Ouvrir les archives de l’Ofpra, replacer l’asile dans l’histoire de l’immigration

Aline Angoustures, historienne

L’Office français de protection des réfugiés et apatrides a décidé d’ouvrir ses archives aux chercheurs en 2010 pour la première fois depuis sa création, 58 ans auparavant. Aline Angoustures, aujourd’hui cheffe de la Mission histoire et exploitation des archives de l’Ofpra, a joué un rôle important dans cette ouverture. Dix ans après, elle en fait le bilan.

Formu­laire de demande de protec­tion de Carlos ESPLÁ RIZO (1895–1971), membre du gouver­ne­ment de la Seconde Répu­blique espa­gnole. Archives Ofpra/​ESP 3218.

Créé par la loi du 25 juillet 1952, l’Ofpra est un établis­se­ment public admi­nis­tratif en charge de l’ap­pli­ca­tion des textes rela­tifs à la recon­nais­sance de la qualité de réfugié, d’apa­tride et à l’ad­mis­sion à la protec­tion subsi­diaire. Impor­tant pays d’accueil, la France a mis du temps à ouvrir ces archives de l’asile aux historiens.

La diffi­culté d’accès à ces docu­ments a été souli­gnée par les cher­cheurs. Pour la contourner, certains ont obtenu des auto­ri­sa­tions excep­tion­nelles auprès de l’Ofpra comme Cathe­rine Gous­seff pour étudier les Russes des années 1920–1940, ou auprès de la Commis­sion des recours des réfu­giés (CRR) comme Gérard Noiriel, qui a pu travailler sur les recours de ceux dont la demande auprès de l’Ofpra n’avait pas abouti. 

D’autres, telle Karen Akoka, ont mené des entre­tiens ou consulté les archives d’un ancien Secré­taire général depuis resti­tuées à l’Ofpra. D’autres fonds d’archives se rappor­tant à l’asile étaient acces­sibles, comme ceux de l’Organisation inter­na­tio­nale des réfu­giés (OIR) aux Archives Natio­nales, ou les fonds du minis­tère des Affaires étran­gères, tutelle de l’Ofpra depuis sa créa­tion à 2010. Mais les premiers sont assez diffi­ciles à utiliser car triés sans logique scien­ti­fique et les seconds sont peu commodes à iden­ti­fier parce que les ques­tions d’asile sont restées en arrière-plan de l’activité diplo­ma­tique et ont relevé de direc­tions diffé­rentes du ministère.

L’accès aux archives de l’Ofpra

Les dossiers nomi­na­tifs des deman­deurs d’asile et réfu­giés consti­tuent l’essentiel des fonds (plus d’un million de dossiers). Sur support papier jusqu’en 2010, date de la mise en place de la déma­té­ria­li­sa­tion de la procé­dure, ils ne sont commu­ni­cables que 50 ans après la date d’enregistrement du dernier docu­ment au dossier (article 213–2 du Code du Patri­moine). Les archives concer­nant les réfu­giés Nansen (1924 ‑1952) sont donc acces­sibles. Elles ont été partiel­le­ment mises en ligne dans une salle de lecture virtuelle. Pour les dossiers non commu­ni­cables, une déro­ga­tion peut être accordée après déli­bé­ra­tion entre l’intérêt de la recherche et la protec­tion de la sécu­rité des personnes ou de leur vie privée. Les fichiers et bases de données ne sont donc pas acces­sibles aux cher­cheurs. C’est la Mission histoire et exploi­ta­tion des archives qui se charge des recherches, sur demande et souvent après un premier rendez-vous scientifique.

Les archives admi­nis­tra­tives sont acces­sibles direc­te­ment ou au terme de délais compris entre 25 et 50 ans après la date du docu­ment. Elles sont en cours de clas­se­ment et descrip­tion mais d’ores et déjà les inven­taires sont dispo­nibles en salle de lecture. Elles ont malheu­reu­se­ment subi beau­coup de pertes, compen­sées par une collecte d’archives orales filmées.

