Établir les faits de mort et de disparition de migrants aux frontières du Nord global

Paola Díaz, sociologue et Anna Rahel Fischer, juriste

La mort et la disparition de migrants sont longtemps restées invisibles pour le grand public. Tout comme les responsabilités politiques de ces tragédies. Cet article propose une analyse de dispositifs qui visent à rétablir la vérité sur ces faits.

Photo : Rocade portuaire. Crédit : Maël Galisson

Alors que des milliers des migrants dispa­raissent tous les ans dans les condi­tions opaques des zones fron­ta­lières, quelles pratiques concrètes contri­buent à (re)construire un récit public de ces faits ? Comment parti­cipent-elles de l’élargissement de notre percep­tion des vies perdues ? Nous répon­dons à ces ques­tions en analy­sant trois dispo­si­tifs foren­siques et contre-foren­siques[1]Nous tradui­sons « forensic » en anglais et « forense » en espa­gnol par « foren­sique ». Le foren­sique fait réfé­rence à un champ d’action plus large que le domaine stric­te­ment médico-légal, qui est une méthode scien­ti­fique utilisée pour éclairer les circons­tances d’une affaire judi­ciaire., mis en place aux fron­tières qui séparent l’Union euro­péenne et les États-Unis des pays du « Sud global ».

Établir la vérité sur la mort et la disparition aux frontières

Dans la nuit du 18 au 19 avril 2015, une embar­ca­tion surchargée de personnes tentant d’arriver en Europe a coulé au cours de la périlleuse traversée de la Libye à l’Italie, causant la mort de 500 à 800 migrants, selon les comptes rendus offi­ciels. Alors que chaque navire civil ou mili­taire tient une liste des passa­gers pour déter­miner qui meurt, survit ou dispa­raît en cas de naufrage, aucune liste de ce type n’exis­tait pour cette embarcation.

Quand il s’agit de personnes qui ne peuvent pas remplir les condi­tions pour obtenir un visa, il n’y a pas de registres admi­nis­tra­tifs, ni de comptes rendus insti­tu­tion­nels de ces événe­ments. Ceux-ci deviennent des sortes de non-faits : pas de données sur ce qui s’est passé, pas de traces de l’identité des victimes. Et quand tous dispa­raissent, il n’y a même pas de témoins.

Depuis le milieu des années 1990, le nombre de migrants morts et disparus n’a cessé d’augmenter dans une autre fron­tière du Nord global, celle du sud des États-Unis. La mise en place en 1994 de la poli­tique de fron­tière preven­tion through deter­rence et son renfor­ce­ment à partir des atten­tats de 2001, a provoqué un « effet d’entonnoir » (Rubio-Gold­smith et al., 2006) qui oblige les migrants à traverser la fron­tière par des routes extrê­me­ment dange­reuses comme le désert de Sonora. Des milliers y perdent la vie tous les ans.

Dans ces deux zones, la mise en place d’ac­cords de libre-échange s’est accom­pa­gnée de l’éta­blis­se­ment de barrières à la migra­tion « indé­si­rable » (Agier, 2008). Suite à la mili­ta­ri­sa­tion physique et numé­rique des fron­tières, les mort•es et les disparu•es ont commencer à se cumuler silencieusement. 
Les premiers acteurs à rendre visible ces victimes des fron­tières mili­ta­ri­sées ont été des groupes d’ac­ti­vistes tels que Fortress Europe et la Coali­ción de Dere­chos Humanos en Arizona, suivis – suite à la pres­sion des acti­vistes – par des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales comme l’Organisation inter­na­tio­nale des migra­tions (OIM) avec son programme Missing Migrants Project, initié en 2014.

