Tracer les morts et les disparus aux frontières

Carolina Kobelinsky, anthropologue

Pour aborder la question des morts aux frontières, les traces sont fondamentales. Tout autant pour les personnes migrantes, leurs familles et leurs soutiens, que pour les chercheurs et chercheuses intéressés par les effets des politiques migratoires.

Photo : Cime­tière Calais, février 2024. Crédit : Maël Galisson

Que ce soit pour rendre compte des mobi­li­sa­tions des familles qui refusent de condamner à l’anonymat leurs proches morts ou disparus en route pour l’Europe (Souiah, 2019), enquêter sur la non-assis­tance aux personnes migrantes en mer (Heller et Pezzani, 2017) ou travailler à l’identification des corps sans nom débar­qués sur les côtes (Kobe­linsky et Furri, 2024), les traces lais­sées par celles et ceux qui ne sont plus là consti­tuent un élément central lorsqu’il est ques­tion de morts aux fron­tières. Tout autant pour les personnes migrantes, leurs familles et leurs soutiens, que pour les cher­cheuses et cher­cheurs inté­ressés par ce que font concrè­te­ment les poli­tiques en matière de migra­tions dans le quoti­dien des personnes qui en sont la cible.

Repré­sen­ta­tion d’une absence, la trace se mani­feste à travers diffé­rentes moda­lités de commé­mo­ra­tion des morts et disparus. Lors des moments de recueille­ment collectif – que les céré­mo­nies soient plus ou moins codi­fiées ou ritua­li­sées – il s’agit de partager la douleur de la perte, parfois aussi d’aider à apaiser ces défunts dont la male­mort en fait des êtres poten­tiel­le­ment dange­reux. Lorsque des histoires sur ces morts sont racon­tées et mises en circu­la­tion, il s’agit de contrer l’oubli en rappe­lant les vies auxquelles la mort pendant la traversée a mis un terme. La trace se trouve aussi dans les objets laissés par les personnes migrantes au cours de leur parcours, que des acti­vistes et des cher­cheurs peuvent parfois collecter. Dans le désert de Sonora, en Arizona, aux États-Unis, par exemple, Jason de León et Cameron Gokee (2014) les récu­pèrent, cata­loguent et archivent, telles des empreintes archéo­lo­giques, permet­tant de conserver une mémoire histo­rique de notre temps. Ainsi, au niveau de l’expérience singu­lière de celles et ceux qui les ont côtoyés, la trace perpétue le souvenir des personnes décé­dées, elle contribue à accepter la perte et faire le deuil. Garder frais le souvenir des morts est pour certains compa­gnons de parcours une manière de les porter en eux. En même temps, à un niveau plus large, la trace peut aussi comporter une dimen­sion poli­tique lorsqu’elle contribue à faire exister les morts sur la place publique, à en faire le symbole de la dénon­cia­tion du régime contem­po­rain des fron­tières qui expose à la mort et provoque des dispa­ri­tions. Il peut s’agir créer une œuvre d’art à partir de gilets de sauve­tage collectés à Lesbos (cf. le travail de l’artiste Ai Weiwei) ou de partager des récits sur de personnes décé­dées ou dispa­rues lors d’une mani­fes­ta­tion (cf. Commemor’Actions). Dans un autre registre, laisser une trace est ce à quoi celui ou celle qui est parti sur la route migra­toire réflé­chit quand il demande à un compa­gnon de voyage de garder le numéro de télé­phone d’un parent ou un contact dans les réseaux sociaux, au cas où la mort frap­pe­rait. Cela rendrait possible la mise en lien avec la famille autre­ment laissée sans nouvelles. Que les proches apprennent le décès est autre moyen de faire exister le mort.

« Ainsi, au niveau de l’expérience singulière de celles et ceux qui les ont côtoyés, la trace perpétue le souvenir des personnes décédées, elle contribue à accepter la perte et faire le deuil. »

