Evelyne Ribert, sociologue
À partir des années 1980 a émergé en France un intérêt pour l’histoire des migrations et leur patrimonialisation. Cette patrimonialisation, dont les acteurs sont divers et poursuivent des buts variés, s’est heurtée à différents obstacles.
Photo : Exposition « Portraits de migrations, un siècle d’immigration espagnole en France », au Hogar de los españoles, patronage construit en 1922 pour aider les Espagnols, à Saint-Denis, crédit : Evelyne Ribert
À partir des années 1980 a émergé en France, sous l’impulsion d’historiens et de militants associatifs, un intérêt pour l’histoire des migrations, puis pour leurs mémoires et leur patrimonialisation dans un contexte de prise de conscience de l’installation durable des migrants et de poussée du Front National. Des travaux d’historiens ont été publiés, des archives inventoriées, des recueils de mémoire et des expositions organisés, des lieux patrimonialisés. Comment s’est faite cette patrimonialisation ? Quels en ont été les acteurs et les obstacles ? Quels résultats a‑t-elle produit ?
Des obstacles divers
Si la patrimonialisation d’éléments liés aux parcours migratoires progresse en France, elle est entravée, comme le soulignent Noël Barbe et Marina Chauliac (2014), par le mauvais état ou la facture souvent modeste, à l’exception des lieux de culte, de l’architecture concernée (foyers, garnis, bâtiments industriels, etc), par l’effacement des traces des anciens bidonvilles et campements et par le nombre très restreint des objets apportés avec eux par les migrants. Le sentiment d’illégitimité que peut revêtir l’histoire des migrations constitue également un frein. Alors que les initiatives se sont multipliées à partir des années 1990, notamment au niveau local et dans le cadre des opérations de rénovation urbaine, elles n’ont souvent donné lieu qu’à des réalisations éphémères, comme des expositions temporaires. En 1990 a été lancé un projet de musée de l’immigration qui s’est heurté à de nombreuses réticences institutionnelles et politiques et n’a abouti qu’en 2007 à travers la création de la Cité nationale de l’Histoire de l’immigration. On peut distinguer trois acteurs impliqués à des degrés divers dans cette patrimonialisation : les chercheurs, les associations de migrants et descendants de migrants, les institutions culturelles ou politiques. Le rôle du contexte paraît également primordial dans l’émergence des actions de patrimonialisation. Pour que celles-ci jouissent d’une certaine ampleur, il faut en général qu’elles fédèrent à la fois des associations et des institutions qui la présentent alors comme un moyen de faire connaître l’histoire des migrations, d’en montrer les apports et ainsi de favoriser l’acceptation des migrants et de leurs descendants tout en renforçant leur sentiment d’appartenance à la France.
« Le rôle du contexte paraît également primordial dans l’émergence des actions de patrimonialisation. Pour que celles-ci jouissent d’une certaine ampleur, il faut en général qu’elles fédèrent à la fois des associations et des institutions »
Evelyne Ribert, sociologue
Une diversité d’acteurs aux visées hétérogènes
Par delà cette unanimité affichée, comme l’ont montré Michèle Baussant, Marina Chauliac, Irène Dos Santos, Evelyne Ribert et Nancy Venel (2014), les buts poursuivis et les récits qui accompagnent la patrimonialisation varient suivant les acteurs. Il ressort de diverses études au sein d’associations que les projets de patrimonialisation sont souvent impulsés par des diplômés et des hommes. Chez les migrants, les acteurs sont en outre fréquemment politisés ou militants. Les ressources et les compétences acquises à travers le militantisme peuvent l’expliquer, mais l’investissement des sphères mémorielle et patrimoniale peut aussi constituer une translation depuis le domaine politique, comme le mettent en évidence Michèle Baussant, Evelyne Ribert et Nancy Venel (2014). En l’absence de politisation, ce sont en général les descendants à la mobilité sociale ascendante qui portent les initiatives. Les migrants ont à cœur de patrimonialiser les archives et les luttes politiques, parfois de mettre en avant la spécificité de leur région ou pays d’origine, alors que les visées des descendants sont diverses : rendre hommage à leurs parents, lutter contre un sentiment de perte, faire reconnaître les torts subis ou souligner leur intégration et leur réussite.
« Les migrants ont à cœur de patrimonialiser les archives et les luttes politiques, parfois de mettre en avant la spécificité de leur région ou pays d’origine, alors que les visées des descendants sont diverses »
Evelyne Ribert, sociologue
De ces finalités et regards divers portés sur le passé peuvent découler des dissensions entre les générations, ou entre les différentes composantes, temporelles, politiques ou régionales de migrations originaires d’un même pays. En outre, ne serait-ce qu’entre les membres d’une association, élaborer un récit qui se veut commun n’est pas chose aisée, les parcours et les points de vue pouvant diverger. Les pouvoirs publics, redoutant le communautarisme, mettent l’accent sur l’ancrage local et la bonne intégration tandis que les institutions patrimoniales accordent une attention particulière aux aspects muséographiques et esthétiques, sans pour autant négliger les autres dimensions. Les formes revêtues par la patrimonialisation sont donc le fruit de compromis entre ces divers acteurs.
