Intimigr’ : dire et exposer l’intimité en migration

Audran Aulanier, Stéphanie Dadour, Juliette Duclos-Valois, Frédérique Fogel, Alice Latouche et Laura Odasso, porteur·es du projet Intimigr’

Par un travail collectif et collaboratif interdisciplinaire, à la croisée des écritures alternatives et académiques, le projet Intimigr’ interroge ce qu’est l’intimité en migration, et ce que la migration fait à l’intimité.

Photo : Entrée de l’exposition « Inti­mités en migra­tion » à la Maison de l’ar­chi­tec­ture Île-de-France, © Marie Trossat

À l’automne 2020, le groupe Inti­migr’ se constitue à l’Institut Conver­gences Migra­tions. Il réunit une quin­zaine de cher­cheuses et cher­cheurs en anthro­po­logie, socio­logie, philo­so­phie, géogra­phie, archi­tec­ture, qui enquêtent en France, en Europe et ailleurs, sur les poli­tiques migra­toires, auprès des personnes migrantes, à diffé­rentes étapes de leurs parcours migra­toires. Les participant·es échangent en sémi­naire sur leurs enquêtes de terrain, leurs métho­do­lo­gies et leurs rela­tions avec leurs inter­lo­cu­trices et inter­lo­cu­teurs. Ils et elles conviennent de conju­guer écri­tures acadé­miques et produc­tions alter­na­tives pour inter­roger et rendre compte de ce qu’est l’intimité en migra­tion. Ainsi, un numéro théma­tique d’une revue de socio­logie est en prépa­ra­tion pour le prin­temps 2025, après qu’une expo­si­tion visuelle et sonore se soit tenue à la Maison de l’Architecture Île-de-France, du 4 décembre 2023 au 6 janvier 2024.

Faire de l’intimité un opérateur socio-anthropologique pour comprendre les migrations 

Les recherches d’Inti­migr’ mettent en avant les liens entre inti­mité, migra­tion et subjec­ti­va­tion. Elles montrent que les sphères de l’intimité sont consti­tu­tives de la condi­tion humaine et de la vie en société. L’intimité relève d’un agen­ce­ment délicat des rapports à soi (capa­cité à se main­tenir et à faire des choix), aux autres (avec lesquels il s’agit de composer une sphère intime, fami­liale, amou­reuse, amicale, etc.) et aux choses (par un usage fami­lier permet­tant l’aise et le repos) et parti­cipe de la défi­ni­tion de la condi­tion migrante. Trois théma­tiques ont permis de saisir la complexité de ces rapports et de faire de l’intimité un opéra­teur socio-anthro­po­lo­gique de compré­hen­sion des migra­tions obser­vées : l’habiter, le genre, et les rela­tions affec­tives et familiales. 

Tout d’abord, spatia­le­ment, l’intimité se déploie chez soi, mais aussi dans les espaces exté­rieurs. Ainsi, elle est parti­cu­liè­re­ment contrainte dans les lieux (inhos­pi­ta­liers) d’hébergement destinés aux exilés, dans les appar­te­ments surpeu­plés ou les dortoirs anonymes. Mais l’in­ti­mité est égale­ment consti­tu­tive de moments collec­tifs qui se produisent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, à travers une forme d’attachement affectif aux rues, aux maga­sins, ainsi qu’aux odeurs et aux ambiances de la ville. Au-delà de lieux de repli, le déploie­ment d’une sphère intime réclame donc aussi des lieux publics et des rela­tions avec des proches. Pour se déployer, une sphère intime demande fina­le­ment « un lieu habi­table ouvrant des espaces de poten­tia­lité qui recèlent en puis­sance d’une certaine huma­nité, et où se déploie […] une assu­rance intime de pouvoir se rendre capable » (Brevi­glieri, 2012, p. 37). Ce sont ces espaces de poten­tia­lité que recherchent les exilés et sur lesquels pèsent forte­ment les contraintes institutionnelles.

