Clara Jullien, géographe
Dans un contexte de transformations économiques, sociales et foncières, le Vietnam fait face à des changements environnementaux rapides. La migration interne entre le rural et l’urbain est un moyen de négocier avec les incertitudes. Mais enjeu environnemental et objectifs de développement se confrontent.
Photo : Dans les villages du Centre du Vietnam, les enfants et les aînés restent derrière alors que les jeunes migrent vers les villes, crédit : Clara Jullien, 25 janvier 2022, commune de Hanh Tin Dong, district de Nghia Hanh, province de Quang Ngai, Vietnam
Dans le Centre du Vietnam, dans la province de Quang Ngai, un enfant s’élance au travers des rizières. Sur les champs monochromes les silhouettes sombres des aînés se découpent. Entre les deux générations, manque celle des parents partis en quête de nouvelles opportunités.
A quelques 800 kilomètres de là en longeant la Mer de Chine Méridionale, s’étend la métropole de Ho Chi Minh Ville. Vitrine de l’urbanisation vietnamienne, l’agglomération est le visage d’une modernité composée. Le gouvernement autoritaire s’y place en chef d’orchestre de l’aménagement des territoires tout en laissant aux lois du marché une marge croissante d’improvisation. Si la métropole compte officiellement environ 9 millions d’habitants, sa population effective va bien au-delà. Une immigration massive et continue émane des zones agricoles, et demeure difficile à comptabiliser. Au rythme d’une transition accélérée dans laquelle se combinent enjeux économiques, sociaux et environnementaux, les départs alimentent l’urbanisation et la croissance économique du pays. Dans un contexte radicalement transformé depuis l’entrée du pays dans l’économie de marché mondialisée à la fin des années 1980, territoires ruraux et urbains se voient recomposés par ces flux.
Incertitudes
Le Delta du Mékong au sud du Vietnam et la Côte Centrale sont les deux principales régions d’émigration interne du pays. Le secteur agricole et aquacole, après s’être largement mécanisé au cours des années 1980 et 1990, réduisant de ce fait les besoins en main d’œuvre, suit aujourd’hui les fluctuations du marché mondial et national. La conjoncture requiert alors une grande adaptabilité de la part des exploitants. Par ailleurs, les terres agricoles deviennent bien souvent trop petites pour maintenir une activité commerciale. Dans ce cadre, les changements environnementaux accélèrent des phénomènes migratoires déjà à l’œuvre. Sous un régime de mousson, le pays fait face à une variation des précipitations, qui s’intensifient ou se raréfient par endroits, ainsi qu’à une aggravation des sécheresses. Ces dérèglements perturbent les activités agricoles. A ces enjeux transversaux s’ajoutent des spécificités régionales. D’une part, le Delta du Mékong est confronté à la montée des eaux, à l’érosion, et à la salinisation, renforcés par certains choix d’aménagement locaux (pompage d’eau des nappes phréatiques, extraction de sable, ou encore édification de barrages en amont du fleuve). D’autre part, sur la Côte Centrale, les projections anticipent une intensification des typhons annuels, en particulier des plus violents.
Négociations
Ainsi, les zones rurales de ces régions voient leur population en âge de travailler migrer vers les pôles urbains et les zones industrielles. Dans un contexte social où la migration s’est largement normalisée, elle devient un moyen d’accéder à des opportunités professionnelles ou éducatives, dans une visée d’ascension sociale ou d’émancipation. Les ménages ruraux développent des pratiques multilocalisées, un pied au village et un pied en ville, et s’assurent de cette manière une flexibilité nécessaire pour négocier avec l’incertitude. Les membres du ménage restés au village adaptent, dans la mesure du possible, leurs pratiques agricole et aquacole aux exigences du marché et du climat ; les membres migrants, quant à eux, renvoient une partie de leurs revenus à leurs proches ou économisent pour investir dans une maison au village. Les aînés se résignent à laisser partir les plus jeunes et à rester derrière. Ainsi, il n’est pas rare que plusieurs générations migrent successivement, avant de se réinstaller sur les terres familiales. Ces expériences migratoires longues de plusieurs années sont malgré tout perçues comme temporaires. En ville, les migrants ruraux issus des secteurs agricoles et aquacoles rejoignent la masse des travailleurs urbains précaires (dans l’industrie, les services ou le secteur informel). Dans la mesure où s’installer durablement dans la métropole reste hors d’atteinte financièrement, la perspective de revenir sur les terres conservées au village est primordiale. Néanmoins, la pression foncière et environnementale qui menace les terres agricoles est susceptible de remettre en question ces réinstallations.
