Maël Galisson, journaliste
Frontière de l’espace Schengen, et désormais de l’Union européenne depuis le Brexit, Calais et sa région ont vu mourir, en l’espace de 25 ans, plus de 400 personnes exilées qui tentaient de rejoindre le Royaume-Uni.
Le 23 avril 2024, cinq personnes exilées sont mortes en tentant de rejoindre le Royaume-Uni à partir de la plage de Wimereux, dans le Pas-de-Calais. Pendant la nuit, au moment de l’embarquement sur un zodiac surchargé et alors que la police intervenait à l’aide de gaz lacrymogène pour essayer de stopper le départ du bateau, les victimes ont été piétinées par d’autres passager·es au cours d’un mouvement de foule. Parmi les victimes se trouvait Sara Al Ashimi, une fillette de sept ans, dont la famille, originaire d’Irak, vivait en Europe depuis 14 ans, mais avait été déboutée de sa demande d’asile. Craignant une expulsion en Irak, les parents de Sara avaient décidé de tenter leur chance en Angleterre. Le parcours d’exil de la petite Sara s’est malheureusement arrêté définitivement du côté sud de la Manche.
Depuis 1999, au moins 411 personnes, dans une majorité originaires des pays du « Sud global »[1]Les exilés originaires du Soudan, de l’Irak, du Vietnam et de la Chine représentent un tiers des victimes de la zone frontalière constituée par la Manche., sont décédées dans la zone frontière France/Belgique/Royaume-Uni. Ce décompte de victimes a pu être établie grâce à un travail de collecte et de recoupement de différentes sources mené depuis plusieurs années, qu’il s’agisse d’articles de presse, de certificats de décès, de rapports associatifs ou encore de témoignages de personnes exilées ou solidaires. Il n’est cependant pas exhaustif : par manque de données et de traces, il est probable que certains décès n’ont pu être recensés.
Des noms et des visages derrière des chiffres
Cette liste cherche, quand cela est possible, à redonner une identité et des éléments biographiques à ces personnes mortes en exil. Des informations telles que le nom, le prénom, l’âge, le genre, la nationalité, l’itinéraire migratoire ou encore une photographie de la victime aident à personnaliser et à replacer ces trajectoires individuelles dans un contexte à la fois particulier et plus général. Au-delà du seul décompte chiffré, il s’agit d’illustrer la dimension mortifère de cette frontière via des parcours de vie, tels que celui de Sara Al Ashimi. Malgré tout, là encore, l’absence d’informations ne permet pas systématiquement de remplir complètement cet objectif et, par conséquent, certaines personnes recensées dans la liste demeurent à ce jour encore « inconnues ».
Faire la liste des personnes exilées mortes à la frontière à Calais et dans la région, c’est aussi observer de quelle manière se dessine une longue et lente hécatombe depuis plus de 25 ans maintenant. Aux cas de morts collectives parfois très médiatisés[2]58 personnes, de nationalité chinoise, ont été retrouvés mortes asphyxiées dans la remorque d’un poids lourd le 18 juin 2000, à Douvres (Royaume-Uni) ; 39 personnes, de nationalité vietnamienne, ont perdu la vie, asphyxiées dans la remorque d’un camion frigorifique, le 23 octobre 2019, à Gray (Royaume-Uni) ; 27 … Lire la suite s’ajoute en effet une lourde litanie de décès isolés qui, en dehors de la presse locale ou du réseau associatif sur place, passent presque inaperçus.
