Et si la France prenait vraiment « sa part » dans l’accueil des réfugiés ? — actualisation septembre 2023

François Héran, démographe

Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, le président Macron a pris la parole en sa qualité de président du Conseil de l’Union européenne pour assurer que chaque pays, y compris la France, allait « prendre sa part » dans l’accueil des réfugiés. « Nous le ferons, ajoute-t-il, en Européens, de manière coordonnée, responsable et solidaire » (discours du 25 février 2022).

Rédigée en juin 2022, la première version de ce texte couvrait la période 2014–2021. La présente version actua­lise les données et les étend à toute la décennie 2013–2022. Le commen­taire a été revu et enrichi. La figure 2 est nouvelle.

Figure 1. Nombre de premiers deman­deurs d’asile syriens, afghans et irakiens enre­gis­trés en Alle­magne, en France et en Pologne de 2013 à 2022.
Source : Eurostat

Chiffres absolus. Pour ramener l’Allemagne à l’échelle de la France, réduire les effec­tifs d’environ 20 %. Les effec­tifs enre­gis­trés en Pologne sont si faibles qu’ils dispa­raissent dans l’épaisseur de l’axe. La France est plus proche de la Pologne que de l’Allemagne.

Accueil des réfugiés syriens : la France à l’écart

Mais que signifie au juste « prendre sa part » de l’accueil ? S’agit-il d’accueillir les exilés dans les modestes propor­tions que la France a coutume de prati­quer à chaque « crise des réfu­giés » ? Ou bien faut-il comprendre que la charge de l’accueil doit être équi­ta­ble­ment répartie en Europe, en fonc­tion du poids démo­gra­phique et du poids écono­mique de chaque pays ? Selon l’option choisie, l’accueil change radi­ca­le­ment d’échelle. Or il semble que ni la classe poli­tique ni l’opinion publique de notre pays n’aient réel­le­ment conscience des impli­ca­tions de chaque option[1].

Commen­çons par la première option. La Syrie comp­tait 22 millions d’habitants avant la guerre. Combien de demandes d’asile syriennes la France a‑t-elle cumu­lées en l’espace de dix ans, de 2013 à 2022 ? Environ 30 500, selon les données trans­mises à Euro­stat (figure 1). C’est un chiffre déri­soire, comparé à celui de l’Allemagne, qui a enre­gistré dans la même période près de 950 000 demandes de Syriens, soit… 30 fois plus. Or, selon le Haut-Commis­sa­riat de l’ONU aux réfu­giés, le nombre total de Syriens qui ont dû fuir leur pays s’élève fin 2022 à 6,7 millions (sachant que les déplacés internes sont environ 6,8 millions). La plupart (77 %) se sont réfu­giés dans les pays limi­trophes : Turquie (3,5 millions), Liban (0,8), Jordanie (0,7). Seuls 21 % ont pu déposer une demande d’asile dans un pays de l’Espace écono­mique euro­péen (Union euro­péenne, Suisse, Norvège, Islande) ou au Royaume-Uni, soit 1 428 000 personnes. Sur ce nombre, l’Allemagne en a enre­gistré 55,5 % et la France pas plus de 2,1 % (30 465). Le compte est simple : 2,1 % des 21 % de Syriens enre­gis­trés dans l’Espace écono­mique euro­péen, cela repré­sente 0,5 % de l’ensemble des exilés syriens (30 470 sur 6,7 millions). On est loin, très loin, du « tsunami » dénoncé par certains partis. Le Royaume-Uni, il est vrai, a réussi à se défausser davan­tage, en jouant sur sa posi­tion péri­phé­rique et insu­laire : 1,5 % seule­ment des exilés syriens entrés en Europe ont pu le rejoindre pour déposer une demande.

Il faut, bien sûr, faire la part dans ce bilan des préfé­rences des exilés : en optant pour l’Allemagne, ils ont choisi un pays plus attractif que la France, car plus pros­père et plus disposé à les accueillir. Mais cela ne suffit pas à expli­quer l’ampleur du déca­lage entre les deux pays. Les auto­rités fran­çaises invoquent désor­mais l’effort accompli pour accueillir les Afghans à divers titres : des liens avec le corps expé­di­tion­naire fran­çais, la menace de persé­cu­tion reli­gieuse (subie notam­ment par la mino­rité hazara) ou encore la défense des droits humains. Cet effort s’est forte­ment inten­sifié depuis la prise de Kaboul par les tali­bans (15 août 2021), au point que la France a enre­gistré, sur toute la période 2013–2022, environ 11 % des demandes d’asile afghanes dépo­sées dans l’Espace écono­mique euro­péen ou au Royaume-Uni. Cela reste toute­fois très en deçà des efforts de l’Allemagne, qui a enre­gistré dans le même temps trois fois plus de demandes d’asile afghanes que la France : 281 000 au lieu de 88 300.

