Hanan Sfalti, anthropologue
À partir d’observations ethnographiques, cet article s’intéresse à la manière dont l’accompagnement médico-social proposé aux mères en situation de migration façonne leurs liens familiaux, liens pourtant considérés dans l’imaginaire collectif comme particulièrement intimes.
Photo : Kamaji Ogino /Pexels
Madame Sibidé est une Ivoirienne de 26 ans, mère de quatre enfants, dont deux restés en Côte d’Ivoire et deux jumelles nées en France. Elle a quitté la Côte d’Ivoire pour éviter d’être excisée. Arrivée en France par voie terrestre et maritime, elle a passé plusieurs mois sans titre de séjour. Sans hébergement, elle vivait dans un squat de la banlieue parisienne. Lorsqu’elle est tombée enceinte des jumelles, les professionnel·les qui l’accompagnaient pour sa grossesse, inquièt·es pour sa santé, se sont démené·es pour lui trouver une place d’hébergement d’urgence. Ayant obtenu un titre de séjour pour « mère d’enfant réfugié », elle espère, au moment où je la rencontre, trouver rapidement un logement pérenne.
J’ai mené mon enquête de terrain auprès de structures associatives et médico-sociales qui accompagnent les mères en situation de migration à Saint-Bois-Sur-Seine[1]Afin de respecter l’anonymat, les prénoms, le nom de l’association et les noms de lieux ont été changés., une des communes les plus pauvres d’Île-de-France. Les femmes que j’ai rencontrées dans ce cadre ont des situations similaires à celle de Madame Sibidé. Lorsqu’elles tombent enceintes, les travailleur·euses des structures médico-sociales qui les accompagnent s’alarment souvent de leurs conditions de vie et tentent de trouver des solutions d’hébergement pour elles et l’enfant à naître. Les femmes en situation de migration, enceintes ou accompagnées d’enfants en bas âge, sont considérées comme vulnérables et sont le public prioritaire des services de protection (Mottet, 2021). Cette protection s’accompagne d’une plus grande surveillance de la part des professionnel·les qui s’inquiètent des conditions de vie des enfants. Cet article interroge la manière dont la protection et le contrôle mis en place par les structures transforment l’intimité des familles, en particulier les comportements des mères à l’égard de leurs enfants et leurs liens familiaux.
Protéger les enfants
Les familles migrantes racisées sont souvent désignées par les médias, les politiques et les institutions comme déficientes, voire nocives pour leurs enfants (Bentouhami, 2022). Les comportements intimes des mères à l’égard de leurs enfants, notamment leurs interactions avec elles et eux ou leur éducation, sont alors plus souvent contrôlés par les professionel·les. Natacha est sage-femme dans un centre Protection Maternelle et Infantile (PMI), une structure départementale qui assure l’accompagnement sanitaire des (futures-)mères et de leurs enfants. Le 2 mars 2021, elle reçoit Madame Diakité, une Ivoirienne de 27 ans, mère d’un garçon de 2 ans et enceinte de son deuxième enfant. Après le rendez-vous de suivi de grossesse, Natacha est préoccupée pour le fils de Madame Diakité :
À un moment elle l’a tapé (pendant le rendez-vous la patiente a tapé son fils sur la main). Donc au pays c’est normal. Moi aussi je ne suis pas irréprochable. Mais ça me donne envie de savoir comment ça se passe à la maison. Parce qu’elle avait l’air très agacée. Il a 2 ans, il ne parle pas, il est très agité. Il y a un problème éducatif : le téléphone. Elle ne lui parle pas. (Elle soupire)
Le constat de ces « problèmes éducatifs » peut avoir des conséquences sur la prise en charge des familles. C’est notamment ce qu’illustre la situation de Madame Sibidé que j’ai rencontrée le 16 février 2021 pendant un rendez-vous au Centre Communal d’Action Sociale (CCAS), une structure publique qui se charge de l’aide sociale de Saint-Bois-Sur-Seine. Madame Sibidé a rendez-vous avec Cathy, une assistante sociale de 44 ans qui accompagne les personnes sans domicile fixe vers un logement. Quelques jours après le rendez-vous, pendant une pause déjeuner, Cathy revient sur la situation de Madame Sibidé. Elle a lu le rapport psychiatrique de l’usagère et s’interroge sur l’impact de la santé mentale de la mère sur sa relation avec ses filles :
Ça ne veut pas dire qu’elle maltraite ses enfants. Mais faire peut-être de la prévention. Peut-être qu’il faut que les enfants voient un psy aussi. Peut-être qu’il faut qu’elle ait une aide éducative.
Si les travailleur·euses des structures médico-sociales estiment que les enfants sont en danger, ils et elles peuvent signaler le risque au juge pour enfants (Serre, 2010). Les professionnel·les peuvent solliciter un renforcement de l’accompagnement des familles, et éventuellement, peuvent demander une mesure de placement des enfants. Les familles en situation de migration sont plus souvent sujettes aux signalements et les attentes des professionnel·les sont plus élevées à leur égard (Ibid.).