« Au-delà du seul décompte chiffré, il s’agit d’illustrer la dimension mortifère de cette frontière via des parcours de vie. »
Maël Galisson, journaliste
Le coût humain des politiques migratoires à Calais
Élaborer ce recensement, c’est également retracer l’historique des politiques migratoires menées à cette frontière par les gouvernements français, belges et britanniques, et de mesurer leurs conséquences létales. Face au refus d’accueillir et au déploiement de dispositifs de contrôles policiers et militaires destinés à dissuader les personnes exilées de franchir cette frontière (théorisé par le gouvernement britannique sous l’appellation « environnement hostile »[3]En 2012, Theresa May, qui était alors à la tête du ministère de l’intérieur dans le gouvernement de David Cameron, a annoncé vouloir créer « en Grande-Bretagne, un environnement vraiment hostile pour les immigrants illégaux ».), celles-ci n’ont eu de cesse de s’adapter et de prendre toujours plus de risque pour rallier l’Angleterre. L’érection de kilomètres de barrières et de barbelés autour du port de Calais ou du site Eurotunnel, l’installation de dizaines de caméras de vidéosurveillance en zone urbaine ou sur le littoral, la multiplication des patrouilles de police et de gendarmerie, le développement de l’usage de drones ou encore le recours à une opération aérienne de l’agence Frontex n’ont en effet pas découragé les exilé·es bloqué·es à Calais de vouloir se rendre au Royaume-Uni. Ces mesures les ont simplement poussé·es à changer de modalités de franchissement de la frontière (passer par bateau au lieu de se cacher dans un poids lourd) et à se confronter à toujours davantage de dangers (tentatives toujours plus lointaines, sur des embarcations toujours plus surchargées et la plupart du temps inadaptées) tout en renforçant l’emprise des réseaux « gérant » le passage.
Compter les mort·es à la frontière à Calais et dans la région, c’est en somme établir le macabre bilan humain des politiques migratoires menées à cette frontière et révéler une réalité invisibilisée (il n’existe de fait pas de décompte officiel). C’est aussi cartographier ce territoire transfrontalier, constater que telle plage, tel axe routier ou tel campement a été le théâtre d’un ou de plusieurs décès et constater que la mort a marqué les esprits (des exilé·es, des personnes solidaires mais aussi des habitant·es) tout autant que certains espaces. C’est enfin garder trace et mémoire de ces personnes défuntes, considérées comme indésirables de leur vivant et entités négligeables une fois décédées.
Notes[+]
↑1 | Les exilés originaires du Soudan, de l’Irak, du Vietnam et de la Chine représentent un tiers des victimes de la zone frontalière constituée par la Manche. |
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↑2 | 58 personnes, de nationalité chinoise, ont été retrouvés mortes asphyxiées dans la remorque d’un poids lourd le 18 juin 2000, à Douvres (Royaume-Uni) ; 39 personnes, de nationalité vietnamienne, ont perdu la vie, asphyxiées dans la remorque d’un camion frigorifique, le 23 octobre 2019, à Gray (Royaume-Uni) ; 27 personnes sont mortes noyées suite à un naufrage, le 24 novembre 2021, au large de Dunkerque (France). |
↑3 | En 2012, Theresa May, qui était alors à la tête du ministère de l’intérieur dans le gouvernement de David Cameron, a annoncé vouloir créer « en Grande-Bretagne, un environnement vraiment hostile pour les immigrants illégaux ». |
Pour aller plus loin
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- « Les tués de Calais », Les Jours : https://lesjours.fr/obsessions/calais-migrants-morts/
- Le Mémorial de Calais : https://apps.lesjours.fr/morts-calais/
- Open Democracy, A memorial to 391 deaths in Calais : https://www.opendemocracy.net/en/beyond-trafficking-and-slavery/the-silent-serial-killer-391-deaths-in-25-years-at-the-uk-border/#calaismemorial
- Observatoire des migrants morts à Calais : https://neocarto.github.io/calais/
English version : https://neocarto.github.io/calais/en/
Les auteurs
Maël Galisson est journaliste et l’auteur de la série « Les tués de Calais » publiée par Les Jours, puis traduite en anglais et adaptée par Open Democracy sous le titre « The Calais Border : A silent serial killer ». Il a découvert Calais et sa frontière dans le cadre d’une expérience associative de plusieurs années. Depuis, il documente ce qu’il se passe aux portes du Royaume-Uni par le biais d’articles journalistiques et d’ouvrages collectifs, tel que La Jungle de Calais (PUF, 2018), coordonné par Michel Agier.
Citer cet article
Maël Galisson, « Calais, frontière meurtrière », in : Filippo Furri et Linda Haapajärvi (dir.), Dossier « “People not numbers” : Retrouver la trace des morts aux frontières », De facto [En ligne], 38 | Juin 2024, mis en ligne le 19 juin 2024. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2024/06/13/defacto-038–06/
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