L’intime est mondial. Les apports de la notion de « global intimate » pour l’étude des migrations

Camille Schmoll, géographe

Proposée par des géographes féministes, la notion de global intimate permet de renverser notre perspective sur les intimités en migration, en éclairant les intrications du local et du global, du domestique et du mondial.

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Apparue il y a presque vingt ans, l’expression de global inti­mate est forgée par des géographes fémi­nistes anglo­phones qui souhaitent attirer notre atten­tion sur les inter­dé­pen­dances multiples géné­rées par la mondia­li­sa­tion. Pour ces cher­cheuses, le global et l’intime sont enche­vê­trés et s’alimentent réci­pro­que­ment. Influen­cées par les débats qui occupent alors la géogra­phie anglo­phone sur les échelles de lecture perti­nentes pour appré­hender les trans­for­ma­tions sociales, elles mettent en avant l’importance des micro-échelles : le corps, l’espace domes­tique, la rue, sont autant de micro-lieux qui nous permettent de lire et d’interpréter la mondialisation. 

Inspi­rées par le construc­ti­visme, ces géographes montrent que les échelles sont co-produites et inter­dé­pen­dantes : l’échelle de l’espace domes­tique, par exemple, s’articule à des ensembles plus vastes, tels que le monde ou les grands ensembles géopo­li­tiques. On peut partir de l’exemple de l’exil ukrai­nien qui a suivi l’attaque perpé­trée par la Russie le 24 février 2022, et qui a boule­versé la vie intime et fami­liale de millions de personnes. Les 6 millions de personnes en exil en Europe, majo­ri­tai­re­ment des femmes souvent accom­pa­gnées d’enfants, ont dû tout à la fois cher­cher un nouveau foyer et main­tenir des liens fami­liaux à distance, notam­ment par le biais des tech­no­lo­gies numé­riques. Ainsi, les nouveaux modes de coha­bi­ta­tion induits par l’exil recon­fi­gurent l’intime, qui prend au même moment une dimen­sion transnationale.

La notion de global inti­mate remet au cœur de l’analyse les dimen­sions maté­rielles, émotion­nelles et rela­tion­nelles de l’expérience migra­toire. Il s’agit de montrer comment des processus souvent décrits et appré­hendés à de vastes échelles ont égale­ment des effets concrets, palpables et obser­vables sur les vies quoti­diennes, et plus parti­cu­liè­re­ment, sur l’intimité des personnes en migra­tion et des personnes qui les côtoient. C’est par exemple le cas du déve­lop­pe­ment des réseaux trans­na­tio­naux et des diasporas, de l’évolution à la fois répres­sive et huma­ni­taire des poli­tiques migra­toires, de la divi­sion inter­na­tio­nale du travail, ou encore de la digi­ta­li­sa­tion des sociétés.

Le global intimate, un révélateur des asymétries de pouvoir à échelle mondiale

Partir du local et de l’intime permet de livrer un récit autre de la mondia­li­sa­tion. Il est ques­tion, par exemple, des corps des travailleuses migrantes (manœuvres agri­coles, travailleuses domes­tiques, ouvrières des maqui­la­doras[1]Usines d’assemblage situées le long de la fron­tière nord du Mexique et atti­rant une main d’œuvre fémi­nine immi­grée impor­tante.), qui sont l’objet d’une surveillance constante de la part de l’État et de leurs employeurs. Une surveillance qui ne vise pas que leur travail productif, mais aussi repro­ductif afin d’éviter notam­ment tout risque de gros­sesse. Ce contrôle des corps parti­cipe d’une gouver­nance genrée et raciale du travail migrant à échelle mondiale.

Les travaux sur le global inti­mate s’inspirent égale­ment des approches post­co­lo­niales pour montrer combien les rapports de pouvoir puisent dans des rela­tions histo­riques de domi­na­tion et contri­buent à la perpé­tua­tion des inéga­lités entre le Nord et le Sud Global. C’est le cas des recherches sur les mascu­li­nités privi­lé­giées. Une enquête récente décrit ainsi les migra­tions d’hommes alle­mands ayant choisi de prendre leur retraite en Thaï­lande : à l’articulation du tourisme sexuel, de la life­style migra­tion et de la migra­tion de mariage, elle montre combien ces diffé­rentes caté­go­ries de la migra­tion ont pour point de croi­se­ment la ques­tion de l’intime.

« En réalité, les technologies sont depuis longtemps centrales dans la construction d’intimités à distance : si elles prenaient autrefois la forme d’échanges épistolaires, elles sont aujourd’hui médiées par les smartphones »

Camille Schmoll, géographe

Intimités et vies numériques 

En paral­lèle, les recherches sur les travailleuses domes­tiques live-in (rési­dant chez l’employeur) s’emparent de la caté­gorie de global inti­mate pour montrer comment le contrôle – voire la priva­tion – d’espace privé devient un outil de surveillance, voire d’agression de la part des membres de la famille qui emploient ces travailleuses. D’autres travaux explorent la recon­quête d’espaces d’autonomie par les femmes, qui passe égale­ment par l’intime : Amrita Pande déve­loppe ainsi l’exemple des travailleuses domes­tiques asia­tiques qui, au Liban, font usage des cyber­cafés situés dans les mall pour faire des rencontres amou­reuses. Elle désigne ces lieux publics comme des « contre-spatia­lités », qui permettent aux femmes de déve­lopper les rela­tions dont elles sont privées par ailleurs.

