Intimité et inimitié : les lieux d’accueil sont-ils hospitaliers ?

Marie Trossat, architecte et sociologue

L’exil invite à délaisser un chez-soi : un pays, un lieu de vie. L’hospitalité porte en cela le double sens d’offrir un hébergement et une appartenance. Mais quelle intimité est permise lorsque le contexte politique se veut défavorable aux arrivant·es ?

Situa­tion des centres d’accueil de demandeur·ses d’asile (données Fedasil 2023) vis-à-vis des agglo­mé­ra­tions belges © M. Trossat, 2023.

Ma thèse prend pour ques­tion de départ l’étude de l’(in)hospitalité urbaine à Bruxelles[1]Inti­tulée « Archi­tec­tures de l’(in)hospitalité. Urba­nité, spatia­lité et maté­ria­lité des poli­tiques d’ac­cueil à Bruxelles » (Trossat, 2023), ma thèse prend part au projet collectif « (In)hospitalités urbaines : Quelle place pour l’arrivant·e en situa­tion précaire dans les villes de Genève et Bruxelles ? » … Lire la suite. Lors de rencontres avec une tren­taine de nouveaux·elles arrivant·es et de visites dans de nombreux lieux d’accueil (de 2019 à 2023), j’ai fait le constat de condi­tions de récep­tion peu propices à l’hospitalité. Je me suis ainsi attelée à docu­menter ces espaces et, à travers une analyse socio-archi­tec­tu­rale, à les inter­roger comme révé­la­teurs de poli­tiques d’accueil plus large­ment inhos­pi­ta­lières. Ce régime d’(in)hospitalité se traduit notam­ment par la priva­tion de l’intimité : la notion d’intimité étant liée à celle du chez-soi (Serfarty-Gazon, 2012), l’inhabitabilité des lieux d’accueil se révèle par leur impos­si­bi­lité d’offrir à leurs occupant·es des espaces privés et non-exposés à la vue de toutes et tous.

La relégation géographique des demandeur·ses d’asile

À l’heure actuelle, plus de 3 000 demandeur·ses d’asile n’ont pas de place dans un centre d’accueil en Belgique. Cette poli­tique de non-accueil – courante ailleurs en Europe, comme en France par exemple – émerge fin 2021.
Toute­fois, l’accès à un centre ne réserve pas néces­sai­re­ment l’hospitalité tant attendue : le « refuge » peut effec­ti­ve­ment aussi maté­ria­liser des formes d’hostilité comme ne pas remplir sa mission de protec­tion, pour­tant néces­saire au déploie­ment de l’intimité.

Le premier constat est celui d’une relé­ga­tion géogra­phique : 73% des centres sont isolés en zone péri-urbaine ou rurale (Trossat, 2023). Ces centres sont souvent établis au sein d’anciens bâti­ments désaf­fectés : des anciens hospices, sana­to­riums ou encore casernes militaires.
Isolé·es et avec peu de ressources, les demandeur·ses d’asile deviennent par consé­quent dépendant·es de la vie quoti­dienne au sein des centres d’accueil. Néan­moins, peu d’activités sont orga­ni­sées et l’attente – palpable – peine à trouver refuge : les « espaces à soi » sont égale­ment réduits au minimum. 

Le dortoir ou la privation de l’intimité

Ce manque d’intimité est parti­cu­liè­re­ment percep­tible à travers la figure du dortoir. La chambre de l’habitat clas­sique initia­le­ment pensé comme le lieu du retrait, de l’intime et de la rêverie (Perrot, 2009) est là réduite à un objet – un lit – et une fonc­tion – dormir –, et occulte ce que cette fonc­tion néces­site : du calme, un senti­ment de sécurité.
Le dortoir collectif est aussi récur­rent au sein des héber­ge­ments d’urgence situés en ville, où trouvent refuge notam­ment les demandeur·ses d’asile sans place en centre. Il traduit ici et là une défi­ni­tion de l’hospitalité réduite au minimum : un repas, une douche, un lit. Un accueil a minima.

Des centres d’accueil de demandeur·ses d’asile aux héber­ge­ments d’urgence, l’inhospitalité des lieux d’accueil est donc visible et percep­tible. Elle se maté­ria­lise par leur inha­bi­ta­bi­lité – des espaces faible­ment aménagés et avec des règles strictes – et se déploie par un double mouve­ment d’isolement et de priva­tion d’intimité. 

Notes

Notes
1 Inti­tulée « Archi­tec­tures de l’(in)hospitalité. Urba­nité, spatia­lité et maté­ria­lité des poli­tiques d’ac­cueil à Bruxelles » (Trossat, 2023), ma thèse prend part au projet collectif « (In)hospitalités urbaines : Quelle place pour l’arrivant·e en situa­tion précaire dans les villes de Genève et Bruxelles ? » financé par le Fonds National Suisse de la Recherche Scien­ti­fique (projet numéro 182 295).
Pour aller plus loin
  • Perrot M., 2009. Histoire de la chambre, Le Seuil, Paris.
  • Serfaty-Garzon P., 2012. Chez soi : les terri­toires de l’intimité, Armand Colin, Paris.
  • Trossat M., 2019. « Pour des prin­temps hospi­ta­liers », in : ARCH [Action-Research Collec­tive for Hospi­ta­lity], Whose Future Is Here ? Sear­ching For Hospi­ta­lity in Brus­sels Northern Quarter, Bruxelles, Metrolab Series, pp. 85–100.
  • Trossat M., 2022. « L’habitat inha­bi­table : le sous-terrain comme lieu de vie », Ambiances, n° 8, URL : https://​jour​nals​.opene​di​tion​.org/​a​m​b​i​a​n​c​e​s/4334
  • Trossat M., 2023. Archi­tec­tures de l’(in)hospitalité. Urba­nité, spatia­lité et maté­ria­lité des poli­tiques d’ac­cueil à Bruxelles, Thèse de doctorat, École Poly­tech­nique Fédé­rale de Lausanne.

L’autrice

Marie Trossat, archi­tecte et socio­logue, docteure en Archi­tec­ture et Sciences de la Ville, cher­cheuse asso­ciée au Labo­ra­toire de Socio­logie Urbaine de l’École Poly­tech­nique Fédé­rale de Lausanne et ensei­gnante contrac­tuelle à l’École Natio­nale Supé­rieure d’Architecture et de Paysage de Lille.

Citer cet article

Marie Trossat, « Inti­mité et inimitié : les lieux d’accueil sont-ils hospi­ta­liers ? », in : Florent Chos­sière, Laura Odasso, Glenda Santana de Andrade (dir.), Dossier « Inti­mité, au cœur des migra­tions », De facto [En ligne], 37 | Mars 2024, mis en ligne le 20 mars 2024. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2024/03/12/defacto-037–05/

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