Faire famille sans papiers

Frédérique Fogel, anthropologue

Que faut-il aux « sans-papiers » pour obtenir des papiers ?
Des papiers justement, beaucoup de papiers, de toutes sortes, des documents accumulés pendant des années… Tout le paradoxe est là. Parce que l’absence de papiers interrompt toute démarche de régularisation, nombreux sont les immigré·e·s contraint·e·s à vivre une vie familiale précaire.

Dans la série Les Cartes de séjour (2008), l’ar­tiste Awen Jones repro­duit des cartes de séjour
dont elle ne garde que la photo­gra­phie. Agrandis à échelle humaine, ces portraits sans iden­tité pointent
la voca­tion de ce genre de docu­ment : ordonner une masse plutôt que singu­la­riser des indi­vidus. © Awen Jones.

En situa­tion admi­nis­tra­tive irré­gu­lière, l’étranger·ère est sommé·e de vivre norma­le­ment, comme vous et moi, en surmon­tant toutes les diffi­cultés dues à l’absence de papiers : travailler et déclarer ses revenus, scola­riser ses enfants, payer son loyer et ses charges, etc., chaque acte produi­sant des papiers admi­nis­tra­tifs qui consti­tue­ront autant de « preuves de présence » et d’« inté­gra­tion ». Tous ces docu­ments servent à présenter à la Préfec­ture une demande d’« accès au séjour ». Ainsi faut-il montrer, par ces papiers, que l’on a vécu « norma­le­ment » plusieurs années, pour fina­le­ment obtenir le droit de vivre norma­le­ment, avec le seul papier qui manquait : le Titre de Séjour.

Des parcours divers, avec ou sans visa d’entrée, et des épreuves marquantes ont trans­formé ces migrantes et ces migrants en sans-papiers. Faire famille, la consti­tuer ou la recons­ti­tuer, est diffi­cile face aux contraintes juri­diques, poli­tiques, admi­nis­tra­tives et finan­cières que rencontre l’émigrant·e une fois arrivé·e en France. C’est le cas, par exemple, d’une femme qui a confié un enfant premier né à ses parents ou à une sœur déjà mère et espère le faire venir en France, ou celui d’un homme qui a voyagé seul et souhaite que sa conjointe le rejoigne. Mais parce que les critères du regrou­pe­ment fami­lial sont souvent inac­ces­sibles et que l’absence de papiers inter­rompt toute démarche, nombreux sont les immigré·e·s contraint·e·s à vivre une vie fami­liale précaire.

La loi reconnaît la vie familiale comme un motif de stabilité, un élément positif pour la régularisation

Parmi celles et ceux qui restent malgré tout en France pour y construire leur avenir, beau­coup vivent en couple avec des enfants. Le Code de l’entrée et du séjour des étran­gers et du droit d’asile (Ceseda) prévoit certaines régu­la­ri­sa­tions en fonc­tion des liens de parenté, filia­tion et conju­ga­lité. Mais la loi s’applique à travers des circu­laires, et surtout des appré­cia­tions et des pratiques au guichet qui motivent les déci­sions des préfec­tures. Après des années d’attente, les sans-papiers apprennent à se soumettre aux normes de parenté que ces régle­men­ta­tions induisent pour que leur dossier soit enfin admissible.

Vivre en famille n’est pas toujours la voie la plus rapide pour obtenir des papiers, même si la loi recon­naît la vie fami­liale comme un motif de stabi­lité et un argu­ment positif vers la régu­la­ri­sa­tion. Certaines situa­tions obligent chaque membre du couple conjugal et parental à appuyer sa demande sur son profil personnel. C’est ce qu’Agathe et Yvan, un couple de Séné­ga­lais parents de deux enfants, ont fait pendant des années avant de demander la recon­nais­sance de leur vie de famille.

Agathe est arrivée seule du Sénégal. Elle rêvait de faire des études et de travailler léga­le­ment pour contri­buer aux dépenses de ses parents et de ses frères et sœurs, plus jeunes qu’elle. Son visa de tourisme de trois mois expiré, elle est restée, sans papiers. Elle rencontre Yvan à Paris. Père de deux enfants restés avec leur mère au Sénégal, il n’est pas marié et vit en France sans papiers. Ils s’installent ensemble, ont deux enfants mais ne se marient pas. Leur situa­tion admi­nis­tra­tive est précaire.

