François Héran, démographe
Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, le président Macron a pris la parole en sa qualité de président du Conseil de l’Union européenne pour assurer que chaque pays, y compris la France, allait « prendre sa part » dans l’accueil des réfugiés. « Nous le ferons, ajoute-t-il, en Européens, de manière coordonnée, responsable et solidaire » (discours du 25 février 2022).
Figure 1. Nombre de premiers demandeurs d’asile syriens, afghans et irakiens enregistrés en Allemagne, en France et en Pologne de 2013 à 2022.
Source : Eurostat
Chiffres absolus. Pour ramener l’Allemagne à l’échelle de la France, réduire les effectifs d’environ 20 %. Les effectifs enregistrés en Pologne sont si faibles qu’ils disparaissent dans l’épaisseur de l’axe. La France est plus proche de la Pologne que de l’Allemagne.
Accueil des réfugiés syriens : la France à l’écart
Mais que signifie au juste « prendre sa part » de l’accueil ? S’agit-il d’accueillir les exilés dans les modestes proportions que la France a coutume de pratiquer à chaque « crise des réfugiés » ? Ou bien faut-il comprendre que la charge de l’accueil doit être équitablement répartie en Europe, en fonction du poids démographique et du poids économique de chaque pays ? Selon l’option choisie, l’accueil change radicalement d’échelle. Or il semble que ni la classe politique ni l’opinion publique de notre pays n’aient réellement conscience des implications de chaque option[1].
Commençons par la première option. La Syrie comptait 22 millions d’habitants avant la guerre. Combien de demandes d’asile syriennes la France a‑t-elle cumulées en l’espace de dix ans, de 2013 à 2022 ? Environ 30 500, selon les données transmises à Eurostat (figure 1). C’est un chiffre dérisoire, comparé à celui de l’Allemagne, qui a enregistré dans la même période près de 950 000 demandes de Syriens, soit… 30 fois plus. Or, selon le Haut-Commissariat de l’ONU aux réfugiés, le nombre total de Syriens qui ont dû fuir leur pays s’élève fin 2022 à 6,7 millions (sachant que les déplacés internes sont environ 6,8 millions). La plupart (77 %) se sont réfugiés dans les pays limitrophes : Turquie (3,5 millions), Liban (0,8), Jordanie (0,7). Seuls 21 % ont pu déposer une demande d’asile dans un pays de l’Espace économique européen (Union européenne, Suisse, Norvège, Islande) ou au Royaume-Uni, soit 1 428 000 personnes. Sur ce nombre, l’Allemagne en a enregistré 55,5 % et la France pas plus de 2,1 % (30 465). Le compte est simple : 2,1 % des 21 % de Syriens enregistrés dans l’Espace économique européen, cela représente 0,5 % de l’ensemble des exilés syriens (30 470 sur 6,7 millions). On est loin, très loin, du « tsunami » dénoncé par certains partis. Le Royaume-Uni, il est vrai, a réussi à se défausser davantage, en jouant sur sa position périphérique et insulaire : 1,5 % seulement des exilés syriens entrés en Europe ont pu le rejoindre pour déposer une demande.
Il faut, bien sûr, faire la part dans ce bilan des préférences des exilés : en optant pour l’Allemagne, ils ont choisi un pays plus attractif que la France, car plus prospère et plus disposé à les accueillir. Mais cela ne suffit pas à expliquer l’ampleur du décalage entre les deux pays. Les autorités françaises invoquent désormais l’effort accompli pour accueillir les Afghans à divers titres : des liens avec le corps expéditionnaire français, la menace de persécution religieuse (subie notamment par la minorité hazara) ou encore la défense des droits humains. Cet effort s’est fortement intensifié depuis la prise de Kaboul par les talibans (15 août 2021), au point que la France a enregistré, sur toute la période 2013–2022, environ 11 % des demandes d’asile afghanes déposées dans l’Espace économique européen ou au Royaume-Uni. Cela reste toutefois très en deçà des efforts de l’Allemagne, qui a enregistré dans le même temps trois fois plus de demandes d’asile afghanes que la France : 281 000 au lieu de 88 300.
