Écrivains exilés, écrivains exotiques ? Les Algériens en France

Tristan Leperlier, sociologue de la littérature

Les écrivains exilés adaptent-ils leur littérature au marché de leur pays d’accueil, au risque de perdre leur « authenticité » ? Enquête au cœur du milieu littéraire algérien en France.

Mourad Krinah, « Oubb », extrait de la série Les Cartes postales, 2015, 15 x 10 cm, d’après un graf­fiti anonyme, Alger. © Mourad Krinah

La récep­tion des litté­ra­tures post­co­lo­niales publiées dans les anciennes métro­poles (France, Grande-Bretagne…) oscille entre deux points de vue norma­tifs. Soit l’on valo­rise le métis­sage ou l’hybridation opérée par l’écrivain cosmo­po­lite ; soit l’on fustige son manque d’« authen­ti­cité », son « alié­na­tion » au marché étranger, sa recherche d’« exotisme ». C’est ce deuxième point de vue que l’on se propose d’aborder ici, essen­tiel­le­ment à partir du cas des écri­vains algé­riens fran­co­phones publiés en France. Modi­fie­raient-ils leur écri­ture par oppor­tu­nisme, ou encore à cause de l’ethnocentrisme du monde litté­raire fran­çais ? Cette critique est en grande partie infondée, et l’idée d’une modi­fi­ca­tion de l’écriture, sans être entiè­re­ment fausse, se fonde en fait sur une croyance erronée et fina­le­ment dange­reuse dans l’idée de cultures radi­ca­le­ment différentes.

Conversions littéraires dans l’exil

L’exil, tout en boule­ver­sant la vie intime et profes­sion­nelle de l’individu, ouvre un espace des possibles. Pendant la guerre civile des années 1990, quand un quart des écri­vains algé­riens s’est exilé, majo­ri­tai­re­ment en France (on y comp­tait alors un tiers de tous les écri­vains algé­riens, et deux tiers de toutes leurs publi­ca­tions), de nombreux jour­na­listes se sont convertis à l’écriture litté­raire (Abdel­kader Djemaï, Leïla Marouane…), dans un contexte où l’édition fran­çaise valo­ri­sait les intel­lec­tuels algé­riens témoins de la crise politique.
Typi­que­ment, un écri­vain exilé est confronté à un nouvel envi­ron­ne­ment litté­raire dont il ne connaît pas forcé­ment les codes, et auxquels il doit se conformer s’il veut être publié. Sur la forme, par exemple, la part du roman dans la litté­ra­ture algé­rienne a dépassé celle de la poésie au cours des années 1990, en grande partie du fait de l’internationalisation de ces auteurs : genre domi­nant de la mondia­li­sa­tion, il néces­site aussi des moyens écono­miques dont l’édition algé­rienne de l’époque dispo­sait moins.

Entre la niche et le ghetto

Sur le fond, les écri­vains algé­riens sont confrontés à des attentes : tous les espaces litté­raires centraux (France, États-Unis…) sont ethno­cen­triques à l’égard des écri­vains de « petits pays » litté­raires. Ainsi, dans un contexte de surpro­duc­tion litté­raire en France, les écri­vains arabes (et encore les algé­riens fran­co­phones n’ont-ils pas à passer par le filtre écono­mique de la traduc­tion) doivent avoir des qualités parti­cu­lières pour espérer être publiés et surtout lus par la critique. Ils doivent faire « voyager » le lecteur, selon le mot d’une agente litté­raire, les théma­tiques univer­selles doivent être ancrées dans une réalité étran­gère que le texte fait décou­vrir : c’est a fortiori le cas quand le pays dont vient l’auteur connaît une média­ti­sa­tion inter­na­tio­nale du fait d’une crise politique. 

