« En Inde, un confinement qui n’en finit plus provoque une crise humanitaire majeure », tribune de Christine Moliner pour De facto, 18 juin 2020

Christine Moliner, anthropologue

L’Inde se place aujourd’hui en quatrième place des pays les plus touchés par la pandémie de Covid-19, avec près de 367 000 personnes infectées, bien que le nombre des décès (plus de 12 000) soit moins lourd que dans beaucoup d’autres pays. Le 24 mars, le premier ministre Narendra Modi a mis en place un confinement très strict, prolongé à deux reprises et en vigueur jusqu’en fin mai, pour limiter la contagion mais dont les conséquences se sont révélées dévastatrices pour les populations les plus vulnérables, en particulier les migrants saisonniers et les travailleurs du secteur informel.

Des travailleurs migrants et leurs familles attendent de monter dans des bus pour se rendre dans leur État d’ori­gine, le Bihar, pendant un arrêt prolongé pour ralentir la propa­ga­tion de la maladie à coro­na­virus (COVID-19), à Ghaziabad, dans la banlieue de New Delhi. Crédit : A. K. Singh. Source : Twitter

Ce que l’intellectuelle indienne Arund­hati Roy qualifie de « plus gigan­tesque et plus punitif confi­ne­ment de la planète » a été mis en place par le pouvoir central dans la plus grande préci­pi­ta­tion, sans concer­ta­tion avec les 27 États qui consti­tuent la Fédé­ra­tion indienne et sans prendre en compte les spéci­fi­cités socio-écono­miques d’un pays où le secteur informel repré­sente plus de 90 % des emplois et où la mobi­lité saison­nière s’apparente à une stra­tégie de survie pour les ruraux les plus pauvres. Entré en vigueur quatre heures seule­ment après son annonce offi­cielle, le lock­down (confi­ne­ment) jette immé­dia­te­ment sur les routes des centaines de milliers de travailleurs migrants désor­mais sans travail et donc sans ressource, tentant de rejoindre le plus souvent à pied leur région d’origine. Deux mois plus tard, ils sont proba­ble­ment des millions.

À la faveur de cette crise, l’opinion publique – les classes moyennes, plus exac­te­ment — et les médias indiens semblent décou­vrir l’existence de ces millions de travailleurs large­ment invi­si­bi­lisés, sur lesquels repose pour­tant tout l’édifice écono­mique du pays. La pandémie sert alors de révé­la­teur des profondes inéga­lités de classe et de caste ainsi que des lignes de frac­tures de la société indienne. Grands oubliés des poli­tiques publiques avant la pandémie, les migrants internes semblent condamnés à jouer le rôle de variable d’ajustement struc­turel de la crise en cours.

Secteur informel et migrations de travail en Inde

On ne peut mesurer les consé­quences de cette crise inédite sans connaître l’ampleur des circu­la­tions internes et des migra­tions de travail en Inde, un phéno­mène qui touche 139 millions de personnes, selon le recen­se­ment de 2011. Bien loin du mythe orien­ta­liste d’une société immo­bile et immuable, le pays connaît d’importants mouve­ments migra­toires locaux, régio­naux et inter­na­tio­naux depuis l’Antiquité, mais ce sont les réformes écono­miques néo-libé­rales des années 1990 qui font prendre une ampleur sans précé­dent aux migra­tions saison­nières et rendent le marché du travail plus informel. Concen­trée dans les villes, au détri­ment des campagnes où vit pour­tant 65% de la popu­la­tion, et dans certains États (l’Ouest et le Sud), la crois­sance écono­mique repose sur la vita­lité de deux secteurs — les services et la construc­tion — qui emploient une main‑d’œuvre abon­dante, bon marché, flexible et saison­nière –essen­tiel­le­ment composée de travailleurs migrants.

Issus prin­ci­pa­le­ment des groupes sociaux les plus dominés et les plus fragiles écono­mi­que­ment, Dalits (ex-intou­chables), Adivasis (popu­la­tions tribales) et paysans sans terre, ils sont origi­naires des États les plus pauvres, situés dans le Centre et l’Est du pays (Bihar et Uttar Pradesh, Utta­ra­khand, Madhya Pradesh, Bengale Occi­dental). Chaque année, ils partent louer leur force de travail quelques mois durant dans les grandes villes (Delhi, Mumbai, Chennai et Banga­lore, qui en attirent le plus grand nombre) ou dans des villes plus modestes à proxi­mité de chez eux, avant de rentrer dans leur village d’origine.

Les condi­tions d’emploi et de vie, qui leur sont impo­sées, ne leur permettent pas, en effet, d’accéder à une véri­table mobi­lité sociale ni de se faire une place en ville. Leur condi­tion de migrants tempo­raires les rend très vulné­rables à des dyna­miques de margi­na­li­sa­tion et d’exclusion. Sur le plan poli­tique, ils n’ont aucun poids puisqu’ils ne votent pas sur place mais dans leur État d’origine. Ils sont en outre pris pour cible par des mouve­ments poli­tiques qui voient dans les travailleurs migrants une menace pour l’emploi local et l’identité régionale.