Là encore, il faut souli­gner le rôle central des pays limi­trophes. L’Iran héberge 4,5 millions d’Afghans, dont 1 million ont fui le régime taliban à partir d’août 2021. Le Pakistan estime sa popu­la­tion afghane à 3,7 millions. En compa­raison, on compte seule­ment 860 000 Afghans ayant déposé une demande d’asile en Europe depuis 2013.

Les capacités d’accueil : structurelles ou politiques ?

Il importe de distin­guer dans les capa­cités d’accueil d’un pays ses capa­cités struc­tu­relles, à savoir la popu­la­tion, la richesse ou l’étendue du terri­toire, et ses capa­cités poli­ti­que­ment construites, comme les moyens alloués au trai­te­ment des demandes, les places d’hébergement, la poli­tique migra­toire en général, l’organisation du marché du travail, le régime d’exploitation de la main‑d’œuvre étran­gère, l’externalisation du contrôle des fron­tières. La France réunit 15 % de la popu­la­tion de l’Union euro­péenne et 17 % de son PIB. Si l’on admet qu’un pays doit accueillir les exilés enre­gis­trés en Europe à propor­tion de ses capa­cités struc­tu­relles, il est clair que la France est très loin du compte à l’égard des Syriens. Elle aurait dû, en toute équité, enre­gis­trer entre 170 000 et 200 000 demandes syriennes, et non pas 30 000.

On se trompe quand on allègue que la France serait « trop géné­reuse » envers les deman­deurs d’asile et qu’il suffi­rait, pour la rendre moins « attrac­tive » et contrer l’« appel d’air » de réduire ou d’abolir certains dispo­si­tifs : allo­ca­tion pour deman­deur d’asile, aide médi­cale d’État, droit du sol, allo­ca­tions fami­liales, etc. Si cela était vrai, les Syriens, les Afghans ou les Irakiens frap­pe­raient bien plus souvent à la porte de la France. L’afflux des exilés, au lieu d’être très infé­rieur à la « part » qui revien­drait la France dans l’hypothèse d’une répar­ti­tion équi­table due la charge d’accueil au sein de l’espace euro­péen, serait large­ment supé­rieur. Cette faute de raison­ne­ment est pour­tant large­ment répandue dans le débat public.

L’accueil des Ukrainiens en France : un effort encore limité

Qu’en est-il à présent de l’Ukraine ? Le pays comp­tait avant la guerre 44 millions d’habitants, soit deux fois plus que la Syrie. Selon le ministre de l’Intérieur, Gérard Darmanin, la France était en mesure d’accueillir 100 000 réfu­giés ukrai­niens, « voire davan­tage » (décla­ra­tion du 14 mars 2022). Deux mois plus tard, l’Office fran­çais de l’immigration et de l’intégration (Ofii) annon­çait avoir délivré en un temps record quelque 80 000 allo­ca­tions pour deman­deurs d’asile (Ada) à des réfu­giés ukrai­niens. Par la suite, les retours vers l’Ukraine ont ramené à 72 000 le nombre d’Ukrainiens béné­fi­ciaires de la « protec­tion tempo­raire » accordée par l’Union euro­péenne. Nul ne peut nier l’effort excep­tionnel des auto­rités, ainsi que la mobi­li­sa­tion des asso­cia­tions et des béné­voles. Mais peut-on affirmer pour autant qu’à l’échelle euro­péenne, la France « prend sa part » de l’accueil des Ukrainiens ?

Figure 2. Ukrai­nian people exter­nally displaced and bene­fi­cia­ries of tempo­rary protec­tion or asylum : numbers per 1,000 inhabitants.
Source : Ukraine Refugee Situa­tion, UNHCR Report, August 2023, https://​data​.unhcr​.org/​e​n​/​s​i​t​u​a​t​i​o​n​s​/​u​kraine. National popu­la­tions drawn from the 2022 Revi­sion of the UN World Popu­la­tion Prospects.