Les écri­vains algé­riens exilés pendant la guerre civile des années 1990 ont pu profiter de cette média­ti­sa­tion. Tout en étant en l’exil, ils refu­saient de se dire vaincus par les isla­mistes et se consi­dé­raient comme des « témoins » de la crise, manière d’affirmer le main­tien d’une présence para­doxale sur place. En outre, dans le contexte de cris­pa­tions poli­tiques gran­dis­santes autour de l’islam, leur enga­ge­ment poli­tique venait satis­faire un intérêt fran­çais pour la situa­tion algé­rienne. Consi­déré comme l’un des plus grands écri­vains algé­riens, Rachid Boud­jedra n’a pour­tant rencontré un large écho média­tique que dans les années 1990, en lien avec son fort enga­ge­ment anti-isla­miste, inté­res­sant non plus seule­ment les médias de gauche, mais égale­ment ceux de droite.

« L’exil, tout en bouleversant la vie intime et professionnelle de l’individu, ouvre un espace des possibles. »

Tristan Leper­lier

Cepen­dant la niche média­tique pouvait bien se trans­former en ghetto, inter­di­sant les écri­vains algé­riens d’être consi­dérés à égalité avec les écri­vains fran­çais. L’écrivaine Maïssa Bey se plaint ainsi d’avoir peiné à se faire recon­naître par le public fran­çais comme une écri­vaine à part entière, et non seule­ment comme un « témoin » de la crise que vivait son pays. Certains en viennent alors, en général après de longues années passées en France, à entiè­re­ment fran­ciser le propos de leurs romans, au risque de se noyer alors dans la masse d’auteurs fran­çais. Cas inverse, la franco-maro­caine Leila Slimani n’a jamais été consi­dérée autre­ment que comme une écri­vaine fran­çaise du fait du propos de ses romans : ce n’est qu’à la suite de cette recon­nais­sance (en parti­cu­lier après son prix Goncourt pour Chanson douce en 2016) qu’elle a ancré une partie de son propos poli­tique et litté­raire au Maroc (Sexe et Mensonges, 2017 ; Le Pays des autres, 2020)

Négocier avec des attentes éditoriales

On ne peut sous­crire à l’image de la « machine édito­riale à broyer les auteurs », comme l’écrivait le préfa­cier de L’Insurrection des saute­relles (Algérie littérature/​Action, 1999) de Hassan Bouab­dellah. Tout d’abord parce que la majeure partie des œuvres des écri­vains algé­riens est publiée chez de tous petits éditeurs qui, ne visant pas un grand public, ne cherchent pas et, au contraire, se refusent à demander à l’auteur de se conformer aux attentes suppo­sées de celui-ci. Dans le cas de plus grosses maisons d’édition, la rela­tion entre l’éditeur et l’écrivain (algé­rien) relève bien plutôt d’une négo­cia­tion à deux, rare­ment d’un rapport de force. À commencer par une raison simple : l’édi­teur, déjà débordé, ne donne pas suite si l’œuvre est trop éloi­gnée de ses attentes. 

En entre­tien, la jour­na­liste algé­rienne Malika Bous­souf explique avoir progres­si­ve­ment accepté, au cours de la rédac­tion de son texte puis au travers de la quatrième de couver­ture rédigée par son éditrice chez Calmann Levy, de ne plus écrire un « essai » mais un « témoi­gnage » de sa vie de mili­tante anti-isla­miste, en incluant des « flashs » auto­bio­gra­phiques qui le rendaient plus « vendable » pour l’éditeur. À l’inverse, la recherche édito­riale du spec­ta­cu­laire, en parti­cu­lier lors de la guerre civile des années 1990, peut conduire à un conflit avec l’auteur quand il est déjà plus installé dans le milieu litté­raire. Leïla Marouane explique avoir quitté Julliard pour Le Seuil parce que, après avoir insisté (en vain) pour qu’elle accepte un repor­tage de Paris Match qui risquait de la mettre à nouveau en danger de mort, son éditeur l’« obli­geait » selon elle à écrire sur l’Algérie, et dans un « registre précis », une « écri­ture fémi­nine, avec en sus Shéhé­ra­zade […] et la danse du ventre » (Le Quoti­dien d’Oran, 18 novembre 2001). L’attente exotique joue ici à plein.