« Je sors de cette expérience convaincue qu’il faut ouvrir les archives de l’Ofpra à la recherche »

Aline Angous­tures

Je suis fonc­tion­naire à la CRR dans les années 1990 lorsque la ques­tion des archives de l’immigration fait l’objet d’une atten­tion nouvelle en France. Dans ce corpus, les archives des migra­tions forcées ou des réfu­giés et des poli­tiques d’asile ne sont pas toujours visibles, ni prio­ri­taires. L’historiographie du moment s’inscrivait dans la conti­nuité des enga­ge­ments contre la guerre d’Algérie, donc sur les archives concer­nant les migrants d’Afrique du Nord et, par voie de consé­quence, les migra­tions écono­miques — plutôt que poli­tiques. Les précur­seurs de l’histoire de l’asile, telle Dzovinar Kévo­nian, sont rares.

Je suis égale­ment histo­rienne. J’ai soutenu ma thèse sur l’histoire de l’Espagne sous la direc­tion de Pierre Milza, l’un des pion­niers de l’histoire de l’immigration. Grâce à cette double casquette de prati­cienne et de cher­cheuse, je décide de travailler sur les réfu­giés de la guerre civile espa­gnole dans les archives de l’Ofpra et j’obtiens l’un de ces accès très déro­ga­toires — et privi­lé­giés — aux archives de l’organisation. Je sors de cette expé­rience convaincue qu’il faut ouvrir ces archives à la recherche du fait de leur richesse et de leur apport à l’étude de l’asile en France. Je présente donc une propo­si­tion à la direc­tion de l’établissement. 

La première étape a été de s’assurer de la commu­ni­ca­bi­lité de ces fonds très protégés, puisque la loi créant l’Ofpra dispose que ses archives sont invio­lables et que le Conseil consti­tu­tionnel a donné à la confi­den­tia­lité des dossiers nomi­na­tifs une valeur de « garantie essen­tielle du droit d’asile, prin­cipe de valeur consti­tu­tion­nelle »1. Cette commu­ni­ca­bi­lité, au terme d’un délai de 50 ans, s’accompagne de mesures de protec­tion : les instru­ments de recherche nomi­na­tifs ne sont pas direc­te­ment acces­sibles et l’Ofpra assure la conser­va­tion et la gestion de la commu­ni­ca­tion de ses propres fonds (c’est le rôle de la Mission histoire et exploi­ta­tion des archives que je dirige), en déro­ga­tion à la règle commune de verse­ment aux Archives nationales.

La deuxième étape a été de convaincre cette insti­tu­tion de l’intérêt de valo­riser ses archives, alors que ce n’est pas sa mission. Je me suis beau­coup appuyée sur la valo­ri­sa­tion, le prêt d’archives pour des expo­si­tions, la publi­ca­tion de plaquettes, la mise en avant de réfu­giés célèbres, comme le peintre Marc Chagall ou l’actrice Maria Casarès. Puis, nous avons mis en place un Comité d’histoire qui, depuis 2010, accom­pagne et conseille les cher­cheurs et les étudiants, et orga­nise des travaux scien­ti­fiques, ouvrant ainsi le champ de ce que nous appe­lons « l’administration de l’asile ».

Plus d’un million de personnes protégées au titre de l’asile depuis les années 1920

Mon expé­rience de prati­cienne à la CRR m’a été précieuse autant que le fait d’être histo­rienne car, avant d’ouvrir les archives de l’institution, il a fallu les explorer dans leur ensemble et surtout les contextualiser.

Les archives de l’Ofpra repré­sentent environ 10 kilo­mètres linéaires de docu­ments et remontent — pour les plus anciennes — à l’administration de la protec­tion des béné­fi­ciaires du premier statut de réfugié inter­na­tional créé en 1922 avec le passe­port Nansen.

