Les sciences sociales mobilisées contre la pandémie

Entretien avec Laëtitia Atlani-Duault, anthropologue, 
par François Héran

Pour juguler la propagation du Covid-19 et intensifier la recherche sur le virus, les autorités françaises ont mis sur pied un Conseil scientifique Covid-19, présidé par Jean-François Delfraissy, ainsi qu’un Comité Analyse, recherche et expertise (Care), présidé par Françoise Barré-Sinoussi. Fait remarquable, les sciences humaines et sociales y sont représentées aux côtés des disciplines expérimentales et cliniques. L’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault siège dans les deux instances. Elle a bien voulu répondre aux questions de De Facto.

La Faculté des Sciences, par Jules Blan­chard, salle des Auto­rités de la Sorbonne (1889). Crédit : F. Héran

Vous siégez dans les deux instances scien­ti­fiques qui conseillent les auto­rités fran­çaises au plus haut niveau (Élysée, Mati­gnon, minis­tère de la Santé) pour affronter la pandémie du Covid-19. Par défi­ni­tion, un conseil ou un comité scien­ti­fique ne prend pas de déci­sion : il rend des avis ou énonce des recom­man­da­tions en s’appuyant sur des données aussi fiables que possible. Son auto­rité tient à la somme des compé­tences accu­mu­lées et, j’imagine aussi, à son mode collé­gial de fonc­tion­ne­ment. Pouvez-vous nous expli­quer pour­quoi le Conseil scien­ti­fique Covid-19 s’est doublé plus récem­ment du Care ? À quels besoins répondent-ils respec­ti­ve­ment ? Travaillent-ils sur des hori­zons diffé­rents ? Mobi­lisent-ils diffé­rem­ment le monde de la recherche ?

Les mandats du Conseil scien­ti­fique Covid-19, présidé par Jean-Fran­çois Delfraissy, et du Groupe Care, présidé par Fran­çois Barré-Sinoussi, sont très diffé­rents, et ils sont complé­men­taires. Le premier, le Conseil scien­ti­fique a pour mandat d’éclairer la déci­sion publique dans sa lutte contre l’épidémie de Covid-19, sur la base de l’état de l’épidémie et des connais­sances scien­ti­fiques dispo­nibles, en toute humi­lité et sur la base de connais­sances scien­ti­fiques forcé­ment incer­taines et mouvantes face à un nouveau virus. Le second, le Groupe Care, est tota­le­ment dédié aux projets de recherche sur le Covid-19 : il a pour mission d’éclairer les minis­tères de la Recherche et de la Santé sur les projets de recherche en cours ou en cours de montage, et sur les approches inno­vantes scien­ti­fiques et les prio­rités de recherche qu’il convien­drait de soutenir en prio­rité pour lutter le plus effi­ca­ce­ment possible contre ce virus. 

Tant le Conseil scien­ti­fique que le Groupe Care font appel au monde de la recherche bien au-delà de leurs membres respec­tifs. Le Conseil scien­ti­fique a ainsi pu béné­fi­cier d’une analyse de l’Institut Conver­gences Migra­tions sur les immi­grés en situa­tion de grande préca­rité face au Covid-19, qui a permis de nourrir ses derniers avis, en parti­cu­lier sur le sujet de la grande préca­rité face au Covid-19. Je tiens à souli­gner que, tant au sein du Conseil scien­ti­fique Covid-19 et que du Groupe Care, les avis rendus se nour­rissent des diffé­rences de point de vue de ses membres, qui s’expriment tous sur l’ensemble des sujets, et font une part impor­tante à des problé­ma­tiques venant du champ des sciences humaines et sociales (SHS).

Quand les sciences du vivant ou les sciences physiques recourent aux SHS, c’est souvent à titre auxi­liaire, par exemple pour étudier les résis­tances des popu­la­tions au progrès médical. Mais, dans le cas présent, les SHS ne doivent-elles pas aller plus loin ? Nous aident-elles à comprendre les méca­nismes de propa­ga­tion des virus et, a contrario, à mieux saisir la nature des liens sociaux en temps ordi­naire ? Au-delà de l’urgence actuelle, peut-on déjà tirer parti de la crise pour envi­sager des modèles alter­na­tifs d’organisation sociale et d’organisation écono­mique, ou s’agit-il de spécu­la­tions préma­tu­rées à ce stade ? Autre­ment dit, quel est, selon vous, le rôle des cher­cheurs en sciences sociales dans le conseil Covid-19 ?