« Je travaille et j’ai deux enfants qui sont nés à Paris. Ma vie maintenant, c’est ici. Il faut que j’avance vers la carte de résident. » 

Agathe, Séné­ga­laise, lors d’un entre­tien avec la chercheuse

Diag­nos­ti­quée pour une maladie chro­nique, Agathe a obtenu une carte de séjour tempo­raire « vie privée et fami­liale » pour raison médi­cale valable un an et renou­ve­lable en fonc­tion de l’évolution de la maladie. Les délais de renou­vel­le­ment sont très longs : quand la carte plas­tique arrive, datée du jour de la déci­sion, il est presque temps de reprendre rendez-vous pour le renou­vel­le­ment suivant…

Elle travaille dans un domaine qui l’intéresse, mais ces périodes succes­sives d’incertitude l’empêchent d’obtenir un poste à respon­sa­bi­lités. « Je travaille et j’ai deux enfants qui sont nés à Paris. Ma vie main­te­nant, c’est ici. Il faut que j’avance vers la carte de résident. » Si la loi n’exclut pas l’accès des malades à la carte de résident, elle est constam­ment refusée dans la pratique. Au guichet, le discours est limpide : « Les personnes malades ont un titre pour la durée de leur trai­te­ment et après, quand elles sont guéries, elles doivent repartir dans leur pays. » Ou encore : « Si les malades ont une carte comme malades, c’est qu’ils n’ont pas d’autres motifs de séjour. » Agathe veut donc sortir de cette caté­gorie pour se faire recon­naître en tant que femme vivant en couple, mère de famille et salariée.

Yvan, son compa­gnon, père de ses deux enfants, est sans-papiers depuis son arrivée. Il travaille dans la sécu­rité, enchaî­nant les contrats précaires. Comme Agathe, il peut rassem­bler des preuves de présence sur cinq années (salaires, santé, avis d’imposition) et des papiers prou­vant leur vie commune (factures d’électricité). Ils décident fina­le­ment de déposer une demande au motif des « liens person­nels et fami­liaux » (article L. 313–11 7° du Ceseda) au Centre de récep­tion des étran­gers à la Sous-direc­tion de l’administration des étran­gers. Ils sont convo­qués six mois plus tard à la préfec­ture pour un examen de situa­tion administrative.

« Je suis son compagnon, le père de ses enfants. On veut une vie de famille normale. » 

Yvan, Séné­ga­lais, au guichet de la préfecture

Le jour dit, à l’heure dite, ils se présentent munis de leurs convo­ca­tions, passe­ports, dossiers respec­tifs et des papiers de leurs enfants, étran­gers comme eux. Appelés au bout d’une heure et au même guichet, ce qui n’est pas toujours le cas pour les couples, ils formulent la même demande : « vie privée et fami­liale » et donnent chacun une pile de docu­ments origi­naux et photo­co­piés, les preuves de leur situa­tion… Ils retournent s’asseoir. Au bout de deux heures, ils sont appelés au même guichet. C’est un échec. La carte « malade » d’Agathe sera renou­velée et Yvan dispo­sera d’une « auto­ri­sa­tion provi­soire de séjour [APS] en qualité d’accompagnant de malade », une possi­bi­lité pour certaines patho­lo­gies si l’accompagnant justifie d’un lien de parenté avec le malade.

Agathe est décou­ragée. Yvan est furieux. Il veut sortir de sa situa­tion de sans-papiers, mais pas à n’importe quel prix. Il déclare alors au chef de salle : « Je ne suis pas son accom­pa­gnant. Je suis son compa­gnon, le père de ses enfants. On veut une vie de famille normale. » Le fonc­tion­naire se met à poser des ques­tions sur leur vie fami­liale, leurs enfants, leur métier à l’une et à l’autre. Par le plus grand des hasards, l’homme a deux enfants qui travaillent dans le même secteur qu’Agathe. Il connaît ce milieu, la diffi­culté du travail, parti­cu­liè­re­ment pour une femme, de surcroît étran­gère. Il se montre sensible à la demande de dignité d’Yvan.

Le chef de salle décide de faire basculer la déci­sion du motif médical au motif fami­lial. Son pouvoir d’appréciation s’accorde à sa bien­veillance, le couple obtient le statut demandé, le tout dans le strict cadre de la loi. Ils sont enfin reconnus dans la réalité de leur vie. Le cas d’Agathe et Yvan nous rappelle qu’émigrer pour aider sa famille de nais­sance, créer en migra­tion sa nouvelle parenté proche comme choisir avec qui vivre et faire des enfants font partie des droits humains fonda­men­taux, trop rare­ment respectés.

Pour aller plus loin
L’auteure

Frédé­rique Fogel, anthro­po­logue, spécia­liste des ques­tions de parenté dans des contextes migra­toires, a notam­ment enquêté en Nubie égyp­tienne et en région pari­sienne. Elle est direc­trice de recherche au CNRS et membre du Labo­ra­toire d’ethnologie et de socio­logie compa­ra­tive (Lesc). Elle est membre du Réseau éduca­tion sans fron­tières et fellow de l’Institut Conver­gence Migrations.

Citer cet article

Frédé­rique Fogel, « Faire famille sans papiers », in : Antonin Durand (dir.), Dossier « En atten­dant les papiers », De facto [En ligne], 14 | décembre 2019, mis en ligne le 13 décembre 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/12/09/defacto-014–01/

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