Calais, frontière meurtrière

Maël Galisson, journaliste

Frontière de l’espace Schengen, et désormais de l’Union européenne depuis le Brexit, Calais et sa région ont vu mourir, en l’espace de 25 ans, plus de 400 personnes exilées qui tentaient de rejoindre le Royaume-Uni. 

Photo : Commé­mo­ra­tion Calais, mai 2023. Crédit : Maël Galisson

Le 23 avril 2024, cinq personnes exilées sont mortes en tentant de rejoindre le Royaume-Uni à partir de la plage de Wime­reux, dans le Pas-de-Calais. Pendant la nuit, au moment de l’embarquement sur un zodiac surchargé et alors que la police inter­ve­nait à l’aide de gaz lacry­mo­gène pour essayer de stopper le départ du bateau, les victimes ont été piéti­nées par d’autres passager·es au cours d’un mouve­ment de foule. Parmi les victimes se trou­vait Sara Al Ashimi, une fillette de sept ans, dont la famille, origi­naire d’Irak, vivait en Europe depuis 14 ans, mais avait été déboutée de sa demande d’asile. Crai­gnant une expul­sion en Irak, les parents de Sara avaient décidé de tenter leur chance en Angle­terre. Le parcours d’exil de la petite Sara s’est malheu­reu­se­ment arrêté défi­ni­ti­ve­ment du côté sud de la Manche.

Depuis 1999, au moins 411 personnes, dans une majo­rité origi­naires des pays du « Sud global »[1]Les exilés origi­naires du Soudan, de l’Irak, du Vietnam et de la Chine repré­sentent un tiers des victimes de la zone fron­ta­lière consti­tuée par la Manche., sont décé­dées dans la zone fron­tière Fran­ce/­Bel­gi­que/­Royaume-Uni. Ce décompte de victimes a pu être établie grâce à un travail de collecte et de recou­pe­ment de diffé­rentes sources mené depuis plusieurs années, qu’il s’agisse d’articles de presse, de certi­fi­cats de décès, de rapports asso­cia­tifs ou encore de témoi­gnages de personnes exilées ou soli­daires. Il n’est cepen­dant pas exhaustif : par manque de données et de traces, il est probable que certains décès n’ont pu être recensés.

Des noms et des visages derrière des chiffres

Cette liste cherche, quand cela est possible, à redonner une iden­tité et des éléments biogra­phiques à ces personnes mortes en exil. Des infor­ma­tions telles que le nom, le prénom, l’âge, le genre, la natio­na­lité, l’itinéraire migra­toire ou encore une photo­gra­phie de la victime aident à person­na­liser et à replacer ces trajec­toires indi­vi­duelles dans un contexte à la fois parti­cu­lier et plus général. Au-delà du seul décompte chiffré, il s’agit d’illustrer la dimen­sion morti­fère de cette fron­tière via des parcours de vie, tels que celui de Sara Al Ashimi. Malgré tout, là encore, l’absence d’informations ne permet pas systé­ma­ti­que­ment de remplir complè­te­ment cet objectif et, par consé­quent, certaines personnes recen­sées dans la liste demeurent à ce jour encore « inconnues ».

Faire la liste des personnes exilées mortes à la fron­tière à Calais et dans la région, c’est aussi observer de quelle manière se dessine une longue et lente héca­tombe depuis plus de 25 ans main­te­nant. Aux cas de morts collec­tives parfois très média­tisés[2]58 personnes, de natio­na­lité chinoise, ont été retrouvés mortes asphyxiées dans la remorque d’un poids lourd le 18 juin 2000, à Douvres (Royaume-Uni) ; 39 personnes, de natio­na­lité viet­na­mienne, ont perdu la vie, asphyxiées dans la remorque d’un camion frigo­ri­fique, le 23 octobre 2019, à Gray (Royaume-Uni) ; 27 … Lire la suite s’ajoute en effet une lourde litanie de décès isolés qui, en dehors de la presse locale ou du réseau asso­ciatif sur place, passent presque inaperçus.