La pandémie modifie en profon­deur la vie sociale et écono­mique du pays. Le Conseil scien­ti­fique Covid-19, dans lequel nous sommes deux, avec mon collègue socio­logue Daniel Bena­mouzig, à venir des SHS, a récem­ment appelé à de nouvelles recherches amélio­rant la connais­sance de la société fran­çaise face à l’épidémie : « Paral­lè­le­ment aux recherches conduites dans d’autres domaines, fonda­men­taux ou cliniques notam­ment, une initia­tive de recherche ambi­tieuse et de grande ampleur doit être orientée vers les sciences humaines, sociales, écono­miques et compor­te­men­tales, ainsi que vers tous modes de connais­sance suscep­tibles de produire des éléments utiles sur les rapports des fran­çais à l’épidémie » (avis du 23 mars). Les sciences humaines et sociales, qu’elles se situent ou non dans le dialogue et dans l’interdisciplinarité avec les sciences médi­cales et les sciences de la vie, contri­buent à la connais­sance et la compré­hen­sion de l’épidémie, des chan­ge­ments qu’elle induit, de leurs origines, de leur ampleur, de leurs spéci­fi­cités et de leurs effets.

Avec Daniel, nous sommes très atten­tifs à rappeler, à chaque fois que néces­saire, qu’elles éclairent les acteurs de la vie collec­tive dans un contexte sensible et incer­tain et permettent de préparer les périodes à venir, qui seront marquées par les effets de l’épidémie. Car l’épidémie percute les formes de vie ordi­naires de la société fran­çaise comme de toutes les sociétés des pays touchés par l’épidémie. Les multiples manières dont nos conci­toyens ont été placés face à l’épidémie offrent un large champ de recherche se rappor­tant aux réac­tions obser­vées face aux signaux dispo­nibles, aux sources d’information, à leur crédi­bi­lité, à leurs contra­dic­tions, aux réac­tions ou émotions qu’elles ont susci­tées, notam­ment en termes de sidé­ra­tion, de confiance, de colère ou de défiance. 

En amont, ces réac­tions posent la ques­tion de la prépa­ra­tion à ce type d’évènement, en termes d’éducation, d’expériences préa­lables, de pros­pec­tive ou d’information. Les mesures prises pour faire face à l’épidémie sont aussi l’objet de nombreux ques­tion­ne­ments sur les compor­te­ments, les repré­sen­ta­tions, l’adhésion ou les diffi­cultés rencon­trées. Certaines mesures portent atteinte aux libertés publiques et mobi­lisent diverses formes de contraintes, qui doivent être étudiées comme telles, du point de vue de leurs prin­cipes, de leurs moda­lités et de leurs effets. Plus géné­ra­le­ment, le contexte épidé­mique soulève des ques­tions liées à d’importants prin­cipes, comme ceux soli­da­rité, de liberté, de vie privée ou de civisme, qui s’expriment jusque dans les compor­te­ments de chacun. L’ensemble des formes de socia­bi­lité s’en trouvent chan­gées, non sans adap­ta­tions ni innovations.

Bien d’autres sujets sont impor­tants comme nous le rappe­lons très régu­liè­re­ment avec Daniel Bena­mouzig. Pour ne donner qu’un autre exemple, l‘épidémie donne lieu actuel­le­ment à une forte réor­ga­ni­sa­tion des services de santé. Cette dernière inter­roge les condi­tions anté­rieures à l’épidémie, à ses finan­ce­ments, sa régu­la­tion ou son maillage terri­to­rial. La réor­ga­ni­sa­tion ques­tionne la place des acteurs du système de santé, des instances de régu­la­tion, natio­nales et régio­nales, des person­nels admi­nis­tra­tifs ou profes­sion­nels. Elle associe de manière plus ou moins cohé­rente une grande variété d’acteurs et d’organisations, à commencer par les services hospi­ta­liers, les Ehpad, la méde­cine géné­rale et l’ensemble des insti­tu­tions et profes­sions de santé. Parmi les acteurs de santé, les indus­tries du médi­ca­ment s’impliquent dans la recherche et l’innovation pour proposer des thérapeutiques. 