Les listes de migrants morts dans la traversée de la Médi­ter­ranée, telles celles établies par Fortress Europe, consti­tuent des pratiques de factua­li­sa­tion, c’est-à-dire des pratiques qui trans­forment l’ex­pé­rience vécue de la mort et de la dispa­ri­tion en une réalité objec­tivée. Ces registres permettent de consti­tuer un récit de vérité sur ces pertes humaines. Un récit qui devient alors un contre-discours face aux récits gouver­ne­men­taux qui rendent respon­sables de ces tragé­dies la nature, les passeurs et les migrants eux-mêmes (Heller et Pécoud, 2020 ; Schindel, 2019). Ces récits ne se satis­font pas de simple­ment signi­fier les morts et les disparus des fron­tières : ils reven­diquent la valeur humaine de ces personnes et de leurs familles, de leurs vies et de leurs morts sous des angles bien spéci­fiques, irri­gués par des discours huma­ni­taires, de justice sociale et de critique poli­tique du système migra­toire, entre autres.

« Ces récits ne se satisfont pas de simplement signifier les morts et les disparus des frontières : ils revendiquent la valeur humaine de ces personnes et de leurs familles, de leurs vies et de leurs morts. »

Paola Díaz, socio­logue et Anna Rahel Fischer, politiste

Trois dispositifs de factualisation, trois contre-récits

Les dispo­si­tifs foren­siques et contre-foren­siques qui dépassent le cadre médico-légal tradi­tionnel lié au pouvoir de l’État-nation ont joué un rôle crucial dans la publi­ci­sa­tion des décès et dispa­ri­tions aux fron­tières. Nos recherches sur trois d’entre eux jettent la lumière sur les méthodes socio-tech­niques et sur les posi­tions éthico-poli­tiques qu’elles combinent et, de ce fait, sur les contre-discours qu’ils produisent sur les morts aux frontières.

Le Comité inter­na­tional de la Croix-Rouge (CICR) a mis en place un projet (2017–2021) afin d’établir une métho­do­logie d’identification des migrants décédés et disparus en Médi­ter­ranée à partir du cas du naufrage du 18 avril 2015. Les dispo­si­tifs de factua­li­sa­tion mis en place par le CICR se basent sur un travail médico-légal clas­sique : ils tentent d’apparier des données post-mortem avec des données ante-mortem. Ils proposent aussi une méthode inno­vante de recons­ti­tu­tion des trajec­toires des personnes dispa­rues à partir d’une analyse de réseaux, déjà expé­ri­mentée par les enquêtes sur les disparus de la dicta­ture argen­tine. La méthode du CIRC qualifie les dispa­ri­tions de personnes en dépla­ce­ment comme des crises huma­ni­taires et comme une atteinte aux droits fonda­men­taux de ces personnes.

Le Pima County Office of the Medical Examiner (PCOME) et l’ONG Colibrí Center for Human Rights en Arizona enquêtent en tandem depuis 2006 sur la mort et la dispa­ri­tion de migrants dans le désert de Sonora. Leurs outils de factua­li­sa­tion combinent des enquêtes médico-légales post-mortem, réalisés par PCOME, à des collectes de données ante-mortem à la charge de Colibrí, réali­sées auprès des parents de migrants disparus aux États-Unis et en Amérique latine. À la diffé­rence du CIRC, ils caté­go­risent les migrants disparus et/​ou morts en tant que victimes des violences struc­tu­relles : de la pauvreté et de l’exploitation qui les obligent à migrer et de l’effacement systé­ma­tique des traces de leur présence dans les zones fron­ta­lières et dans les registres de l’État.

À ces dispo­si­tifs, s’ajoutent les enquêtes sur la mort de migrants en Médi­ter­ranée de l’équipe acadé­mique et mili­tante, Forensic Ocea­no­gra­phic (FO). Avec des méthodes foren­siques inno­vantes, en source ouverte, elles four­nissent des preuves visuelles des facteurs à l’origine des dispa­ri­tions et des décès aux fron­tières mari­times. Les enquêtes de FO analysent conjoin­te­ment des données prove­nant de sources multiples : des rapports offi­ciels, des données produites par des orga­ni­sa­tions huma­ni­taires, des témoi­gnages de survi­vants et des preuves numé­ri­sées, telles les données prove­nant de systèmes infor­ma­tisés de suivi des navires et de systèmes d’alarme qui servent à resti­tuer les condi­tions sous lesquelles se sont produits les naufrages. Plus que les deux autres dispo­si­tifs, la démarche de FO insiste sur le fait que les morts aux fron­tières sont le fruit de la violence du régime fron­ta­lier européen.