Pour nombre d’entre nous, les confi­ne­ments liés au COVID ont révélé la façon dont nos vies intimes étaient médiées par l’outil numé­rique. En réalité, les tech­no­lo­gies sont depuis long­temps centrales dans la construc­tion d’intimités à distance : si elles prenaient autre­fois la forme d’échanges épis­to­laires, elles sont aujourd’hui médiées par les smart­phones. Les exis­tences numé­riques des migrantes et des migrants sont soumises à des dyna­miques para­doxales : d’un côté une exti­mi­sa­tion[2]On désigne ici par exti­mi­sa­tion le fait de rendre publique un part d’intimité. des rela­tions, incré­men­tées par l’usage des réseaux sociaux et les formes de surveillance numé­riques qu’ils peuvent engen­drer ; de l’autre la créa­tion de nouveaux espaces d’entre-soi fami­lial, amicaux, sexuels et roman­tiques, via les nouvelles tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion et de la communication.

Global intimate et contrôle migratoire

Les travaux sur le global inti­mate inter­rogent égale­ment ce que le processus mondial de renfor­ce­ment des fron­tières et la montée des dispo­si­tifs répres­sifs fait concrè­te­ment aux « corps », en termes de contrôle biopo­li­tique, de ségré­ga­tion, de dété­rio­ra­tion des condi­tions de la vie quoti­dienne. Des travaux sur la réten­tion des migrants dits « irré­gu­liers » montrent ainsi comment l’expérience de la réten­tion est carac­té­risée par la priva­tion de produits d’hygiène quoti­dienne, de vête­ments, de nour­ri­ture : il s’agit non seule­ment de punir les migra­tions irré­gu­lières par la priva­tion de sommeil, d’intimité, et la dégra­da­tion de l’hygiène et de l’alimentation, mais aussi, comme le soulignent, Deirdre Colon et Nancy Hiem­stra, de faire des détenus des « consom­ma­teurs captifs » tenus de dépenser des sommes exor­bi­tantes pour se procurer des produits néces­saires au main­tien de leur dignité.

Ces études montrent que l’intime est une entrée privi­lé­giée pour observer les rapports de domi­na­tion, d’exploitation, d’aliénation, mais aussi les formes de lutte et de résis­tance. En cela, l’intime est éminem­ment poli­tique, dans la pure tradi­tion des approches fémi­nistes. On peut repro­cher à ces études la forme de présen­tisme dont elles sont empreintes, car elles ont tendance à exagérer la nouveauté des phéno­mènes qu’elles observent. Mais c’est une critique que l’on peut adresser à de nombreux travaux sur la mondia­li­sa­tion. Il n’en reste pas moins que mettre côte à côte les termes d’intimité et de global, c’est jouer de l’incongruité d’un rappro­che­ment pour montrer combien ce qui est usuel­le­ment consi­déré comme de l’ordre du privé ou du domes­tique, est profon­dé­ment influencé par ce qui se joue à l’échelle mondiale, et inver­se­ment. Du point de vue des études migra­toires, la notion permet de s’émanciper du regard surplom­bant, mascu­li­niste et euro-centré des grands récits sur la mondia­li­sa­tion, pour privi­lé­gier une version située et incarnée de l’expérience migratoire.

Notes

Notes
1 Usines d’assemblage situées le long de la fron­tière nord du Mexique et atti­rant une main d’œuvre fémi­nine immi­grée importante.
2 On désigne ici par exti­mi­sa­tion le fait de rendre publique un part d’intimité.
Pour aller plus loin
  • Pratt G., Rosner V., 2006. “Intro­duc­tion : The Global & the Inti­mate”, Women’s Studies Quar­terly, vol. 34, n° 1/​2, pp. 13–24, URL
  • Mountz A., Hyndman J., 2006. “Femi­nist Approaches to the Global Inti­mate”, Women’s Studies Quar­terly, vol. 34, n° 1/​2, pp. 446–63, URL
  • Pande A., 2018. “Inti­mate Counter-​Spaces of Migrant Domestic Workers in Lebanon”, Inter­na­tional Migra­tion Review, vol. 52, n° 3, pp. 780–808, URL
  • Conlon D., Hiem­stra N. (Eds.), 2016. Inti­mate econo­mies of immi­gra­tion deten­tion : Critical pers­pec­tives, Routledge.
  • Jaisuekun, K., Sunanta S., 2021. “German migrants in Pattaya, Thai­land : gendered mobi­li­ties and the blur­ring boun­da­ries between sex tourism, marriage migra­tion, and life­style migra­tion”, The Palgrave hand­book of gender and migra­tion, pp. 137–149.
  • Tyerman T., 2021. “Everyday borders in Calais : The globally inti­mate injus­tices of segre­ga­tion”, Geopo­li­tics, vol. 26, n°2, pp. 464–485.

L’autrice

Camille Schmoll est direc­trice d’études à l’EHESS/​UMR Géogra­phie-cités et affi­liée à l’Ins­titut Conver­gences Migra­tions. Elle est commis­saire scien­ti­fique de l’exposition perma­nente du Musée National de l’Histoire de l’Immigration et autrice, à La Décou­verte, des Damnées de la mer. Femmes et fron­tières en Médi­ter­ranée (2020).

Citer cet article

Camille Schmoll, « L’intime est mondial. Les apports de la notion de “global inti­mate” pour l’étude des migra­tions », in : Florent Chos­sière, Laura Odasso, Glenda Santana de Andrade (dir.), Dossier « Inti­mité, au cœur des migra­tions », De facto [En ligne], 37 | Mars 2024, mis en ligne le 20 mars 2024. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2024/03/12/defacto-037–03/

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