Les pratiques de soins sont mises à rude épreuve dans des contextes d’urgence, de fatigue, de défi­ni­tion de prio­rité voire de tri. Ces pratiques concernent des patients touchés par l’épidémie ou par d’autres patho­lo­gies, notam­ment chro­niques ou psychia­triques. Souvent éloi­gnés de leur entou­rage, les patients ont des droits dont l’exercice est limité dans le contexte épidé­mique, en matière de soins comme de recherche, parfois aux dépens de la démo­cratie sani­taire et de la parti­ci­pa­tion de patients ou d’associations de patients.

Un thème récur­rent du débat public, alimenté parfois par des tribunes de cher­cheurs, est l’ampleur des inéga­lités sociales révé­lées par la pandémie et ce, à plusieurs niveaux : l’exposition inégale à la maladie (on songe aux popu­la­tions vulné­rables, aux handi­capés, aux mal-logés, aux migrants qui, pour toutes sortes de raison, n’ont pas achevé leur instal­la­tion en France…), mais aussi l’effet variable des mesures de confi­ne­ment selon qu’on peut travailler à distance ou que l’on exerce un métier consis­tant à mani­puler physi­que­ment les corps et les matières pour main­tenir la collec­ti­vité en état de marche. Comment le Conseil scien­ti­fique Covid-19 aborde-t-il ces ques­tions ? À titre plus personnel, quel sens donnez-vous à votre propre contribution ?

L’épidémie révèle ou accentue en effet forte­ment les inéga­lités sociales. Dès les phases initiales, l’accès à l’information et à la compré­hen­sion de l’épidémie ne sont pas équi­va­lents. Les moyens d’y faire face non plus, qu’il s’agisse des condi­tions de loge­ment et de confi­ne­ment, de l’adaptation au travail, de l’organisation fami­liale, des possi­bi­lités de dépla­ce­ment ainsi que de l’insécurité écono­mique. L’inégalité face aux risques sani­taires, voire à l’accès aux soins accen­tuent ces inéga­lités. Elles se concentrent dans certains segments parti­cu­liè­re­ment vulné­rables de la société, en raison de l’âge, de l’état de santé, du handicap, des revenus, du loge­ment ou de l’absence de loge­ment. Des popu­la­tions font en outre l’objet de percep­tions problé­ma­tiques, voire de stigmatisation.

Dans son dernier avis, rendu le 2 avril, le Conseil scien­ti­fique Covid-19 note que « pour ceux vivant en situa­tion de grande préca­rité, les condi­tions de vie sont extrê­me­ment diver­si­fiées (vivant en hôtels sociaux, squats, CADA, loge­ment sur-occupé, etc.) et cette hété­ro­gé­néité doit être prise en compte dans l’assistance qui doit leur être prodi­guée en temps d’épidémie. Il n’empêche qu’elles sont toutes fragiles tant face à l’épidémie elle-même qu’aux mesures prises par les auto­rités, en parti­cu­lier le confi­ne­ment ». Le Conseil scien­ti­fique souligne que « Le rassem­ble­ment dans des espaces collec­tifs (de type gymnases, etc.) de personnes vivant en situa­tion de grande préca­rité et non infec­tées par le Covid-19 ne se justifie en rien ; il présente au contraire un risque épidé­mique majeur tant pour les personnes rassem­blées que pour l’ensemble de la popu­la­tion. Il est donc à pros­crire. »

