervention des juges de la Cour euro­péenne des droits de l’homme, mais aussi du Conseil d’État ou du Conseil consti­tu­tionnel, une tenta­tive d’« imposer une volonté idéo­lo­gique »[11]Voir notam­ment son discours à Calais le 19 janvier 2022. URL : https://​youtu​.be/​c​k​j​Y​U​zdriSQ au détri­ment de ce qu’il consi­dère comme étant la volonté popu­laire. Il réfute ainsi l’existence de conflits idéo­lo­giques à l’intérieur même du peuple, en assi­mi­lant les valeurs portées par les textes inter­na­tio­naux et l’action des juges qui en sont les gardiens à des ingé­rences exté­rieures. Au nom de la souve­rai­neté[12]Du peuple, ici confondue avec celle de l’État., de l’identité et de l’histoire de France, il efface tout un pan de cette histoire et de cette iden­tité ; il nie combien l’histoire de notre pays a été struc­turée par l’attachement aux droits de l’homme et par la promo­tion des textes inter­na­tio­naux destinés à les défendre, au point que certains des plus emblé­ma­tiques, dont la CEDH ou la Décla­ra­tion Univer­selle des droits de l’homme, ont été en partie façonnés par d’éminents juristes fran­çais, comme Pierre-Henri Teitgen ou René Cassin — dont l’engagement dans la Résis­tance montre que l’on peut conci­lier atta­che­ment à la France et promo­tion des conven­tions internationales.

Cette imbri­ca­tion des textes inter­na­tio­naux avec l’histoire de notre pays se révèle aussi dans l’effet de cascade qu’entraînerait une sortie de la CEDH ou de la Conven­tion de Genève : pour la rendre effec­tive, il faudrait dans le même temps vider d’une grande part de sa substance la Décla­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen… On voit ainsi que ces propo­si­tions se rattachent à la tradi­tion réac­tion­naire au sens le plus littéral, c’est-à-dire au projet d’effacer les acquis poli­tiques et juri­diques ouverts par la Révo­lu­tion de 1789.

Pour aller plus loin
L’autrice

Camille de Vulpillières, agrégée de philo­so­phie, est docteure en philo­so­phie, cher­cheuse ratta­chée au labo­ra­toire Sophiapol et ATER à l’université de Tours.

Notes

Notes
1 Même si l’éventualité d’une sortie, au moins partielle, des traités euro­péens concerne aussi une partie de la gauche.
2 Programme Zemmour2022, « Immi­gra­tion : le programme d’Éric Zemmour », Url : https://​programme​.zemmour2022​.fr/​i​m​m​i​g​ration, consulté le 27/​03/​2022.
3 « Face à l’info », CNews, 29 septembre 2020.
4 Zemmour2022, « Indé­pen­dance », Url : https://​www​.zemmour2022​.fr/​i​n​d​e​p​e​ndance, consulté le 27/​03/​2022.
5 Bien qu’elle ne défende plus expli­ci­te­ment un « opting-out » sur certains articles de la CEDH (comme c’était le cas dans l’émission « Grand Jury RTL, Le Figaro », 25 octobre 2020, à 2 min 15 s. URL : https://​www​.rtl​.fr/​a​c​t​u​/​i​n​t​e​r​n​a​t​i​o​n​a​l​/​m​a​r​i​n​e​-​l​e​-​p​e​n​-​l​e​-​v​o​i​l​e​-​a​-​a​c​c​o​m​p​a​g​n​e​-​l​a​-​m​o​n​t​e​e​-​d​e​-​l​-​i​s​l​a​m​i​s​m​e​-​e​n​-​f​r​a​n​c​e​-​7​8​0​0​910701), elle continue de remettre en cause la juris­pru­dence de cette cour sur un certain nombre de points (voir par exemple « Bour­din­Di­rect », BFMTV et RMC, 25 mai 2021, à 4 min 09 s. URL : https://www.bfmtv.com/replay-emissions/bourdin-direct/marine-le-pen-face-a-jean-jacques-bourdin-en-direct-25–05_VN-202105250134.html).
6 Mlafrance, « 22 mesures pour 2022 », Url : https://​mlafrance​.fr/​p​r​o​gramme, consulté le 25/​02/​2022.
7 Se reporter à la Conven­tion de Vienne sur le droit des traités (article 56, et articles 39 à 41 pour les amen­de­ments). URL : https://​legal​.un​.org/​i​l​c​/​t​e​x​t​s​/​i​n​s​t​r​u​m​e​n​t​s​/​f​r​e​n​c​h​/​c​o​n​v​e​n​t​i​o​n​s​/​1​_​1​_​1​9​69.pdf
8 Article 44.
9 Article 58.
10 Éven­tua­lité parfois évoquée, s’agissant de la conven­tion de Genève, à propos de la situa­tion des réfu­giés clima­tiques – caté­gorie inexis­tante lors de la rédac­tion origi­nelle mais qu’il impor­te­rait aujourd’hui d’intégrer au texte.
11 Voir notam­ment son discours à Calais le 19 janvier 2022. URL : https://​youtu​.be/​c​k​j​Y​U​zdriSQ
12 Du peuple, ici confondue avec celle de l’État.
Citer cet article

Camille de Vulpillières, « Dénoncer les conven­tions inter­na­tio­nales, c’est vouloir effacer notre histoire », in : Emeline Zoug­bédé, Michel Agier & Ségo­lène Barbou des Places (dir.), Dossier « Et si la France se reti­rait des traités inter­na­tio­naux ? », De facto [En ligne], 32 | Mars 2022, mis en ligne le 4 avril 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/03/10/defacto-032–03/

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