Là encore, il faut souligner le rôle central des pays limitrophes. L’Iran héberge 4,5 millions d’Afghans, dont 1 million ont fui le régime taliban à partir d’août 2021. Le Pakistan estime sa population afghane à 3,7 millions. En comparaison, on compte seulement 860 000 Afghans ayant déposé une demande d’asile en Europe depuis 2013.
Les capacités d’accueil : structurelles ou politiques ?
Il importe de distinguer dans les capacités d’accueil d’un pays ses capacités structurelles, à savoir la population, la richesse ou l’étendue du territoire, et ses capacités politiquement construites, comme les moyens alloués au traitement des demandes, les places d’hébergement, la politique migratoire en général, l’organisation du marché du travail, le régime d’exploitation de la main‑d’œuvre étrangère, l’externalisation du contrôle des frontières. La France réunit 15 % de la population de l’Union européenne et 17 % de son PIB. Si l’on admet qu’un pays doit accueillir les exilés enregistrés en Europe à proportion de ses capacités structurelles, il est clair que la France est très loin du compte à l’égard des Syriens. Elle aurait dû, en toute équité, enregistrer entre 170 000 et 200 000 demandes syriennes, et non pas 30 000.
On se trompe quand on allègue que la France serait « trop généreuse » envers les demandeurs d’asile et qu’il suffirait, pour la rendre moins « attractive » et contrer l’« appel d’air » de réduire ou d’abolir certains dispositifs : allocation pour demandeur d’asile, aide médicale d’État, droit du sol, allocations familiales, etc. Si cela était vrai, les Syriens, les Afghans ou les Irakiens frapperaient bien plus souvent à la porte de la France. L’afflux des exilés, au lieu d’être très inférieur à la « part » qui reviendrait la France dans l’hypothèse d’une répartition équitable due la charge d’accueil au sein de l’espace européen, serait largement supérieur. Cette faute de raisonnement est pourtant largement répandue dans le débat public.
L’accueil des Ukrainiens en France : un effort encore limité
Qu’en est-il à présent de l’Ukraine ? Le pays comptait avant la guerre 44 millions d’habitants, soit deux fois plus que la Syrie. Selon le ministre de l’Intérieur, Gérard Darmanin, la France était en mesure d’accueillir 100 000 réfugiés ukrainiens, « voire davantage » (déclaration du 14 mars 2022). Deux mois plus tard, l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) annonçait avoir délivré en un temps record quelque 80 000 allocations pour demandeurs d’asile (Ada) à des réfugiés ukrainiens. Par la suite, les retours vers l’Ukraine ont ramené à 72 000 le nombre d’Ukrainiens bénéficiaires de la « protection temporaire » accordée par l’Union européenne. Nul ne peut nier l’effort exceptionnel des autorités, ainsi que la mobilisation des associations et des bénévoles. Mais peut-on affirmer pour autant qu’à l’échelle européenne, la France « prend sa part » de l’accueil des Ukrainiens ?
Figure 2. Ukrainian people externally displaced and beneficiaries of temporary protection or asylum : numbers per 1,000 inhabitants.
Source : Ukraine Refugee Situation, UNHCR Report, August 2023, https://data.unhcr.org/en/situations/ukraine. National populations drawn from the 2022 Revision of the UN World Population Prospects.
Comme pour la Syrie, les pays limitrophes sont en première ligne. Sur les 7 millions d’Ukrainiens (en grande majorité des femmes et des enfants) ayant fui le pays depuis la fin février 2022, plus de la moitié se sont réfugiés dans les pays voisins, selon les données récentes du HCR (25 mai 2022), et 2 550 000 dans les pays non limitrophes de l’UE. Or le poids de la France dans ce dernier périmètre est important : 13,8 % de la population, 15,1 % du PIB. Si elle se conformait à un principe de répartition équitable et solidaire, elle devrait accueillir les Ukrainiennes à la hauteur de son poids démographique et économique dans cet espace, soit aux alentours de 370 000 personnes (14,5 % de 2 550 000). Force est de constater que les 72 000 protégées par la France représentent en regard un effectif très faible : moins de 3 % des exilés ukrainiens accueillis en dehors des pays limitrophes. C’est cinq fois moins que notre « part ».
