« Le passage » : Aiguiller la mémoire des morts des frontières

Marijana Hameršak, chercheuse en études littéraires et culturelles

« Le passage » est une œuvre en textile, cousue par un groupe de femmes migrantes et activistes, soucieuses de faire vivre la mémoire des personnes décédées sur la route migratoire des Balkans. Il s’agit d’un contre-mémorial qui défie le discours politique dominant sur les morts aux frontières, les terrains militarisés et les disparitions forcées.

Image 1. La fabri­ca­tion de l’œuvre commé­mo­ra­tive « Le passage », Zagreb, Živi Atelje DK, 22/​11/​2020. Crédit : Mari­jana Hameršak

Art et activisme mémoriel

Cette photo montre la fabri­ca­tion de l’œuvre en textile « Le passage », dédiée aux luttes fron­ta­lières et aux vies des personnes mortes et dispa­rues sur la route migra­toire des Balkans. Il s’agit d’un objet commé­mo­ratif et mémo­riel mobile fabriqué à la main par les membres et les sympa­thi­sants du collectif trans­na­tional et promi­grant Women to Women, basé à Zagreb en Croatie, dans le cadre d’une série d’ate­liers orga­nisés par l’ar­tiste et l’activiste selma banich en 2020 et 2021. « Le passage » fait partie de l’abon­dant paysage commé­mo­ratif qui s’est déve­loppé autour des réalités dysto­piques des zones fron­ta­lières du sud-est de l’Union euro­péenne, carac­té­ri­sées par la violence et la destruc­tion quoti­diennes, la norma­li­sa­tion des refou­le­ments et du profi­lage racial, les bles­sures et les décès.

Ce paysage commé­mo­ratif, arti­cule l’art et l’activisme et se compose de diffé­rentes actions et inter­ven­tions, en présence et en ligne. Si elles divergent en termes de poétiques et de messages, de formes et de formats, elles convergent dans leur volonté de défier les hiérar­chies hégé­mo­niques selon lesquelles certaines vies valent la peine d’être vécues, d’autres non, certaines valent la peine d’être pleu­rées et remé­mo­rées, et d’autres non. Pour reprendre les termes de Maurice Stierl (2016) sur la contre-mémo­ria­li­sa­tion, ces inter­ven­tions artis­tiques « asso­cient le deuil des pertes indi­vi­duelles et collec­tives à une critique radi­cale du régime fron­ta­lier européen ».

Pendant les ateliers, les membres du collectif ont partagé leurs expé­riences et leurs ressentis. Afin de réaliser ce collage, des portraits de défunts de la route migra­toire des Balkans ont été reco­piés avant d’être cousus ensemble en un seul tissu, tendu sur un cadre en bois et mis en lumière. L’installation a ensuite été exposée à Zagreb ainsi que dans diffé­rents lieux de la route migra­toire empruntée par les survi­vants de zones fron­ta­lières hyper contrô­lées, en souvenir de ceux qui y ont perdu la vie, à Sara­jevo, Ljubl­jana, Cavtatat, etc.

Se réapproprier la mémoire des routes migratoires

Les couleurs de l’au­tomne, les pétales et les feuilles qui dominent l’œuvre mémo­rielle proviennent d’une tein­ture bota­nique fabri­quée lors du premier atelier du collectif à partir des maté­riaux collectés lors d’une marche médi­ta­tive le long de la rive de la Sava et dans le parc fores­tier situés à Zagreb. Ces lieux sont évoca­teurs des zones traver­sées par les migrants de la route des Balkans.

Image 2. Le Passage, Zagreb, Živi Atelje DK, 14/​5/​2021. Photo : Nina Đurđević

Pour certains parti­ci­pants à l’atelier, comme l’indique l’article dédié « Le passage » (Banich et al., 2022), ce tissu teint évoque les paysages sauvages et les terrains périlleux que certains ont traversés pour arriver là où ils sont main­te­nant. D’autres l’ont investi comme un support porteur d’espoir, d’un possible chemin de retour à la maison, chez soi. Pour d’autres encore, le tissu évoque un senti­ment de connexion profonde avec la nature et sa beauté qui a pu les récon­forter dans les moments les plus diffi­ciles de leurs chemins migratoires.

À rebours des concep­tions instru­men­tales et mono­di­men­sion­nelles de la nature perpé­tuées dans le contexte migra­toire, « Le passage » met en lumière une nature à la fois dange­reuse et protec­trice, destruc­trice et régé­né­ra­trice, expo­sante et abri­tante, dure et bien­veillante. Cette œuvre dépeint les forêts, comme des abris ou des couloirs de verdure, ainsi que des paysages mili­ta­risés qui évoquent l’ex­clu­sion et ou la mort (Hameršak et Pleše, 2021).