Les dossiers nomi­na­tifs des deman­deurs d’asile et des réfu­giés, prin­ci­pales archives de nos fonds, illus­trent les deux grandes missions de l’Ofpra. La première est l’instruction des demandes d’asile qui commence par un docu­ment appelé « formu­laire de demande d’enregistrement (ou de protec­tion) ». Les premiers datent des années 1930 et ne font qu’une seule page jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il n’en fallait pas plus pour décliner l’identité, la prove­nance et l’état civil du réfugié : nous sommes encore à la période du statut Nansen et les réfu­giés sont définis par groupes natio­naux ayant perdu la protec­tion de leur État d’origine. Les Russes exilés sont les premiers à en béné­fi­cier, déchus de leur citoyen­neté par le régime bolchévique.

Après 1945, le formu­laire s’étoffe de nouvelles ques­tions sur les causes et dates du départ du pays, mais surtout sur la raison de la demande de protec­tion. Cette moti­va­tion prend de plus en plus d’importance avec la conven­tion de Genève adoptée en 1951, dont l’article 1er A2 définit le réfugié comme une personne « crai­gnant avec raison d’être persé­cutée du fait de sa race, de sa reli­gion, de sa natio­na­lité, de son appar­te­nance à un certain groupe social ou de ses opinions poli­tiques, se trouve hors du pays dont elle a la natio­na­lité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protec­tion de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de natio­na­lité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa rési­dence habi­tuelle à la suite de tels évène­ments, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ». Les formu­laires sont parfois bilingues ou rédigés entiè­re­ment dans une langue étran­gère car, jusqu’aux années 1970, les agents sont eux-mêmes des réfu­giés. Le nombre de pages s’accroit au fil du temps et, aujourd’hui, le formu­laire compte 16 pages et est uniformisé.

Il s’y ajoute parfois des récits sur papier libre et des pièces justi­fi­ca­tives. L’entretien oral est un élément essen­tiel de cette instruc­tion mais les traces écrites de cet échange sont rares, voire inexis­tantes, jusque dans les années 1970. Depuis les années 2000, un compte-rendu d’entretien est présent ainsi qu’un enre­gis­tre­ment audio depuis 2015. En cas de rejet de la demande, on trouve les éléments sur le recours déposé auprès de la CRR (devenue Cour natio­nale du droit d’asile en 2000).

Le dossier est beau­coup plus consé­quent si le deman­deur est déclaré réfugié car il contient des docu­ments rela­tifs à la deuxième grande mission de l’Office : l’exercice de la protec­tion, mani­festée notam­ment par la déli­vrance de docu­ments néces­saires à la vie civile, sociale et profes­sion­nelle du réfugié.

Il y a d’abord le « certi­ficat de réfugié », régu­liè­re­ment renou­velé et porteur d’une photo­gra­phie, mais qui sera supprimé en 2004. Le dossier comprend aussi toutes les pièces d’état civil ayant valeur d’actes authen­tiques établies pour le réfugié pendant la durée de son statut. Un certain nombre d’attestations produites par l’Ofpra peuvent enfin être présentes, comme les attes­ta­tions desti­nées aux auto­rités alle­mandes pour l’indemnisation des victimes du nazisme. Le dossier est clos quand la personne perd ou renonce à son statut.

Les archives admi­nis­tra­tives attestent du fonc­tion­ne­ment de l’institution. On y trouve notam­ment des rapports d’activité et des outils de travail essen­tiels pour l’analyse des dossiers. Les fonc­tion­naires de l’Ofpra recueillent ainsi des infor­ma­tions sur les pays d’origine et sur le droit, comme par exemple le refus de la déli­vrance du statut de réfugié aux auteurs et complices de crimes contre l’humanité, exclus de la Conven­tion de Genève.