Une tentation : reconduire l’existant en reportant la charge de l’accueil sur les diasporas
On objectera qu’il faut faire intervenir un autre facteur, à savoir le poids très inégal, d’un pays à l’autre, des diasporas ukrainiennes susceptibles d’attirer les nouveaux venus. Dans le round des recensements de l’an 2020 ou 2021, les communautés ukrainiennes les plus importantes en dehors des pays limitrophes étaient dénombrées en Italie (240 000 personnes), en République tchèque (163 000), en Allemagne (135 000) et en Espagne (107 000). Partout ailleurs, elles comptaient moins de 40 000 personnes, pas plus de 20 300 dans le cas de la France. Chiffres peut-être sous-estimés, mais qui dessinent une carte suffisamment différenciée de l’« Europe ukrainienne ». Bien plus que les États, ce sont les diasporas (au sens large du terme) qui ont pris en charge l’afflux des exilés ukrainiens. Mais doit-on se satisfaire d’accueillir les réfugiés d’un pays en guerre au prorata de leur présence préalable à travers l’Europe ? Est-ce aux immigrés déjà établis sur le territoire d’assumer l’accueil de leurs compatriotes, alors que le principe d’équité affirmé par l’Union européenne est censé mobiliser les États ? S’il devait se replier sur cette doctrine, l’effort d’hospitalité fièrement affiché par le gouvernement français manquerait totalement sa cible.
[1] Rédigée en juin 2022, la version française de ce texte couvrait la période 2014–2021. La présente version actualise les données et les étend à toute la décennie 2013–2022. Le commentaire a été revu et enrichi. La figure 2 est nouvelle.
« Mais la France doit en prendre sa part » : le tardif repentir de Michel Rocard
« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre sa part. » L’allocution d’Emmanuel Macron fait allusion à cette célèbre formule de Michel Rocard. Certains s’insurgent de la voir citée sans sa seconde partie. Il faut lire à ce sujet l’excellente mise au point de Juliette Déborde : « “Misère du monde“, ce qu’a vraiment dit Michel Rocard », Libération, rubrique Désintox, 22 avril 2015. Le 3 décembre 1989, peu de temps après l’affaire du foulard islamique de Creil, le Premier ministre est très clair sur TF1 : « Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde ». Il récidive le 13 décembre devant l’Assemblée nationale, avant d’enfoncer le clou en janvier 1990 devant un collectif de députés originaires du Maghreb : « J’ai beaucoup réfléchi avant d’assumer cette formule. Il m’a semblé que mon devoir était de l’assumer complètement. Aujourd’hui je le dis clairement. La France n’est plus, ne peut plus être, une terre d’immigration nouvelle. Je l’ai déjà dit et je le réaffirme, quelque généreux qu’on soit, nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde. »
C’est seulement le 24 août 1996, dans une tribune du Monde, que Michel Rocard, mesurant peut-être les effets délétères de son adage, ajouta cette restriction : « mais la France doit en prendre sa part ». Un repentir, comme disent les peintres, mais un repentir surgi après sept ans de réflexion.
L’auteur
François Héran est démographe, titulaire de la chaire Migrations et Sociétés au Collège du France et président de l’Institut Convergences Migrations.
Citer cet article
François Héran, « Et si la France prenait vraiment “sa part” dans l’accueil des réfugiés ? », in : Antonin Durand, Thomas Chopard, Catherine Gousseff et Claire Zalc (dir.), Dossier « Migrations et frontières de l’Ukraine en guerre », De facto [En ligne], 33 | Juin 2022, mis en ligne le 24 juin 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/05/05/defacto-033–04/
Republication
De facto est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution-No derivative 4.0 International (CC BY-ND 4.0). Vous êtes libres de republier gratuitement cet article en ligne ou sur papier, en respectant ces recommandations. N’éditez pas l’article, mentionnez l’auteur et précisez que cet article a été publié par De facto | Institut Convergences Migrations. Demandez le embed code de l’article à defacto@icmigrations.fr