En tant qu’objet en tissu, « Le passage » fait appel au registre senso­riel du toucher et possède une dimen­sion affec­tive. Il mobi­lise des notions de néces­sité et de simpli­cité (la nour­ri­ture et le tissu sont néces­saires pour survivre), de protec­tion (fonc­tion quoti­dienne du textile), de confiance et d’in­ti­mité. Le tissu évoque des souve­nirs et produit des messages pour celles et ceux qui ont parti­cipé à l’éla­bo­ra­tion de l’œuvre : « Pour nous, ce tissu trans­mettra toujours un message d’es­poir et de soli­da­rité avec ceux qui ne sont plus parmi nous. En commé­mo­rant leurs vies, nous embras­sons un monde sans violence, dans toutes ses formes débri­dées et ses paysages sans frontières ».

La politique des aiguilles

En tant qu’objet mémo­riel arti­sanal, « Le passage » redé­finit la compré­hen­sion des travaux d’ai­guille orne­men­taux, une acti­vité créa­tive domes­tique tradi­tion­nel­le­ment fémi­nine, dégradée par les hiérar­chies de valeur domi­nantes. En inver­sant le système, « Le passage » trans­forme l’ai­guille, symbole du travail domes­tique féminin, en outil poli­tique. En appe­lant à la recon­nais­sance de toutes les esthé­tiques, il appelle à la recon­nais­sance de tous les peuples.

En cela, « Le passage » rejoint la vaste collec­tion mondiale de textiles de conflit et des savoir-faire arti­sa­naux utilisés comme protes­ta­tion et témoi­gnage. Les exemples sont nombreux : depuis les objets arti­sa­naux et les brode­ries de la Seconde Guerre mondiale fabri­qués dans les camps de réfu­giés yougo­slaves en Égypte en 1944, jusqu’aux tissus d’his­toire du peuple Hmong dans les camps de réfu­giés en Thaï­lande, réalisés dans les années 1970. Plus récem­ment, les tissus de mémoire illus­trent l’apar­theid en Afrique du Sud et le conflit civil en Irlande du Nord. Enfin, parmi les plus connus, figurent les arpilleras chiliennes : « des images textiles appli­quées et brodées qui docu­mentent la violence de la dicta­ture – meurtres, enlè­ve­ments, torture et priva­tion écono­mique – et la résis­tance contre elle » (Andrä et al., 2020).

Image 3. The Passage, Zagreb, Živi Atelje DK, 14/​5/​2021. Photo : Nina Đurđević

« Le passage » réunit les luttes fron­ta­lières contem­po­raines et les desa­pa­re­cidos – les personnes qui ont disparu, ont été enle­vées ou tuées en Amérique latine au cours de la seconde moitié du XXème siècle. En cela, « Le passage » a anti­cipé des travaux scien­ti­fiques, analy­tiques et critiques, récem­ment avancés sur le lien entre les dispa­ri­tions forcées, la violence fron­ta­lière, les décès et les refou­le­ments aux fron­tières du sud-est de l’Union euro­péenne. Toujours actif, le collectif Women to Women continue d’ap­peler (Banich et al., 2022), selon ses propres termes, à « un acte d’ex­ca­va­tion, ouvrant la voie à la guérison indi­vi­duelle et collec­tive, un passage de la norma­li­sa­tion des tragé­dies fron­ta­lières à l’ap­pren­tis­sage, à l’au­to­no­mi­sa­tion et à la prise en charge communautaires ».

This contri­bu­tion was written during a fellow­ship with the research group “Inter­na­li­zing Borders : The Social and Norma­tive Conse­quences of the Euro­pean Border Regime” at the Center for Inter­dis­ci­pli­nary Research (ZiF), Biele­feld Univer­sity 2023–2024.

Pour aller plus loin
L’autrice

Mari­jana Hameršak est direc­trice de recherche à l’Ins­titut d’eth­no­logie et de recherches folk­lo­riques (Insti­tute of Ethno­logy and Folk­lore Research) à Zagreb. Ses prin­ci­paux domaines de recherche sont la litté­ra­ture pour enfants, l’his­toire du livre et les poli­tiques migra­toires euro­péennes. Elle dirige le projet de recherche “The Euro­pean Irre­gu­la­rized Migra­tion Regime at the Periphery of the EU : from Ethno­graphy to Keywords” (ERIM, HRZZ 2020–2024) et travaille en colla­bo­ra­tion avec plusieurs groupes d’ac­ti­vistes dans le champ de la migration.

Citer cet article

Mari­jana Hameršak, « “Le passage” : Aiguiller la mémoire des morts des fron­tières », in : Filippo Furri et Linda Haapa­järvi (dir.), Dossier « “People not numbers” : Retrouver la trace des morts aux fron­tières », De facto [En ligne], 38 | Juin 2024, mis en ligne le 19 juin 2024. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2024/06/13/defacto-038–05/

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