Or, les insti­tu­tions qui gèrent l’hébergement des personnes exilées fragi­lisent cette assu­rance intime en exer­çant une auto­rité basée sur une percep­tion souvent simpli­fi­ca­trice et cari­ca­tu­rale de ce que repré­sente le genre – c’est la deuxième théma­tique investie par Inti­migr’. Ainsi, dans les programmes de « mise à l’abri », la vulné­ra­bi­lité est souvent asso­ciée à la fémi­nité, ce qui tend à renforcer l’emprise de ces programmes sur les femmes. Ou encore, le déni de la sexua­lité des hommes exilés par les insti­tu­tions d’accueil tend à prendre une place impor­tante dans la déva­lo­ri­sa­tion globale de leur mascu­li­nité, de sorte qu’ils se trouvent égale­ment privés de ces espaces de poten­tia­lité qui fondent la commune humanité. 

Enfin, l’intimité joue un rôle sur la légi­ti­mité de la présence des personnes étran­gères sur le terri­toire (par exemple : attaches person­nelles et fami­liales, vulné­ra­bi­lités, violences). Paral­lè­le­ment, la néces­sité et la capa­cité de tenir face à l’incertitude, dans l’attente d’une déci­sion admi­nis­tra­tive, illus­trent les liens profonds entre inti­mité et poli­tique. À l’aune des poli­tiques de l’intime et des résis­tances infra-poli­tiques, ces niveaux d’analyse font ressortir les dyna­miques entre privé et public et l’influence du dispo­sitif migra­toire sur le quoti­dien des personnes en migration.

« Les institutions qui gèrent l’hébergement des personnes exilées fragilisent cette assurance intime en exerçant une autorité basée sur une perception souvent simplificatrice et caricaturale de ce que représente le genre »

Audran Aula­nier, Stéphanie Dadour, Juliette Duclos-Valois, Frédé­rique Fogel, Alice Latouche et Laura Odasso,

Travailler avec l’image et le son pour exposer l’intimité

Lors de la concep­tion de l’exposition « Inti­mités en migra­tion », les orien­ta­tions et réflexions présen­tées succinc­te­ment ci-dessus ont été traduites et illus­trées à travers cinq projets, conduits par petites équipes, qui se sont atte­lées chacune à creuser des dimen­sions parti­cu­lières de l’intimité. L’ensemble donne à voir et à entendre ce que repré­sente l’intimité pour nos inter­lo­cu­trices et inter­lo­cu­teurs migrant·es. Deux projets photo­gra­phiques (Un espace à soi et Habiter/​Traverser) se penchent sur la dimen­sion spatiale de l’intimité : ils illus­trent que dans des situa­tions de « mal-habiter », de promis­cuité spatiale ou de risque d’une inter­ven­tion poli­cière, l’intimité se compose de mouve­ments entre exté­rieurs et inté­rieurs, de l’expérience vive de l’imagination, d’usages fami­liers des objets, d’odeurs de cuisine rappe­lant le sol natal, etc. Deux projets sonores ont égale­ment été produits : dans le premier, Récits intimes, voix en partage, sont mis en avant les atta­che­ments à des photo­gra­phies, souve­nirs perdus dans les aléas de la migra­tion, supports d’un bilan de santé, preuves pour l’administration. Ces objets et les frag­ments de vie partagés par les migrant·es avec les cher­cheuses – qui consti­tuent la trame de la narra­tion sonore – révèlent les enjeux de (dé)voilement aux fron­tières du public et du privé face aux insti­tu­tions, mais aussi aux familles, amis… Dans le second, Éclats de vie, des bribes de souve­nirs et d’anecdotes expriment des désirs, des hori­zons d’attente, des espoirs, qui disent ce qui, dans les expé­riences migra­toires, constitue le cœur de l’intimité. Enfin, dans le film Ustâd Gholâm Hussein. En tous lieux, la musique au cœur, la cher­cheuse réali­sa­trice montre l’attachement à Kaboul d’un musi­cien afghan à travers un montage d’images du prota­go­niste tour­nées lorsqu’il vivait encore dans son pays et d’autres scènes, tour­nées au présent, dans sa vie d’exilé en Allemagne.