Des écrivains toujours entre deux rives

En réalité, ce jeu de négo­cia­tions est le propre de tout écri­vain confronté, par le biais de son éditeur, aux contraintes du marché : l’écrivain est d’autant plus fragile dans cette négo­cia­tion qu’il est moins installé. Or, la parti­cu­la­rité des écri­vains algé­riens fran­co­phones est que, sans émigrer ou s’exiler, ils font déjà partie d’un espace litté­raire fran­co­phone centré à Paris et en connaissent déjà en partie les codes. La migra­tion ne provoque donc pas forcé­ment de rupture.

« Naviguant réellement et surtout symboliquement entre les deux rives de la Méditerranée, les écrivains algériens déjouent pourtant les pièges de l’« authenticité ». »

Tristan Leper­lier

La majo­rité des œuvres des écri­vains fran­co­phones non-fran­çais (pas seule­ment en Algérie) sont en fait des œuvres Janus, c’est-à-dire des œuvres qui s’adressent en même temps à un double public, national et inter­na­tional (fran­çais en fait). Cela appa­raît de manière tout à fait surpre­nante dans des œuvres publiées en Algérie même : on y trouve des expli­ca­tions cultu­relles ou lexi­co­gra­phiques, inutiles pour un lecteur algé­rien, parfois par le biais d’un person­nage d’étranger (par exemple de « beur ») permet­tant de donner ces expli­ca­tions de manière vrai­sem­blable, mais à un très impro­bable lecteur fran­çais. Cette atti­tude est beau­coup plus clai­re­ment assumée chez les arabo­phones : l’écrivain Tahar Ouettar disait écrire tout autant pour les Algé­riens que pour le Bahrein ou la Libye (Hori­zons, 12 décembre 1987).

L’« authenticité » : discours plus que réalité

Il convient donc de se méfier de l’apparente évidence d’une diffé­rence litté­raire et cultu­relle fonda­men­tale entre les pays. C’est sur cette pensée cultu­ra­liste qu’est fondée l’idée d’« authen­ti­cité » et de son opposé qu’est l’« aliénation ».
L’« authen­ti­cité » cultu­relle est d’ailleurs autant recher­chée dans le marché édito­rial fran­çais, qui souhaite faire « voyager » ses lecteurs, que dans le champ litté­raire d’origine. Fonda­men­tale depuis les années 1960 dans les pays déco­lo­nisés, cette théma­tique est jusqu’aujourd’hui au cœur des débats au sein des champs litté­raires post­co­lo­niaux. Jamais définie, il s’agit avant tout d’un argu­ment pour stig­ma­tiser les écri­vains qui publient à l’étranger et béné­fi­cient, pour cette raison, d’une plus forte recon­nais­sance dans le pays d’origine lui-même. Kamel Daoud esti­mait dans les années 1990 qu’il « ne peut y avoir de culture algé­rienne en exil en vérité », car elle est produite pour la
« consom­ma­tion de l’autre » (El Watan, 27 mai 1997). Aujourd’hui reconnu inter­na­tio­na­le­ment, il subit désor­mais les mêmes attaques.

Ni oppor­tu­nistes, ni entiè­re­ment soumis à un monde litté­raire dominé par Paris, les écri­vains algé­riens exilés en France, d’emblée inscrits dans un espace litté­raire fran­co­phone qui dépasse les fron­tières, ne modi­fient leurs pratiques litté­raires qu’à la marge et sur le long terme. Comme tout écri­vain, ils cherchent à jouer avec les contraintes du marché, mais d’un marché de niche lié à leur iden­ti­fi­ca­tion comme « algé­rien », « arabe », « musulman »… et égale­ment avec les critiques portées contre eux par leurs concur­rents au pays. Navi­guant réel­le­ment et surtout symbo­li­que­ment entre les deux rives de la Médi­ter­ranée, les écri­vains algé­riens déjouent pour­tant les pièges de l’« authenticité ».



Pour aller plus loin
L’auteur

Tristan Leper­lier est chargé de recherches au CNRS (UMR THALIM). Il est fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Tristan Leper­lier, « Écri­vains exilés, écri­vains exotiques ? Les Algé­riens en France. », in : Elsa Gomis, Perin Emel Yavuz et Fran­cesco Zucconi (dir.), Dossier « Les images migrent aussi », De facto [En ligne], 24 | Janvier 2021, mis en ligne le 29 Janvier. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/01/06/defacto-024–01/

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