« Dans la mesure où s’installer durablement dans la métropole reste hors d’atteinte financièrement, la perspective de revenir sur les terres conservées au village est primordiale. »
Clara Jullien, géographe
Contradictions
Dans le même temps, entre un delta et un estuaire, la métropole de Ho Chi Minh Ville a les pieds dans l’eau. Comme son voisin le delta du Mékong, elle est confrontée à la montée du niveau de la mer, aggravée là aussi par l’affaissement des sols, ainsi qu’à l’augmentation des précipitations. D’ores-et-déjà, les inondations durant la saison des pluies révèlent les conséquences de l’imperméabilisation des sols. En somme, les migrations s’orientent vers une métropole en croissance qui peine à apporter une réponse à la hauteur des pressions environnementales. Le gouvernement vietnamien adopte une posture interventionniste dans l’adaptation au changement climatique et met l’infrastructure au service de l’atténuation de ses impacts : digues, barrages et opérations de relogement se multiplient. Mais, la prise en charge de l’enjeu environnemental se marie mal avec les objectifs de développement. De la même manière que l’on construit des zones industrielles dans un delta menacé de submersion, on urbanise frénétiquement dans une métropole en subsidence . Les choix d’usage des sols, façonnés par les acteurs privés comme publics, traduisent les oxymores du développement, entre ambition de croissance par l’industrie et l’urbanisation, équilibres démographiques sur le territoire national, et impératif de préservation environnementale.
Pour aller plus loin
- Cattaneo C., et al., 2019. “Human migration in the era of climate change”, Review of Environmental Economics and Policy, Vol.13, n°2, pp. 189–206. URL
- Haemmerli G., et al., 2016. “Perturbations environnementales et migrations au Vietnam”, The Canadian Geographer /Le Géographe Canadien, Vol.61, n° 2, pp. 279–291. URL
- Jullien C., 2022. « Focus 7. Migration as adaptation », in Woillez M.-N. et Espagne E. (ed.), The Mekong Delta Emergency, Climate and Environmental Adaptation Strategies to 2050. Final Report GEMMES Viet Nam project, Agence Française de Développement, pp. 181–205. URL
- Jullien C., 2021. « Nhà Trọ, Rental Rooms for Fragments of Life. Temporary Footprint of Rural Migrants in Ho Chi Minh City », The Russian Journal of Vietnamese Studies, Vol.5, N°1S, pp. 52–65. URL
- Liu A.Y.C., et Meng X., (eds.) 2019. Rural-Urban Migration in Vietnam. Springer, Cham, pp.211–243. URL
L’autrice
Clara Jullien est doctorante en géographie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, au sein du Laboratoire Géographie-cités et du Laboratoire ART-Dev et fellow de l’Institut Convergences Migrations Clara travaille depuis 2015 sur la thématique de la gestion des risques. Depuis 2018, elle s’intéresse dans sa thèse au croisement entre la question migratoire et les enjeux environnementaux dans le cas du Vietnam.
Citer cet article
Clara Jullien, « Partir et laisser partir. Migrations et incertitudes depuis les côtes et deltas du Vietnam », in : Audrey Lenoël et Jérôme Valette (dir.), Dossier « Migrations et climat : la fonte des certitudes », De facto [En ligne], 36 | Décembre 2023, mis en ligne le 13 décembre 2023. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2023/12/07/defacto-036–06/
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