L’exposition montre ainsi que l’intimité est toujours à définir de manière dyna­mique par des usages, des manières de faire, des souve­nirs, des récits qui prennent diffé­rents statuts selon les inter­lo­cu­teurs et les contextes. Sentir que la sphère intime peut servir de socle pour trouver sa place et agir sur le monde reste un enjeu clef pour faire face aux diffi­cultés de la migration.

Pour aller plus loin
    • Aula­nier A., 2021. « Composer avec une inti­mité déniée : deman­deurs d’asile en France et en Alle­magne », Genre, sexua­lité & société, n° 26, URL
    • Breteau M., De Giaco­metti M., et Odasso L. (dirs.), 2023. « Dossier. Inti­mités en tension », L’Année du Maghreb, vol. 1, n° 29, pp. 11–21 URL
    • Brevi­glieri M., 2012. « L’espace habité que réclame l’assurance intime de pouvoir. Un essai d’approfondissement socio­lo­gique de l’anthropologie capa­ci­taire de Paul Ricœur », Études ricœuriennes/​Ricœur Studies, vol. 3, n° 1, pp. 34–52, URL
    • Diaz D., Durand A., Sánchez R. (dirs.), 2020. « Dossier. Dans l’intimité de l’exil », Revue d’histoire du XIXe siècle, vol. 2, n° 61, URL
    • Latouche A., 2021. « ‘‘Ouvrez les fron­tières ! Ouvrez les villes !’’ : L’effet para­doxal des poli­tiques d’hébergement sur la vulné­ra­bi­lité des femmes migrantes à Athènes », Espace popu­la­tions sociétés, 2–3, URL
    • Carnet du projet (pour retrouver des préci­sions sur les objec­tifs des projets photo­gra­phiques, sonores et filmique évoqués) : https://​inti​migr​.hypo​theses​.org/​l​e​s​-​m​e​m​b​r​e​s​-​d​u​-​projet

Les auteurs

Porteur·es du projet Inti­migr’ : Audran Aula­nier, docteur en socio­logie, CEMS, EHESS, ICM ; Stéphanie Dadour, docteure en archi­tec­ture et maîtresse de confé­rence à l’ENSA Paris-Mala­quais, ICM ; Juliette Duclos-Valois, post-docto­rante en anthro­po­logie ANR-IMAGIN‑E/­CéSor, CETOBac – EHESS, ICM ; Frédé­rique Fogel, direc­trice de recherche en anthro­po­logie au CNRS, LESC, Nanterre, ICM ; Alice Latouche, docto­rante en socio­logie, Migrinter, Poitiers/­CRESPPA-GTM, Univ Paris 8, ICM ; Laura Odasso, ensei­gnante-cher­cheuse contrac­tuelle en socio­logie Cergy Paris Univer­sité, Collège de France, ICM. 
Autres membres de l’équipe Inti­migr’ : Clothilde Arnaud (ICM), Yohann Caradec (ICM), Naoual Mahroug (ICM), Chloé Olli­trault (ICM), Betty Rouland (ICM), Marie Trossat, Ariane Zevaco (ICM).

Citer cet article

Audran Aula­nier, Stéphanie Dadour, Juliette Duclos-Valois, Frédé­rique Fogel, Alice Latouche et Laura Odasso, « Inti­migr’ : dire et exposer l’intimité en migra­tion », in : Florent Chos­sière, Laura Odasso, Glenda Santana de Andrade (dir.), Dossier « Inti­mité, au cœur des migra­tions », De facto [En ligne], 37 | Mars 2024, mis en ligne le 20 mars 2024. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2024/03/12/defacto-037–06/

Republication

De facto est mis à dispo­si­tion selon les termes de la Licence Crea­tive Commons Attri­bu­tion-No deri­va­tive 4.0 Inter­na­tional (CC BY-ND 4.0). Vous êtes libres de repu­blier gratui­te­ment cet article en ligne ou sur papier, en respec­tant ces recom­man­da­tions. N’éditez pas l’article, mentionnez l’auteur et précisez que cet article a été publié par De facto | Institut Conver­gences Migra­tions. Demandez le embed code de l’article à defacto@​icmigrations.​fr