Comme pour la Syrie, les pays limi­trophes sont en première ligne. Sur les 7 millions d’Ukrainiens (en grande majo­rité des femmes et des enfants) ayant fui le pays depuis la fin février 2022, plus de la moitié se sont réfu­giés dans les pays voisins, selon les données récentes du HCR (25 mai 2022), et 2 550 000 dans les pays non limi­trophes de l’UE. Or le poids de la France dans ce dernier péri­mètre est impor­tant : 13,8 % de la popu­la­tion, 15,1 % du PIB. Si elle se confor­mait à un prin­cipe de répar­ti­tion équi­table et soli­daire, elle devrait accueillir les Ukrai­niennes à la hauteur de son poids démo­gra­phique et écono­mique dans cet espace, soit aux alen­tours de 370 000 personnes (14,5 % de 2 550 000). Force est de constater que les 72 000 proté­gées par la France repré­sentent en regard un effectif très faible : moins de 3 % des exilés ukrai­niens accueillis en dehors des pays limi­trophes. C’est cinq fois moins que notre « part ».

Une tentation : reconduire l’existant en reportant la charge de l’accueil sur les diasporas

On objec­tera qu’il faut faire inter­venir un autre facteur, à savoir le poids très inégal, d’un pays à l’autre, des diasporas ukrai­niennes suscep­tibles d’attirer les nouveaux venus. Dans le round des recen­se­ments de l’an 2020 ou 2021, les commu­nautés ukrai­niennes les plus impor­tantes en dehors des pays limi­trophes étaient dénom­brées en Italie (240 000 personnes), en Répu­blique tchèque (163 000), en Alle­magne (135 000) et en Espagne (107 000). Partout ailleurs, elles comp­taient moins de 40 000 personnes, pas plus de 20 300 dans le cas de la France. Chiffres peut-être sous-estimés, mais qui dessinent une carte suffi­sam­ment diffé­ren­ciée de l’« Europe ukrai­nienne ». Bien plus que les États, ce sont les diasporas (au sens large du terme) qui ont pris en charge l’afflux des exilés ukrai­niens. Mais doit-on se satis­faire d’accueillir les réfu­giés d’un pays en guerre au prorata de leur présence préa­lable à travers l’Europe ? Est-ce aux immi­grés déjà établis sur le terri­toire d’assumer l’accueil de leurs compa­triotes, alors que le prin­cipe d’équité affirmé par l’Union euro­péenne est censé mobi­liser les États ? S’il devait se replier sur cette doctrine, l’effort d’hospitalité fière­ment affiché par le gouver­ne­ment fran­çais manque­rait tota­le­ment sa cible.

[1] Rédigée en juin 2022, la version fran­çaise de ce texte couvrait la période 2014–2021. La présente version actua­lise les données et les étend à toute la décennie 2013–2022. Le commen­taire a été revu et enrichi. La figure 2 est nouvelle.

« Mais la France doit en prendre sa part » : le tardif repentir de Michel Rocard

« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre sa part. » L’allocution d’Emmanuel Macron fait allu­sion à cette célèbre formule de Michel Rocard. Certains s’insurgent de la voir citée sans sa seconde partie. Il faut lire à ce sujet l’excellente mise au point de Juliette Déborde : « “Misère du monde“, ce qu’a vrai­ment dit Michel Rocard », Libé­ra­tion, rubrique Désintox, 22 avril 2015. Le 3 décembre 1989, peu de temps après l’affaire du foulard isla­mique de Creil, le Premier ministre est très clair sur TF1 : « Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde ». Il réci­dive le 13 décembre devant l’Assemblée natio­nale, avant d’enfoncer le clou en janvier 1990 devant un collectif de députés origi­naires du Maghreb : « J’ai beau­coup réfléchi avant d’assumer cette formule. Il m’a semblé que mon devoir était de l’assumer complè­te­ment. Aujourd’hui je le dis clai­re­ment. La France n’est plus, ne peut plus être, une terre d’immigration nouvelle. Je l’ai déjà dit et je le réaf­firme, quelque géné­reux qu’on soit, nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde. »

C’est seule­ment le 24 août 1996, dans une tribune du Monde, que Michel Rocard, mesu­rant peut-être les effets délé­tères de son adage, ajouta cette restric­tion : « mais la France doit en prendre sa part ». Un repentir, comme disent les peintres, mais un repentir surgi après sept ans de réflexion.

L’auteur

Fran­çois Héran est démo­graphe, titu­laire de la chaire Migra­tions et Sociétés au Collège du France et président de l’Ins­titut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Fran­çois Héran, « Et si la France prenait vrai­ment “sa part” dans l’accueil des réfu­giés ? », in : Antonin Durand, Thomas Chopard, Cathe­rine Gous­seff et Claire Zalc (dir.), Dossier « Migra­tions et fron­tières de l’Ukraine en guerre », De facto [En ligne], 33 | Juin 2022, mis en ligne le 24 juin 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/05/05/defacto-033–04/

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