Des narrations lissées aux effets incertains
Il en résulte, comme dans certains documentaires ou expositions, une présentation souvent lissée, déterminée par les intérêts du présent, susceptible de fédérer le plus grand nombre possible de personnes, dont les éléments dissensuels, comme les affiliations politiques divergentes ou les tensions entre régions ou groupes dans les pays d’émigration, ont été écartés ou minorés. Les expositions ou les mémoriaux sur les Républicains espagnols exilés en France taisent ainsi parfois les conflits qu’il y a eu entre communistes, socialistes et anarchistes pour les rassembler sous l’étiquette de Républicains. Comme le souligne Sophie Wahnich (2017), la violence et la négativité en sont fréquemment exclues, pour ne pas heurter les migrants qui ne souhaitent pas voir évoqués ces moments douloureux ou éviter des sujets perçus comme sensibles. Quand les difficultés liées au parcours, à l’hostilité subie ou les conflits et les luttes sont mentionnés, l’histoire se finit par une happy end, les migrants étant présentés comme ayant surmonté les obstacles. La responsabilité des États et de leur population dans la violence endurée, qui découle en partie des politiques publiques, n’est généralement pas évoquée, ou ne l’est que très timidement, dans les musées par exemple ou les expositions, même s’il existe des exceptions. Le récit produit, nécessairement fondé sur des choix et un point de vue, ne correspond pas non plus forcément au vécu des intéressés. En outre, nombre de migrants ne souhaitent pas de patrimonialisation de leur mémoire ou de leurs lieux de vie en raison des moments passés douloureux, du sentiment d’illégitimité de l’histoire migratoire ou parfois du caractère perçu comme très ordinaire de leur parcours. Quant aux effets de la construction patrimoniale sur les représentations des autres, ils sont incertains. En dehors des publics scolaires, les visiteurs sont en général des personnes déjà sensibles à l’apport des migrations. De telles initiatives n’atteignent pas celles et ceux qui sont hostiles aux migrants et ont peu de chance de faire changer les représentations. Quand la construction patrimoniale, à travers certains musées ou lieux, amène à dissocier le patrimoine des migrants de celui des nationaux, leur altérisation peut en être renforcée. Il est aussi à craindre qu’aucun lien ne soit fait entre les migrations passées, européennes, objet privilégié de la patrimonialisation et les migrations actuelles, stigmatisées.
« Quand la construction patrimoniale, à travers certains musées ou lieux, amène à dissocier le patrimoine des migrants de celui des nationaux, leur altérisation peut en être renforcée. »
Evelyne Ribert, sociologue
Malgré ces réserves, cette patrimonialisation peut aussi conférer une légitimité à l’histoire migratoire, l’anoblir et par conséquence favoriser les transmissions au sein des familles, à moins que la narration proposée ne constitue un obstacle au récit du parcours propre. Elle est aussi susceptible de contribuer à long terme à un changement des représentations sur les migrations en soulignant l’apport, et de donner, comme le souligne Hélène Bertheleu (2014), un sentiment de reconnaissance aux migrants et à leurs descendants. Suite à certaines critiques, des musées, comme le Musée national de l’histoire de l’immigration à Paris, ont repensé et renouvelé leur exposition et insistent sur le caractère commun de l’histoire et du patrimoine des migrations.
Pour aller plus loin
- Barbe N. et Chauliac M. (dir.)., 2014. L’immigration aux frontières du patrimoine, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France ».
- Baussant M., Chauliac M., Dos Santos I., Ribert E., Venel N., 2017. « Introduction », Communications, « Des passés déplacés. Mémoires des migrations », n°100, p. 7–20. https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2017_num_100_1_2822
- Wahnich S., 2017. « L’immigration produit du patrimoine négatif. Le rôle du musée », Communications, « Des passés déplacés. Mémoires des migrations », n°100, p. 119–135. https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2017_num_100_1_2831
- Bertheleu H., 2014. Au nom de la mémoire. Le patrimoine des migrations en région Centre, Tours, Presses universitaires François Rabelais.
- Rautenberg M., 2007. « Les “communautés” imaginées de l’immigration dans la construction patrimoniale », Les Cahiers de Framespa, n°3. https://journals.openedition.org/framespa/274
L’autrice
Evelyne Ribert est sociologue, chargée de recherche au CNRS, membre du Laboratoire d’Anthropologie Politique (LAP, CNRS-EHESS) et fellow de l’IC Migrations. Elle a mené des recherches sur les représentations de l’appartenance nationale en France, notamment chez les jeunes issus de l’immigration et travaille actuellement sur les mémoires des migrations en France.
Citer cet article
Evelyne Ribert, « Une patrimonialisation aux effets incertains », in : Adèle Sutre et Nina Wöhrel (dir.), Dossier « Rendre visible les mémoires des migrations », De facto [En ligne], 35 | Octobre 2023, mis en ligne le 18 octobre 2023. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2023/10/15/defacto-035–03/
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