Sur un plan socio-écono­mique, ils n’ont pas accès aux pres­ta­tions sociales qui jouent un rôle majeur dans la réduc­tion de la pauvreté. Ainsi, la carte de ration­ne­ment, qui permet d’acheter à un prix subven­tionné des denrées alimen­taires de base dans des boutiques d’État, ne fonc­tionne que dans leur État d’origine. Ils sont égale­ment les laissez pour compte de la four­ni­ture des services de base, tels que l’eau courante, l’assainissement et les toilettes, qui dépend large­ment de l’insertion dans des réseaux sociaux de quar­tier. Les poli­tiques d’aménagement urbain, et notam­ment la Smart Cities Mission lancée par le gouver­ne­ment central en 2015, ignorent systé­ma­ti­que­ment les travailleurs migrants, invi­si­bi­lisés et repoussés vers les marges des villes. Ces poli­tiques urbaines se traduisent par des condi­tions de loge­ment extrê­me­ment précaires : certains vivent sur leur lieu de travail (ils dorment dans un coin de la boutique ou du restau­rant, où ils travaillent dans la journée, dans leur usine, parmi des machines poten­tiel­le­ment dange­reuses) ; d’autres, dans des bidon­villes en péri­phérie des centres urbains, où ils paient un loyer pour des cabanes insa­lubres et exigües (jhuggi-jhopri) ; ou dans des campe­ments en plein air, sous des ponts routiers, sur le trot­toir ou le long de voies de chemin de fer.

Enfin, le carac­tère informel de leur travail rend presque impos­sible toute mobi­li­sa­tion collec­tive et les prive de repré­sen­ta­tion syndi­cale comme de protec­tion sociale.

Les travailleurs migrants, premières victimes du confinement

La vulné­ra­bi­lité de ces exclus de l’intérieur se trouve décu­plée par les effets du confi­ne­ment : l’arrêt total de l’activité écono­mique et la ferme­ture des usines, boutiques, restau­rants et chan­tiers de construc­tion les ont privés de leur emploi et, malgré des direc­tives de l’État central, les employeurs ont aussitôt cessé de verser les salaires. La sécu­rité alimen­taire des migrants saison­niers s’est vite trouvée menacée, dans un pays qui se classe au 102e rang sur 117 pays dans l’Indice de la faim dans le monde. Tandis que les Indiens de la classe moyenne se préci­pitent dans leurs boutiques de quar­tier pour acheter des denrées alimen­taires, la plupart des travailleurs migrants, qui envoient une part impor­tante de leur revenu à la famille restée au village, n’ont pas les ressources suffi­santes pour se consti­tuer des stocks de nourriture.

Affamés, sans loge­ment car inca­pables de payer désor­mais leur loyer, beau­coup d’entre eux tentent déses­pé­ré­ment de rentrer chez eux, et, faute de trans­ports publics, parcourent à pied des centaines de kilo­mètres, livrés à eux-mêmes. Docu­menté dès le début par des jour­na­listes ou de simples citoyens, cet exode évoque imman­qua­ble­ment dans l’imaginaire indien celui provoqué par la parti­tion de l’Inde britan­nique en 1947 dont les violences de masse ont jeté sur les routes 20 millions de réfu­giés. Pas une semaine ne s’est écoulée depuis le début du confi­ne­ment sans que les médias indiens ne rapportent les drames qui se jouent sur les routes : des migrants et leurs familles mourant de faim, de déshy­dra­ta­tion et d’épuisement, victimes d’accidents de la circu­la­tion, renversés par des véhi­cules ou tués lors d’une colli­sion impli­quant le camion qui les transporte.

Dans ce contexte, la violence struc­tu­relle de l’État à l’égard des plus pauvres continue à s’exercer. Elle est cette fois justi­fiée par la néces­sité de faire respecter le confi­ne­ment par des foules de travailleurs migrants jugés indis­ci­plinés par nature et repré­sen­tant une menace sani­taire. Des centaines de travailleurs migrants de retour en Uttar Pradesh, leur État d’ori­gine, y ont été ainsi aspergés d’un désin­fec­tant indus­triel par la police de Bareilly ; d’autres, après avoir parcouru 200 km à pied en direc­tion de leur village d’ori­gine situé au Bihar, sont renvoyés en bus à leur point de départ, au Pendjab, plutôt que de les amener à destination.

Comme le relève le socio­logue David Picherit, les travailleurs migrants sont soumis à une injonc­tion contra­dic­toire : stay home, stay safe, « restez chez soi », un chez soi qui se situe dans leur village d’origine, où ils peuvent s’appuyer sur des réseaux d’entre-aide et de soli­da­rité. Avant la pandémie, le retour au village était la norme, leur présence en ville n’étant tolérée que sur une base saison­nière. Désor­mais, tout en affré­tant quelques trains en nombre très insuf­fi­sants, l’État met tous les moyens à sa dispo­si­tion pour entraver leur mobi­lité et retenir contre son gré, dans les marges urbaines, une main‑d’œuvre plus précaire et vulné­rable qu’auparavant, plus facile à exploiter aussi – et l’abolition récente du code du travail, avec notam­ment le relè­ve­ment du plafond du travail hebdo­ma­daire à 72 heures, dans plusieurs États de l’Inde, dont l’Uttar Pradesh, est un signe qui ne trompe pas.

Pour aller plus loin
L’auteure

Chris­tine Moliner est Asso­ciate Professor à OP. Jindal Global Univer­sity (Haryana, Inde). Elle est fellow de l’Ins­titut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Chris­tine Moliner, « En Inde, un confi­ne­ment qui n’en finit plus provoque une crise huma­ni­taire majeure », De facto [En ligne], Tribunes, mis en ligne le 18 juin 2020. URL : https://​www​.icmi​gra​tions​.cnrs​.fr/​2​0​2​0​/​0​6​/​1​8​/​d​e​f​a​c​t​o​-​t​r​i​b​u​n​es-02/

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