Marion Breteau, anthropologue
Tout en brouillant la frontière entre vie intime et professionnelle, les domestiques migrantes révèlent le rôle des réseaux sociaux dans le contrôle des populations étrangères dans l’une des régions aux taux de migration les plus élevés au monde, le Golfe arabo-persique.
Dans les États du Golfe[1]Le Golfe est ici entendu comme l’ensemble régional comprenant l’Arabie saoudite, le Qatar, le Bahreïn, les Émirats Arabes Unis, le Koweït et Oman., rares sont les familles qui n’emploient pas de domestiques pour s’occuper du ménage, de la cuisine, de la garde des enfants ou encore du soin des personnes âgées. Le travail domestique est structuré par des rapports de genre et de nationalité forts car ce sont exclusivement des femmes originaires d’Afrique et d’Asie du Sud-Est qui accomplissent ces tâches. La majorité d’entre elles résident chez les familles qu’elles servent sur la base de contrats de deux à trois ans renouvelables qui leur interdisent de démissionner sans le consentement de leur employeur. Cette situation les rend particulièrement vulnérables et peut conduire à des abus comme l’exposition à des tâches dangereuses, la rétention du passeport pour empêcher la fugue, le non-respect des heures de travail, ou encore l’exercice de pressions psychologiques ou de violences physiques à leur encontre.
Malgré l’instauration d’un code du travail domestique, les ambassades de rattachement de ces femmes étrangères et la police locale adoptent une attitude non-interventionniste justifiée par l’impossibilité d’interférer dans l’intimité des familles. C’est donc sur les réseaux sociaux que ces femmes s’expriment. Sur TikTok, de nombreux contenus ont pour but de dénoncer la précarité de l’emploi domestique. Ci-dessous, une femme se filme en train de cuisiner tout en pointant une caméra de surveillance installée au plafond. Sans discours ou texte, c’est par le biais d’émoticônes qu’elle s’exprime, une technique préventive à laquelle de nombreuses TikTokeuses ont recours.
Photo : Vidéo consultée en septembre 2023. Conception : Malak A. AlChamri et Hawra S. Suleiman (2023)
Bien que rares, les visages en pleurs ou les appels à l’aide existent également. Toutefois, ces vidéos sont aussi l’occasion de se filmer en train de danser, de cuisiner, de passer le balai, de se maquiller, etc. Elles illustrent combien l’intimité est partie intégrante de leur vie professionnelle, l’espace domestique où elles travaillent étant aussi leur lieu de vie et de résidence. Des éléments visuels viennent confirmer cet effet de fusion entre l’intime et le professionnel. C’est le cas du célèbre hashtag #khaddama, terme arabe local pour travailleuse domestique, inclus dans les légendes, mais aussi des uniformes que ces femmes portent dans les vidéos. C’est ce que montre cette TikTokeuse en train de danser dans sa chambre tout en se déshabillant. Cette vidéo est à ce titre symbolique de cette tension entre intime et professionnel, puisqu’elle le fait en retirant sa tenue de travail[2]Pour des raisons de respect de l’identité des utilisatrices, les images présentes dans cet article sont des reconstitutions. Conception : Malak A. AlChamri, macgraphxx@gmail.com et Hawra S. Suleiman, hawra.alsulaiman003@gmail.com
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Photos : Vidéos consultées en septembre 2023. Conception : Malak A. AlChamri et Hawra S. Suleiman (2023)
L’intime à la frontière de l’illégalité
Dans ces conditions, TikTok devient une plateforme sur laquelle ces migrantes peuvent dénoncer les abus qu’elles subissent. TikTok a donc une fonction cathartique, mais celle-ci s’avère contrôlée. Soucieux que leur propre intimité ne soit pas divulguée sur les réseaux, les employeurs consultent effectivement l’application qu’ils utilisent désormais à des fins de surveillance. De telles pratiques de contrôle expliquent donc pourquoi les domestiques s’expriment de manière allusive dans leurs vidéos, souvent à travers des émoticônes à la place de mots. La présence en ligne de ces femmes travailleuses domestiques et ce qu’elles partagent sur ces réseaux sociaux peuvent d’ailleurs avoir de lourdes conséquences. Au Koweït, par exemple, la loi du travail domestique stipule qu’une personne recrutée doit « protéger les biens de l’employeur et ne pas révéler […] ses affaires personnelles en dehors de la maison »[3]Kuwait Domestic Worker Law 2016, article 28..