Ces archives admi­nis­tra­tives permettent aussi d’écrire l’histoire de l’institution et de répondre à de nombreuses ques­tions. Quelle a été l’insertion dans l’administration fran­çaise d’une insti­tu­tion héri­tière d’anciens consu­lats et d’une mission de droit inter­na­tional ? Quelle est sa place dans les instances euro­péennes et les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales ? Comment s’est constitué un réseau des acteurs de l’asile ?

La réponse apportée aux demandeurs par l’institution : un sujet au cœur de la recherche sur la catégorie de réfugié

Il est impor­tant de retenir que ce ne sont pas des archives sur la poli­tique d’immigration ou sur les étran­gers en France, mais sur l’exercice du droit d’asile et les personnes qui s’en sont récla­mées. À ce premier niveau — qui demande l’asile ? —, elles permettent des travaux sur la nature des demandes d’asile (prove­nance, origines sociales ou régio­nales, argu­men­taires déployés). Au deuxième niveau, les archives permettent d’affiner l’étude de la réponse apportée aux deman­deurs — une étude qui est au cœur des ques­tion­ne­ments de la recherche sur la caté­gorie de réfugié. Au troi­sième niveau, les archives permettent un travail impor­tant sur le parcours d’intégration des réfugiés.

Grâce aux travaux de recherche engagés depuis l’ouverture des archives de l’Ofpra en 2010, la connais­sance du fonc­tion­ne­ment de l’asile en France a beau­coup progressé et de nouveaux chan­tiers sont ouverts sur la place de l’asile dans l’immigration, les inter­ac­tions entre les groupes de réfu­giés et les insti­tu­tions de l’asile ou les rela­tions de la pratique de l’asile avec les évolu­tions des droits de l’Homme, de la géopo­li­tique, des ques­tions de souve­rai­neté et d’intégration. Les archives nous montrent que cette complexité et cette mise en tension a eu des réper­cus­sions impor­tantes sur une insti­tu­tion qui a su s’adapter à ces évolu­tions depuis son origine.

1 Déci­sion n°97–389 DC du 22 avril 1997.

Pour aller plus loin
  • Aline Angous­tures, Dzovinar Kévo­nian et Claire Moura­dian (dir.), Réfu­giés et apatrides. Admi­nis­trer l’asile en France (1920–1960), Rennes, Presses univer­si­taires de Rennes, Comité d’histoire de l’Ofpra, 2017.
  • Aline Angous­tures et Adélaïde Choisnet, « Le cas de l’Ofpra : les défis de l’ouverture d’archives proté­gées », Archives et trans­pa­rence, une ambi­tion citoyenne, La Gazette des archives, n° 255, 2019–3.
  • Aline Angous­tures, « L’OFPRA et le trai­te­ment des demandes d’asile des Chiliens en France », Hommes & Migra­tions, n°1305, 2014/​1, p. 59–68.
  • Aline Angous­tures. « Les réfu­giés espa­gnols en France de 1945 à 1981 », Revue d’histoire moderne et contem­po­raine, tome 44, n°3, juil.-sept. 1997. p. 457–483.
  • Dzovinar Kévo­nian, Aline Angous­tures (dir.), Dossier « Réfu­giés, sujets d’une histoire globale », Monde(s), n°15, 2019/​1, 218 p.

Sur les orien­ta­tions de l’historiographie en matière d’histoire de l’immigration :

  • Gérard Noiriel, « Histoire de l’immigration en France. État des lieux, pers­pec­tives d’avenir », Hommes et migra­tions, n°1255, mai-juin 2005, p.38–48.
L’auteure

Aline Angous­tures est cheffe de la Mission histoire et archives de l’Ofpra et membre asso­ciée de l’Institut des sciences sociales du poli­tique (ISP).

Citer cet article

Aline Angous­tures, « Ouvrir les archives de l’Ofpra, replacer l’asile dans l’histoire de l’immigration », in : Antonin Durand (dir.), Dossier « Aux sources de la migra­tion », De facto, n°22, oct. 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/10/08/defacto-022–01/

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