Penser les migrations et le climat avec les pêcheurs du delta du Nil

Florian Bonnefoi, géographe

Les changements climatiques renforcent la vulnérabilité écologique, économique et sociale du delta du Nil. Comment les pêcheurs perçoivent-ils ces changements ? Quelles adaptations mettent-ils en œuvre ? Quelle place tiennent les circulations dans leurs stratégies ?

Photo : Entre le Nil et la Médi­ter­ranée, les pêcheurs du delta en proie aux chan­ge­ments clima­tiques, Rosette, 23 mai 2023., crédit : Florian Bonnefoi.

Lorsque je rencontre Mohamed à Rosette en mai 2022, il a 37 ans et est père de quatre enfants. Pêchant à l’origine sur le Nil, il explique que la produc­tion ne cesse de baisser « parce qu’il y a un problème avec le temps », ce qui l’a conduit à cher­cher d’autres solu­tions. Pendant deux ans, il travaille à Hurghada, sur la mer Rouge où il pilote des bateaux pour les touristes qui font des excur­sions de plongée, conver­tis­sant ainsi ses compé­tences du secteur de la pêche à celui du tourisme. Pour se rappro­cher de sa famille, il rentre à Rosette et se remet à la pêche, mais se tourne vers la mer. Il pêche d’abord en Égypte, puis, face à la dimi­nu­tion des stocks de pois­sons, dans les eaux libyennes et tuni­siennes. Il est arrêté en Tunisie et n’est renvoyé dans son pays que quatre mois plus tard.

Les pêcheurs du delta du Nil face aux crises du climat et de la biodiversité

Les pêcheurs du delta du Nil ressentent, observent et subissent les crises de la biodi­ver­sité et du climat. Ils décrivent une baisse de la produc­tion entraî­nant une baisse des rende­ments et des condi­tions de vie plus diffi­ciles. Aux effets néga­tifs des acti­vités agri­coles et indus­trielles polluantes et de l’urbanisation, s’ajoutent désor­mais ceux des chan­ge­ments clima­tiques. En Médi­ter­ranée, le GIEC (Groupe d’experts inter­gou­ver­ne­mental sur l’évolution du climat) s’attend à une éléva­tion de 1,1 mètre du niveau marin d’ici la fin du siècle, ce qui pour­rait aboutir à la dispa­ri­tion d’une partie de la côte deltaïque. Toute­fois, la hausse du niveau de la mer a pour l’instant peu d’effet sur l’activité des pêcheurs, ce qui n’est pas le cas de l’augmentation de l’intensité et de la fréquence des tempêtes mari­times qui rendent leur acti­vité plus dange­reuse. Plusieurs naufrages ont lieu chaque année. L’effet combiné des logiques d’aménagement du terri­toire, des acti­vités écono­miques polluantes et des chan­ge­ments clima­tiques accroît la pres­sion sur la biodi­ver­sité locale et complique, voire menace, le travail des pêcheurs.

La circulation comme adaptation

Les pêcheurs arti­sa­naux du delta du Nil tentent de faire avec la trans­for­ma­tion de leur envi­ron­ne­ment et des écosys­tèmes dont ils tirent leurs revenus. Certains font évoluer leurs tech­niques de pêche, s’équipant de bateaux à moteur ou s’appuyant sur la pisci­cul­ture arti­sa­nale. D’autres ont recours à la pluri­ac­ti­vité ou se tournent vers l’économie infor­melle. Ils sont aussi de plus en plus nombreux à jouer sur la mobi­lité. Ces circu­la­tions se jouent à plusieurs échelles. Elles s’effectuent tout d’abord par un glis­se­ment de l’eau douce vers l’eau salée puisque les pêcheurs des lacs et du Nil se tournent de plus en plus vers la mer. De façon plus visible, certains pêcheurs égyp­tiens, comme Mohamed, pratiquent la « pêche migrante ». Il s’agit de suivre la circu­la­tion de la ressource halieu­tique et donc d’aller pêcher ailleurs, de dépasser les limites de la zone écono­mique exclu­sive de son pays pour pêcher dans celle d’un autre État. Cette pêche à l’étranger n’est pas toujours illé­gale. D’après mes entre­tiens, de nombreux hommes de Kafr el-Cheikh, le gouver­norat situé au nord du Delta, travaillent comme pêcheurs, avec des visas, au Koweït, en Arabie saou­dite et aux Émirats arabes unis.