« Dans ces conditions, TikTok devient une plateforme sur laquelle ces migrantes peuvent dénoncer les abus qu’elles subissent. Celle-ci a donc une fonction cathartique, mais elle s’avère contrôlée »
Marion Breteau, anthropologue
Publier une vidéo dans laquelle le foyer et ses membres paraissent peut donc entraîner une rupture de contrat. Or aucun texte juridique ne fournit de précisions sur ce qui peut se référer aux « affaires personnelles de la maison ». Dépeints dans les médias locaux comme nuisibles à la population nationale, ces contenus font ainsi l’objet de sanctions. En 2023, cinq employées ont été incarcérées aux Émirats Arabes Unis après la parution d’une vidéo. Puisque les contenus de ces vidéos n’ont pas été précisés, la presse a émis l’hypothèse que cette sentence était liée à la présence d’images pornographiques, celles-ci sanctionnées par la loi sur la cybercriminalité. Un tel cas illustre le flou juridique dans lequel se situe l’usage que les femmes domestiques font de TikTok. Puisque la loi sur le travail domestique manque de précisions, un autre cadre juridique est convoqué pour justifier d’une telle sentence. TikTok est un exemple parmi d’autres de l’impact du numérique sur la migration. S’il met en lumière de nouvelles formes d’expression, il illustre également la logique punitive du contrôle migratoire, notamment lorsque l’intimité exposée en ligne fait l’objet de représailles de la part des employeurs, ou lorsqu’il entraîne l’emprisonnement ou l’expulsion dans son pays d’origine.
Notes[+]
↑1 | Le Golfe est ici entendu comme l’ensemble régional comprenant l’Arabie saoudite, le Qatar, le Bahreïn, les Émirats Arabes Unis, le Koweït et Oman. |
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↑2 | Pour des raisons de respect de l’identité des utilisatrices, les images présentes dans cet article sont des reconstitutions. Conception : Malak A. AlChamri, macgraphxx@gmail.com et Hawra S. Suleiman, hawra.alsulaiman003@gmail.com |
↑3 | Kuwait Domestic Worker Law 2016, article 28. |
Pour aller plus loin
- Cabalquinto Earvin C., 2019. « Digital ties, disrupted togetherness : Locating uneven communicative mobilities in transnational family life », Migration, Mobility, & Displacement, vol. 4, n° 1, pp. 49–63, URL
- Courrier International, 2021. « Sur TikTok, des employées domestiques dénoncent leurs conditions de travail dans les pays du Golfe », URL
- Dekker R., Engbersen G., 2014. « How social media transform migrant networks and facilitate migration », Global Networks, vol. 14, no 4, pp. 401–418, URL
- Schiowitz S., 2021. « Reducing human trafficking in Kuwait », The Borgen project, URL
L’autrice
Marion Breteau est anthropologue et enseigne à l’Université Américaine du Koweït. Elle est chercheure associée au Centre français de recherche sur la péninsule arabique (CEFREPA) et membre du réseau de recherche international TikTok Cultures. Située à l’intersection des études sur les affects, le genre et l’espace, sa recherche doctorale porte sur les relations amoureuses et le mariage à Oman. Ses recherches actuelles concernent l’utilisation de TikTok par les travailleuses domestiques étrangères au Koweït et l’esthétique en ligne. Sa dernière publication porte sur le suicide des femmes apatrides (Bidoun) au Koweït : https://letamis.hypotheses.org/1727.
Citer cet article
Marion Breteau, « L’intimité sur TikTok, une affaire publique pour les femmes domestiques migrantes dans le Golfe », in : Florent Chossière, Laura Odasso, Glenda Santana de Andrade (dir.), Dossier « Intimité, au cœur des migrations », De facto [En ligne], 37 | Mars 2024, mis en ligne le 20 mars 2024. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2024/03/12/defacto-037–04/
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