Caro­lina Kobe­linsky, anthropologue

Entendue comme indice grâce auquel un processus d’identification peut être engagé, les contours de la trace sont parfois moins évidents. Ce n’est certai­ne­ment pas le cas pour les personnes migrantes en vie, qui font l’objet de nombreuses procé­dures d’identification, mais pour les morts qui, au contraire, ne sont sujets à aucune instance systé­ma­tique en la matière, la trace se trouve le plus souvent loin du corps. L’absence de données biomé­triques ante mortem – en raison de la diffi­culté concrète de trouver les familles des morts pour comparer leur ADN avec les prélè­ve­ments effec­tués sur les restes retrouvés – rend compte des limites, à quelques excep­tions près, de l’identification biomé­trique pour les personnes migrantes décé­dées pendant la traversée. Mais d’autres traces peuvent conduire à relier un corps, un nom, une biogra­phie et une famille. Ce sont les infor­ma­tions qui circulent au sein des commu­nautés migrantes, à travers les réseaux sociaux notam­ment et auprès des collec­tifs de soutien, qui relaient des nouvelles concer­nant des bateaux naufragés, des corps retrouvés et des personnes dispa­rues. En recou­pant ces infor­ma­tions avec celles que possèdent les personnes ayant survécu à la traversée, qu’elles partagent auprès de leurs réseaux et/​ou qu’elles mentionnent parfois dans des témoi­gnages livrés aux auto­rités poli­cières avant même l’accostage des embar­ca­tions les condui­sant sur la terre ferme, les chances de voir émerger des pistes qui peuvent conduire à des iden­ti­fi­ca­tions augmentent consi­dé­ra­ble­ment[1]La ques­tion qui émerge dans ces cas-là – et que bien d’activistes et soutiens se posent en ce moment – est celle de savoir qui sont les acteurs en mesure d’accéder et d’examiner ces infor­ma­tions sans mettre en diffi­culté les survi­vants et survi­vantes qui se trouvent le plus souvent déjà dans de situa­tions très … Lire la suite. Recti­fier un acte de décès qui établis­sait la mort d’une personne inconnue désor­mais iden­ti­fiée c’est aussi faire trace. C’est faire exister admi­nis­tra­ti­ve­ment ce mort et peut-être permettre à sa famille, à travers l’utilisation de ce docu­ment offi­ciel, de prolonger autre­ment son exis­tence (à travers le rapa­trie­ment du corps ou la mise en place d’un héri­tage, par exemple).

Loin d’être exhaustif, ce bref parcours à travers la trace pointe toute­fois la multi­pli­cité d’acceptions de cette notion, dépen­dante toujours des contextes, des acteurs et actrices qui la mobi­lisent. La plura­lité de sens qui la carac­té­rise en fait un outil parti­cu­liè­re­ment fruc­tueux pour les cher­cheuses et cher­cheurs en ce qu’il permet d’aborder diffé­rentes dimen­sions – maté­rielles, symbo­liques – de la prise en charge et du soin apporté aux morts. Saisir ensemble ce qu’on peut appeler de façon géné­rique des gestes de traçage des morts et des disparus au cours de la traversée, accom­plis à la fron­tière ou ailleurs, pour­rait devenir une entre­prise scien­ti­fique – que l’on pour­rait se proposer de mener collec­ti­ve­ment – apte à fournir un regard nouveau sur les effets d’une poli­tique qui la plupart du temps détourne le regard des morts et leurs traces et qui pour autant ne réussit jamais à les faire dispa­raître complètement.

Notes

Notes
1 La ques­tion qui émerge dans ces cas-là – et que bien d’activistes et soutiens se posent en ce moment – est celle de savoir qui sont les acteurs en mesure d’accéder et d’examiner ces infor­ma­tions sans mettre en diffi­culté les survi­vants et survi­vantes qui se trouvent le plus souvent déjà dans de situa­tions très précaires, ne serait-ce que du point de vue de leur statut admi­nis­tratif sur le terri­toire européen.
Pour aller plus loin
  • Gokee, C. et De León, J. (2014). Sites of Conten­tion : Archaeo­lo­gical Clas­si­fi­ca­tion and Poli­tical Discourse in the US-Mexico Border­lands, Journal of Contem­po­rary Archaeo­logy, 1(1), 133- 163.
  • Heller, C. & Pezzani L. (2014). Traces liquides : enquête sur la mort de migrants dans la zone-fron­tière mari­time de l’Union euro­péenne, Revue euro­péenne des migra­tions inter­na­tio­nales, 30 (3&4), 71- 107.
  • Kobe­linsky, C. & Furri, F. (2024). Relier les rives. Sur les traces des morts en Médi­ter­ranée. La Décou­verte.
  • Souiah, F. (2019). Corps absents : des fils disparus et des familles en lutte ? Le cas des migrants tuni­siens. Critique inter­na­tio­nale, 83, 87–100.

L’autrice

Caro­lina Kobe­linsky est anthro­po­logue, chargée de recherche au CNRS, membre du Labo­ra­toire d’eth­no­logie et de socio­logie compa­ra­tive à l’uni­ver­sité Paris-Nanterre et affi­liée à l’IC Migra­tions. Elle a co-dirigé, avec Lilyane Rachédi, Traces et mobi­lités post­humes. Rêver les futurs des défunts en contextes migra­toires (éd. Pétra, 2023).

Citer cet article

Caro­lina Kobe­linsky, « Tracer les morts et les disparus aux fron­tières », in : Filippo Furri et Linda Haapa­järvi (dir.), Dossier « “People not numbers” : Retrouver la trace des morts aux fron­tières », De facto [En ligne], 38 | Juin 2024, mis en ligne le 19 juin 2024. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2024/06/13/defacto-038–03/

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