« Au-delà du seul décompte chiffré, il s’agit d’illustrer la dimension mortifère de cette frontière via des parcours de vie. »

Maël Galisson, journaliste

Le coût humain des politiques migratoires à Calais

Élaborer ce recen­se­ment, c’est égale­ment retracer l’historique des poli­tiques migra­toires menées à cette fron­tière par les gouver­ne­ments fran­çais, belges et britan­niques, et de mesurer leurs consé­quences létales. Face au refus d’accueillir et au déploie­ment de dispo­si­tifs de contrôles poli­ciers et mili­taires destinés à dissuader les personnes exilées de fran­chir cette fron­tière (théo­risé par le gouver­ne­ment britan­nique sous l’appellation « envi­ron­ne­ment hostile »[3]En 2012, Theresa May, qui était alors à la tête du minis­tère de l’intérieur dans le gouver­ne­ment de David Cameron, a annoncé vouloir créer « en Grande-Bretagne, un envi­ron­ne­ment vrai­ment hostile pour les immi­grants illé­gaux ».), celles-ci n’ont eu de cesse de s’adapter et de prendre toujours plus de risque pour rallier l’Angleterre. L’érection de kilo­mètres de barrières et de barbelés autour du port de Calais ou du site Euro­tunnel, l’installation de dizaines de caméras de vidéo­sur­veillance en zone urbaine ou sur le littoral, la multi­pli­ca­tion des patrouilles de police et de gendar­merie, le déve­lop­pe­ment de l’usage de drones ou encore le recours à une opéra­tion aérienne de l’agence Frontex n’ont en effet pas décou­ragé les exilé·es bloqué·es à Calais de vouloir se rendre au Royaume-Uni. Ces mesures les ont simple­ment poussé·es à changer de moda­lités de fran­chis­se­ment de la fron­tière (passer par bateau au lieu de se cacher dans un poids lourd) et à se confronter à toujours davan­tage de dangers (tenta­tives toujours plus loin­taines, sur des embar­ca­tions toujours plus surchar­gées et la plupart du temps inadap­tées) tout en renfor­çant l’emprise des réseaux « gérant » le passage.

Compter les mort·es à la fron­tière à Calais et dans la région, c’est en somme établir le macabre bilan humain des poli­tiques migra­toires menées à cette fron­tière et révéler une réalité invi­si­bi­lisée (il n’existe de fait pas de décompte offi­ciel). C’est aussi carto­gra­phier ce terri­toire trans­fron­ta­lier, constater que telle plage, tel axe routier ou tel campe­ment a été le théâtre d’un ou de plusieurs décès et constater que la mort a marqué les esprits (des exilé·es, des personnes soli­daires mais aussi des habitant·es) tout autant que certains espaces. C’est enfin garder trace et mémoire de ces personnes défuntes, consi­dé­rées comme indé­si­rables de leur vivant et entités négli­geables une fois décédées.

Notes

Notes
1 Les exilés origi­naires du Soudan, de l’Irak, du Vietnam et de la Chine repré­sentent un tiers des victimes de la zone fron­ta­lière consti­tuée par la Manche.
2 58 personnes, de natio­na­lité chinoise, ont été retrouvés mortes asphyxiées dans la remorque d’un poids lourd le 18 juin 2000, à Douvres (Royaume-Uni) ; 39 personnes, de natio­na­lité viet­na­mienne, ont perdu la vie, asphyxiées dans la remorque d’un camion frigo­ri­fique, le 23 octobre 2019, à Gray (Royaume-Uni) ; 27 personnes sont mortes noyées suite à un naufrage, le 24 novembre 2021, au large de Dunkerque (France).
3 En 2012, Theresa May, qui était alors à la tête du minis­tère de l’intérieur dans le gouver­ne­ment de David Cameron, a annoncé vouloir créer « en Grande-Bretagne, un envi­ron­ne­ment vrai­ment hostile pour les immi­grants illégaux ».
Pour aller plus loin

Les auteurs

Maël Galisson est jour­na­liste et l’auteur de la série « Les tués de Calais » publiée par Les Jours, puis traduite en anglais et adaptée par Open Demo­cracy sous le titre « The Calais Border : A silent serial killer ». Il a décou­vert Calais et sa fron­tière dans le cadre d’une expé­rience asso­cia­tive de plusieurs années. Depuis, il docu­mente ce qu’il se passe aux portes du Royaume-Uni par le biais d’articles jour­na­lis­tiques et d’ouvrages collec­tifs, tel que La Jungle de Calais (PUF, 2018), coor­donné par Michel Agier.

Citer cet article

Maël Galisson, « Calais, fron­tière meur­trière », in : Filippo Furri et Linda Haapa­järvi (dir.), Dossier « “People not numbers” : Retrouver la trace des morts aux fron­tières », De facto [En ligne], 38 | Juin 2024, mis en ligne le 19 juin 2024. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2024/06/13/defacto-038–06/

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