Dans ce même avis, le Conseil scien­ti­fique recom­mande que « Les personnes en situa­tion de grande préca­rité et non conta­mi­nées doivent pouvoir, comme l’ensemble de la popu­la­tion, vivre le confi­ne­ment dans des habi­tats indi­vi­duels ou fami­liaux, et donc non collec­tifs. Il est par consé­quent conseillé que toutes les solu­tions d’hébergements publics et privés soient mobi­li­sées pour cela (immeubles collec­tifs vacants, centres de tourisme, rési­dences hôte­lières et univer­si­taires, hôtels et appar­te­ments de loca­tions saison­nières mis à dispo­si­tion par les proprié­taires solli­cités ou réqui­si­tionnés, etc.). La promo­tion du « loge­ment d’abord » doit être le prin­cipe direc­teur : un loge­ment ou un accès à des centres d’hébergement permet­tant des chambres indi­vi­duelles pour tous limite le risque épidé­mique, tant pour les personnes vivant dans la grande préca­rité que pour la popu­la­tion géné­rale ».

Enfin, l’avis souligne parmi ses recom­man­da­tions que « les personnes de natio­na­lité étran­gère dans l’at­tente d’un docu­ment de séjour ou de son renou­vel­le­ment, pour certaines en situa­tion de grande préca­rité, doivent pouvoir béné­fi­cier d’un report des procé­dures qui y sont liées pendant la durée de l’état d’ur­gence sani­taire afin de pouvoir vivre le confi­ne­ment dans les meilleures condi­tions possibles, comme cela a été prévu par l’or­don­nance n° 2020-328 du 25 mars 2020 portant prolon­ga­tion de la durée de vali­dité des docu­ments de séjour ».

Biographie

Laëtitia Atlani-Duault est anthro­po­logue, Direc­trice de recherche à l’IRD (Ceped, Univer­sité Paris V) et Direc­trice scien­ti­fique de la Fonda­tion Maison des sciences de l’homme (FMSH), en charge de son Pôle Recherche. Elle est égale­ment Profes­seur affi­liée à la Mailman School of Public Health de l’Université Columbia, à New York. Laëtitia Atlani-Duault est fellow de l’Ins­titut Conver­gences Migrations.

Elle a reçu la médaille de bronze du CNRS pour ses recherches en anthro­po­logie critique de l’aide huma­ni­taire. Ses travaux s’articulent autour de deux axes : 1) L’impact sociétal des crises sani­taires et huma­ni­taires, dont notam­ment — mais pas unique­ment — épidé­miques (VIH/​Sida, H1N1, Ebola, et aujourd’hui Covid-19), et 2) La fabrique et la gouver­nance des réponses tant gouver­ne­men­tales que non gouver­ne­men­tales (en parti­cu­lier onusiennes) qui sont appor­tées à ces crises sani­taires et humanitaires.

Elle a été récem­ment Visi­ting Professor en santé publique à l’Université Columbia de New York avant de rentrer en France en 2018 pour prendre la direc­tion scien­ti­fique de la FMSH. Laëtitia Atlani-Duault est un des membres fonda­teurs du conseil scien­ti­fique de Reac­ting (Inserm/​AVIESAN) chargé de préparer et coor­donner la recherche pour faire face aux crises sani­taires liées aux mala­dies infec­tieuses émer­gentes. Elle est égale­ment membre de la Commis­sion indé­pen­dante d’enquête sur les abus sexuels dans l’Église de France, présidée par l’ancien Président du Conseil d’État Jean Marc Sauvé.

Elle a publié de nombreux livres, numéros spéciaux de revues et articles dans les meilleures revues inter­na­tio­nales (The Lancet ; The Lancet Public Health ; Social Science and Medi­cine ; The Lancet Infec­tious Diseases ; Culture, Medi­cine and Psychiatry ; Trans­cul­tural Psychiatry ; Medical Anthro­po­logy ; Public Unders­tan­ding of Science et Ethno­logie Fran­çaise…).

Citer cet article

Fran­çois Héran, « Les sciences sociales mobi­li­sées contre la pandémie : entre­tien avec Laëtitia Atlani-Duault », in : Annabel Desgrées du Loû (dir.), Dossier « Les migrants dans l’épidémie : un temps d’épreuves cumu­lées », De facto [En ligne], 18 | Avril 2020, mis en ligne le 10 avril 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/04/07/defacto-018–02/

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