« Face à la diminution de la ressource et à l’augmentation de la dureté des conditions de travail, le métier attire de moins en moins et une partie des pêcheurs et de leurs fils choisissent de migrer à l’étranger. »

Florian Bonnefoi, géographe

Du Golfe à l’Europe, les rêves de migration des pêcheurs égyptiens

Face à la dimi­nu­tion de la ressource et à l’augmentation de la dureté des condi­tions de travail, le métier attire de moins en moins et une partie des pêcheurs et de leurs fils choi­sissent de migrer à l’étranger. Ils s’inscrivent dans les filières migra­toires deve­nues tradi­tion­nelles depuis les années 1970 des Égyp­tiens se rendant dans les pays du Golfe. C’est le cas de Fouad. Issu d’une famille de pêcheurs de père en fils, il n’a pour sa part, jamais été pêcheur à plein temps. Il a étudié la comp­ta­bi­lité et pêchait avec son père et son grand-père pendant les vacances. Il est ensuite parti travailler pendant deux ans en Arabie saou­dite comme comp­table, ce qui lui a permis de se marier. Il a main­te­nant deux filles et est reparti en 2022 au Koweït, où il pense rester plusieurs années. L’argent qu’il envoie chaque mois subvient aux besoins de sa famille élargie.

Le départ vers l’Europe, et en parti­cu­lier vers l’Italie, fait aussi rêver les jeunes géné­ra­tions, comme en témoignent ces cinq bache­liers rencon­trés sur les berges du Nil. Ils me racontent leurs rêves de migra­tion, à l’instar de leurs aînés qui peuvent ensuite se marier en grande pompe au village et construire de grandes et belles villas sur la côte. La pers­pec­tive du voyage et de nouvelles expé­riences semble bien plus attrayante que la vie de pêcheurs qui les attend ici. Cepen­dant, ces rêves d’évasion, d’aventure et de succès se brisent sur le poste de garde-fron­tière qui se tient face à nous, de l’autre côté du Nil.

Si ces circu­la­tions et migra­tions peuvent être analy­sées au prisme des dégra­da­tions envi­ron­ne­men­tales, ces dernières viennent surtout renforcer des facteurs migra­toires préexis­tants. En outre, les pêcheurs jouent souvent plus sur des circu­la­tions que sur des migra­tions défi­ni­tives pour s’adapter aux chan­ge­ments en cours.

Pour aller plus loin
  • Deme E., Hadj B., Ndiaye N., 2022. « La migra­tion irré­gu­lière des jeunes pêcheurs vers les côtes espa­gnoles : l’expression d’un secteur de la pêche arti­sa­nale séné­ga­laise en diffi­culté ? », Sciences & Actions Sociales, n°17, 2, pp. 256‑271. URL
  • Failler P., Binet T., 2010. « Sénégal. Les pêcheurs migrants : réfu­giés clima­tiques et écolo­giques », Hommes & migra­tions. Revue fran­çaise de réfé­rence sur les dyna­miques migra­toires, n°1284, pp. 98‑111. URL
  • Malm A., Esmai­lian S., 2012. « Doubly dispos­sessed by accu­mu­la­tion : Egyp­tian fishing commu­ni­ties between enclosed lakes and a rising sea », Review of African Poli­tical Economy, n°39, pp. 408‑426. URL
  • Sall A., Morand P., 2008. « Pêche arti­sa­nale et émigra­tion des jeunes afri­cains par voie piro­guière », Poli­tique afri­caine, n°109, pp. 32‑41. URL
  • Zick­graf C., 2018. « „The Fish Migrate And So Must We“: The Rela­tion­ship Between Inter­na­tional And Internal Envi­ron­mental Mobi­lity In A Sene­ga­lese Fishing Commu­nity », Medzi­na­rodne vztahy (Journal of Inter­na­tional Rela­tions), n°16, pp. 5‑21. URL
L’auteur

Florian Bonnefoi est docto­rant en géogra­phie à l’Université de Poitiers, au labo­ra­toire Migrinter, en codi­rec­tion au LAVUE (Paris 8). Il est docto­rant associé au CEDEJ au Caire et fellow de l’Institut Conver­gences Migra­tions. Agrégé de géogra­phie, il travaille depuis 2020 sur les inter­ac­tions envi­ron­ne­ments /​sociétés dans le delta du Nil, en Égypte.

Citer cet article

Florian Bonnefoi, « Penser les migra­tions et le climat avec les pêcheurs du delta du Nil », in : Audrey Lenoël et Jérôme Valette (dir.), Dossier « Migra­tions et climat : la fonte des certi­tudes », De facto [En ligne], 36 | Décembre 2023, mis en ligne le 13 décembre 2023. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2023/12/07/defacto-036–05/

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