« Les familles en situation de migration sont plus souvent sujettes aux signalements et les attentes des professionnel·les sont plus élevées à leur égard »
Hanan Sfalti, anthropologue
Des mères sous surveillance
Ce qui est pensé par les structures d’accompagnement comme de la protection est souvent perçu et vécu par les familles rencontrées comme de la surveillance. C’est notamment le cas de Safiatou, une ivoirienne de 23 ans mère d’un enfant de 2 ans, prise en charge dans un centre maternel : « Toutes les mamans qui sont là sont surveillées. C’est le prix à payer. » Cette surveillance, Christelle, une camerounaise de 34 ans sans titre de séjour, mère d’une petite fille de 1 an, la ressent également. Face à cela, elle suit à la lettre les recommandations des professionnel·les qui l’accompagnent :
Pour ne pas avoir de problèmes, tu es obligée de faire parfois ce qu’ils disent. Parce qu’après si tu t’entêtes, [si] tu fais ce que toi tu veux et qu’il y a un problème, tu vas comprendre que l’enfant que tu as accouché en France, ce n’est pas ton enfant. Ce n’est pas ton enfant. C’est l’enfant du gouvernement français. […] Encore je suis noire. Ils vont mettre mon truc en doute. Donc il faut toujours faire des efforts. Quand il faut aller à la vaccination… que tout soit carré en fait. C’est triste mais c’est vrai.
Comme l’explique Christelle, les femmes adaptent leurs comportements à l’égard de leurs enfants pour éviter d’être considérées comme des « mauvaises mères » (Cardi, 2007) et d’être sanctionnées. Elles craignent en particulier que leurs enfants leur soient enlevés pour être placés en dehors de la famille. Si le placement des enfants représente 54 % des mesures mises en place dans le cadre de l’Aide Sociale à l’Enfance en 2020 (Leroux, 2022), ce n’est pas une menace couramment énoncée par les professionnel·les rencontré·es. Toutefois, la plupart des femmes en situation de migration avec qui j’ai échangé partagent entre elles les expériences de voisines ou de consœurs dont les enfants auraient été placés et vivent dans la crainte que cela leur arrive. Cette crainte du placement des enfants participe à discipliner les comportements des mères, qui comme Christelle, tentent de correspondre à ce qui est attendu d’elles. Cependant, comme le décrit Christelle, l’accompagnement impacte également la perception du lien qui l’unit à son enfant : sa fille qu’on peut lui enlever si elle n’agit pas selon ce qui est attendu d’elle est-elle la sienne ou celle « du gouvernement français » ?
Façonner les liens
Les femmes en situation de migration sont à la fois protégées parce qu’elles sont mères et en même temps considérées comme des « mauvaises mères » à surveiller. L’encadrement des familles, entre protection et contrôle, transforme la manière dont les mères perçoivent les liens qui les unissent à leurs enfants. Alors que la prise en charge médico-sociale est pensée comme un accompagnement des familles à la parentalité, les mères expriment au contraire que le lien à leurs enfants se fragilise. Observer le traitement des mères en situation de migration permet donc de voir que les liens familiaux, pourtant considérés comme personnels et intimes, sont traversés par des enjeux de race, d’origine et de situation administrative, et sont travaillés constamment par l’État.
Pour aller plus loin
- Cardi C., 2007. « La « mauvaise mère » : figure féminine du danger », Mouvements, vol. 49, no 1, 2007, pp. 27–37.
- Bentouhami H., 2022, Judith Butler : race, genre et mélancolie, Éditions Amsterdam, coll. L’émancipation en question, Paris, pp. 180.
- Leroux I. (dir.), 2022. L’aide et l’action sociales en France. Perte d’autonomie, handicap, protection de l’enfance et insertion. Panorama de la DREES, Social, p. 266.
- Mottet A., 2021. « Les femmes et les enfants d’abord. Normes familiales, tri et réinstallation de réfugiés », in Revue interdisciplinaire d’études juridiques, Université Saint-Louis – Bruxelles, Bruxelles, Vol. 86, n° 1, pp. 193–215.
- Serre D., 2010. « Les assistantes sociales face à leur mandat de surveillance des familles. Des professionnelles divisées », Déviance et Société, vol. 34, no 2, pp. 149–162.
L’autrice
Hanan Sfalti est doctorante en anthropologie au LISST-Cas et affiliée à l’Institut Convergences Migrations. Son travail de recherche s’intéresse au parcours des mères en situation de migration et à leur accompagnement par des structures associatives et médico-sociales. Elle étudie en particulier la manière dont la prise en charge participe à la régulation des comportements et des subjectivités des femmes en situation de migration.
Citer cet article
Hanan Sfalti, « Quand la protection médico-sociale façonne les liens familiaux des mères en situation de migration », in : Florent Chossière, Laura Odasso, Glenda Santana de Andrade (dir.), Dossier « Intimité, au cœur des migrations », De facto [En ligne], 37 | Mars 2024, mis en ligne le 20 mars 2024. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2024/03/12/defacto-037–02/
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