‟Faire au mieux″. Le traitement des demandeurs d’asile et des expulsables en Suisse filmé par Fernand Melgar

Claire Rodier, juriste

Entre 2008 et 2011, le documentariste suisse Fernand Melgar a amené sa caméra dans deux centres suisses de détention pour demandeurs d’asile. Il en résulte deux films très intenses et pleins d’idées pour les sciences sociales, politiques et juridiques : La Forteresse (2008) et Vol spécial (2011). Claire Rodier, directrice du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), livre son regard de spécialiste des politiques européennes d’immigration et d’asile sur le contraste entre l’humanité des traitements et l’inhumanité des dispositifs.

Ce que donnent à voir les films de Fernand Melgar de la façon dont les pays euro­péens traitent les migrants qu’ils ne veulent pas accueillir est loin de l’imagerie installée dans nos esprits par les repor­tages télé­visés et les rapports alar­mistes des ONG. Lui-même issu d’une famille de réfu­giés espa­gnols, le réali­sa­teur a obtenu l’accord des direc­teurs de centres dans lesquels il est resté plusieurs mois avant de commencer à filmer. On n’y voit pas de colonnes d’exilés anonymes, contraints à marcher des centaines de kilo­mètres en quête d’une terre d’accueil, parfois traqués par des hommes en armes et des chiens. On ne frémit pas au spec­tacle de boat people dénu­tris et pros­trés, rescapés de naufrages auxquels leurs compa­gnons d’infortune n’ont pas survécu. On est loin des campe­ments misé­rables et insa­lubres où s’entassent des deman­deurs d’asile dans le Pas-de-Calais ou en Grèce. Dans La Forte­resse et dans Vol spécial, les personnes ont un visage, un nom, une natio­na­lité, une histoire. Elles sont nour­ries, soignées, bien logées, disposent d’espaces pour faire du sport, lire, se réunir, chanter, prier. Les repré­sen­tants des auto­rités (gardiens, travailleurs sociaux, poli­ciers, fonc­tion­naires chargés des entre­tiens d’asile) les traitent avec respect et, parfois, avec une empa­thie perceptible.

Pour­tant, un senti­ment d’effroi domine après le vision­nage des deux docu­men­taires. Il provient du contraste entre le trai­te­ment « humain » des occu­pants des centres, où ils sont amenés à passer de longs mois, et l’inhumanité doublée d’absurdité des dispo­si­tifs conçus par la poli­tique suisse pour les y placer.

Le centre de déten­tion de Fram­bois, dans la banlieue de Genève, est destiné à préparer les expul­sions d’étrangers qui ont le plus souvent passé des années en Suisse où ils ont l’essentiel de leurs attaches ; sauf excep­tion, ils n’en sorti­ront que pour prendre l’avion à desti­na­tion de leur pays d’origine. L’alternative qui leur est offerte est de partir « volon­tai­re­ment » sur un vol commer­cial, – sachant que le carac­tère « volon­taire » de cette option est très relatif compte tenu du contexte – ou, s’ils refusent, sous contrainte, par « vol spécial ». Dans le centre d’enregistrement de Vallorbe, où a été tourné La Forte­resse, sont placés, le temps de l’examen de leur demande, les requé­rants d’asile qui solli­citent l’admission en Suisse. Seul le premier est un centre fermé. Dans le second, il n’est besoin ni de grilles ni de barreaux pour éprouver la même impres­sion d’étouffement en obser­vant, sous la caméra de Fernand Melgar, évoluer ses occu­pants pris dans la nasse d’une procé­dure bureau­cra­tique qui formate les histoires singu­lières pour les adapter aux exigences institutionnelles.


Un jeune Soma­lien raconte à un prêtre son récit
qui sera mis en doute par une agente admi­nis­tra­tive (à 59:18).
Extrait de
La Forte­resse, de Fernand Melgar

À Fram­bois, l’impasse s’ajoute à l’étouffement : le passage par le centre n’est le plus souvent qu’un sas asep­tisé avant d’être rejeté comme un élément indé­si­rable, puisque presque la tota­lité de ses occu­pants seront fina­le­ment expulsés de Suisse. Telle est une des fina­lités affi­chées de ce dispo­sitif, qui tranche avec le langage euphé­misé utilisé par le personnel : « moi, je dis pension­naires, je ne dis pas détenus » ; à un expulsé qui a accepté de partir volon­tai­re­ment, ce qui lui épargne les menottes et la cami­sole de conten­tion : « tu pars libre, parce que tu es un homme libre, tu es un être humain » ; à un groupe de cinq occu­pants du centre, dont on a accom­pagné la vie quoti­dienne tout au long du film, au moment où une brigade de poli­ciers vient les cher­cher pour les conduire à l’avion : « vous allez voir, tout va bien se passer, ils vont vous chou­chouter ; allez, bonne chance ! ». Le malaise ressenti par le spec­ta­teur est d’autant plus grand que le réali­sa­teur montre très concrè­te­ment les atteintes à la dignité humaine que recouvrent les termes « vol spécial » : expulsés contraints à la posi­tion assise par des sangles plas­ti­fiées, bouches fermées par des bandes adhé­sives, casque de conten­tion… au point que, par trois fois, des personnes ont trouvé la mort.

À l’an­nonce de l’ex­pul­sion de cinq de ses camarades,un détenu livre une parole de vérité sur leur sort,
leur tris­tesse et la manière dont ils sont traités par l’ad­mi­nis­tra­tion (à 01:24:10).
Extrait de
Vol spécial de Fernand Melgar

Quand on sait que le centre accueille vingt-cinq détenus, dont certains pour­ront y passer plus d’un an, pour un coût de 350 euros par jour et par personne, on comprend cepen­dant que sa fonc­tion première est moins l’efficacité de la poli­tique d’éloignement de la Suisse que le message dissuasif qu’il envoie aux étran­gers en situa­tion irré­gu­lière. De longue date pion­nière dans la ratio­na­li­sa­tion de la « gestion » des étran­gers, la Suisse, non membre de l’Union euro­péenne, s’inscrit à cet égard dans la logique de ses voisins : sur le terri­toire de l’UE, la déten­tion admi­nis­tra­tive d’étrangers pour des durées pouvant aller jusqu’à 18 mois, concerne chaque année, selon le réseau Migreurop, près de 500 000 personnes dont moins de la moitié sont effec­ti­ve­ment éloignées.

Un détenu chante une chanson qui exprime son vécu et celui de ses cama­rades (à 01:08:08).
Extrait de
Vol Spécial de Fernand Melgar

Pour aller plus loin
L’auteure

Claire Rodier est direc­trice du Groupe d’in­for­ma­tion et de soutien des immi­grés (Gisti), et co-fonda­trice du réseau euro-afri­cain Migreurop. Elle a récem­ment co-dirigé l’ouvrage La Crise de l’accueil. Fron­tières, droits, résis­tances (2019, La Découverte).

Citer cet article

Claire Rodier, « ‟Faire au mieux″. Le trai­te­ment des deman­deurs d’asile et des expul­sables en Suisse filmé par Fernand Melgar », in : Antonin Durand (dir.), Dossier « En atten­dant les papiers », De facto [En ligne], 14 | décembre 2019, mis en ligne le 13 décembre 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/12/09/defacto-014–05/

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