Visibiliser pour résister

Ces trois dispo­si­tifs foren­siques et contre-foren­siques contri­buent à objec­tiver les morts et les dispa­ri­tions aux fron­tières. Ils ont aussi parti­cipé de la trans­for­ma­tion des événe­ments jusqu’alors invi­sibles en faits publics connus. Ces enquêtes qui visent à iden­ti­fier des personnes mortes, à connaitre leur destin, ainsi qu’à déter­miner les respon­sables d’une telle expo­si­tion à la violence, impliquent aussi de doter de valeur ces vies humaines.

Il serait alors essen­tiel d’élargir ce travail de visi­bi­li­sa­tion au-delà de ce qu’on peut voir et montrer depuis l’Europe et les États-Unis, tel le travail de l’agence Border Forensic[2]https://​www​.border​fo​ren​sics​.org/ au Sahara. Par ailleurs, l’ac­cent porté sur la visua­li­sa­tion de la violence fron­ta­lière, si néces­saire soit-il, peut conduire à une impasse posi­ti­viste s’il ne s’accompagne pas d’une action contre l’indifférence struc­tu­relle à l’égard de cette violence et contre les poli­tiques migra­toires qui en sont à l’origine.

Notes

Notes
1 Nous tradui­sons « forensic » en anglais et « forense » en espa­gnol par « foren­sique ». Le foren­sique fait réfé­rence à un champ d’action plus large que le domaine stric­te­ment médico-légal, qui est une méthode scien­ti­fique utilisée pour éclairer les circons­tances d’une affaire judiciaire.
2 https://​www​.border​fo​ren​sics​.org/
Pour aller plus loin

Les autrices

Paola Díaz est anthro­po­logue. Elle est profes­seure à l’Uni­ver­sité de Tara­pacá et cher­cheuse asso­ciée au Centre for Conflict and Cohe­sion Studies (COES, Chile), au Centre d’études des mouve­ments sociaux EHESS (CEMS-EHESS) et à l’IC Migra­tions. Ses sujets de recherche sont la violence d’État, la violence étatico-crimi­nelle et la violence insti­tu­tion­nelle avec des enquêtes menées notam­ment sur les crimes de dispa­ri­tion forcée et torture au Chili et la mort aux fron­tières du Mexique et des États-Unis. Elle dirige actuel­le­ment un projet de recherche inti­tulé « Formes de vie dans la fron­tière » financé par l’Agence natio­nale de recherche et déve­lop­pe­ment (ANID-Chili).

Anna Rahel Fischer a étudié les sciences poli­tiques, les études des droits humains et le droit, avec une spécia­li­sa­tion en droit inter­na­tional et en droit inter­na­tional huma­ni­taire (DIH) à Sciences Po Paris (France), à l’université de Columbia (États-Unis) et à l’université de Leiden (Pays-Bas) et a été cher­cheuse asso­ciée à l’Uni­ver­sité de Univer­sité du Québec à Mont­réal (UQAM). Ces dernières années, elle a travaillé dans le domaine du droit des droits humains, en parti­cu­lier sur les dispa­ri­tions forcées, notam­ment dans un contexte migratoire.

Citer cet article

Paola Díaz et Anna Rahel Fischer, « Établir les faits de mort et de dispa­ri­tion de migrants aux fron­tières du Nord global », in : Filippo Furri et Linda Haapa­järvi (dir.), Dossier« “People not numbers” : Retrouver la trace des morts aux fron­tières », De facto [En ligne], 38 | Juin 2024, mis en ligne le 19 juin 2024. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2024/06/13/defacto-038–01/

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