Mathilde Pette, sociologue
Afin d’étudier les processus mémoriels et patrimoniaux, prendre en compte le monde associatif et militant permet de mieux saisir les enjeux politiques qui se jouent autour de la mémoire. C’est ce que révèle une enquête de terrain menée à Rivesaltes où l’émergence des mémoires des populations internées et les premières revendications pour l’élaboration d’un lieu de mémoire ont été portées par des associations et des militant.es engagées pour la défense du lieu à partir des années 90.
Archives du Collectif « Pour la mémoire vivante de Rivesaltes » © Mathilde Pette
Dans les Pyrénées-Orientales, le camp d’internement de Rivesaltes est situé à une vingtaine de kilomètres au nord de Perpignan sur un terrain militaire créé en 1939 – le « Camp Joffre ». Le camp de Rivesaltes a eu pour fonction de regrouper et d’interner les populations considérées comme « indésirables » tout au long de son existence : en guise d’exemples , les républicains espagnols à partir de 1941, les juifs étrangers et français ainsi que les « nomades » en 1941–1942, puis les harkis entre 1962 et 1964. Plus récemment, de 1986 à 2007, un Centre de rétention administrative (CRA) y a été installé à destination d’étrangers « sans-papiers ».
En lieu et place d’un des îlots du Camp Joffre et depuis son inauguration en 2015, le Mémorial du Camp de Rivesaltes accueille les visiteurs et articule activités muséales, pédagogiques, scientifiques et artistiques. Si ce mémorial est aujourd’hui un établissement public de coopération culturelle soutenu financièrement par le Département des Pyrénées-Orientales et la Région Occitanie, son émergence est à resituer dans une histoire d’engagements et de mobilisations associatives et citoyennes. Quel a été le rôle du monde associatif et militant dans la fabrique des mémoires de Rivesaltes ?
Les temps de la mémoire : des mémoires internées…
Les années 80 et 90 sont marquées par les premières traces de l’émergence des mémoires des internés du camp de Rivesaltes tant au niveau national (création en 1979 de l’association Fils et filles des déportés juifs de France par Serge et Beate Klarsfeld), que local (premières initiatives autour de la mémoire des Espagnols dans les Pyrénées-Orientales et création de l’association Fils et filles de républicains espagnols et enfants de l’exil en 1999). Les associations créées dans cette perspective limitent leurs actions à l’une des communautés internées à Rivesaltes. Elles sont notamment à l’origine d’une série de stèles, situées à proximité du camp. Sur chacune d’entre elles, c’est la mémoire d’une population passée par Rivesaltes qui est évoquée, et non les noms des internés. Côte à côte, elles égrènent les mémoires de l’internement. C’est alors le temps des associations communautaires et de l’empilement des mémoires : la succession des populations internées semble produire un effet de couches successives – de strates – aboutissant en partie à un phénomène de fragmentation et de concurrence des mémoires entre les communautés et leurs descendants respectifs. L’installation des stèles est révélatrice de l’enjeu de reconnaissance et leur accumulation aboutit à un morcellement de l’histoire du camp.
« L’installation des stèles est révélatrice de l’enjeu de reconnaissance et leur accumulation aboutit à un morcellement de l’histoire du camp. »
Mathilde Pette, sociologue
… à la mémoire (vivante) de Rivesaltes
La cause mémorielle du camp de Rivesaltes prend un tournant en 1997, suite à un événement qui fait grand bruit localement : des liasses de documents originaux relatifs aux internés juifs du camp et à leur déportation vers Drancy sont trouvées à la déchetterie. La découverte est relayée par un article paru dans le journal local L’Indépendant qui donne une visibilité accrue à l’histoire du lieu et suscite rapidement les prémisses d’une mobilisation citoyenne. Claude Delmas, écrivain natif de Rivesaltes dont le père était instituteur du village, lance le lendemain un appel à la création d’un collectif dont le texte est ensuite repris sous forme de pétition.
Très vite, le collectif nommé « Pour la mémoire vivante de Rivesaltes » prend forme. La pétition intitulée « Rivesaltes : mémoire ou amnésie collective » circule et reçoit le soutien national de personnalités (Simone Veil, Michel Boujenah, Serge Klarsfeld ou Edgar Morin par exemple). Les auteurs de la pétition lancent alors un appel aux autorités des Pyrénées-Orientales et suggèrent qu’une partie du camp soit sauvegardée et que soit créé un lieu de mémoire à des fins pédagogiques. En évoquant dans ce texte la diversité des populations internées à Rivesaltes, le collectif considère le fonctionnement du camp d’internement dans la perspective d’une chronologie large, allant de 1939 à la fin des années 1990, époque de sa mobilisation.
À la fin de la même année, en décembre 1997, des militant.es organisent la projection du film « Journal de Rivesaltes » de Jacqueline Veuve en présence de Friedel Bohny-Reiter (1912–2001) qui avait publié quelques années auparavant le livre du même nom. Reconnue Juste parmi les nations, elle a été infirmière de la Croix-Rouge au camp de Rivesaltes et y raconte son expérience à travers un journal. Ce soir-là, la salle est pleine à craquer, plus de 200 personnes restent à l’extérieur : le succès inattendu de la projection renforce le collectif et révèle un intérêt citoyen et partagé pour la mémoire de Rivesaltes qui semble alors bien vivante.
Militant.es et modes d’action
Les premiers temps de la fabrique des mémoires de Rivesaltes sont ainsi le fait de militant.es appartenant aux mêmes groupes professionnels : enseignant.es, journalistes, écrivain.es, tou.tes passionné.es d’histoire. Les deux rédacteurs de la pétition sont respectivement écrivain et professeur d’anglais. L’article publié dans L’Indépendant est signé par un journaliste lui aussi écrivain. Deux enseignantes d’un lycée de Perpignan, en histoire et en allemand, organisent quant à elles les premières visites pédagogiques du camp avec leurs élèves après avoir négocié l’accès au terrain avec les militaires. L’une d’entre elles, dont la mère avait été internée au camp lors de l’exil espagnol, est alors mariée avec un journaliste de L’Indépendant qui couvre régulièrement le sujet dans la presse locale. C’est aussi le milieu culturel local qui se mobilise : la cinémathèque Jean Vigo dans laquelle sont engagés plusieurs enseignants et historiens, ainsi que la maison d’édition Trabucaire et la librairie indépendante Torcatis.
Ces militant.es mènent des activités pédagogiques, artistiques, culturelles et de communication et multiplient les modes d’action : pétition, plaidoyer, rencontres avec des élus et personnalités politiques, visites, expositions, projections de films et projets d’édition.
Institutionnalisation et effacement de la mémoire militante
À partir des années 2000, débute une nouvelle étape de l’action mémorielle : acteurs politiques et institutions s’emparent du sujet et participent au projet de préfiguration du Mémorial. Le Conseil général de l’époque met notamment en place une commission composée de plusieurs associations investies sur les questions mémorielles. Les archives du cabinet révèlent la correspondance avec des associations qui demandent à intégrer la commission, indice supplémentaire de l’intérêt porté pour le lieu et de l’enjeu de reconnaissance. Le projet de préfiguration du Mémorial, suivi de sa construction à partir de 2012 et du début de son fonctionnement en 2015, marquent les étapes de son institutionnalisation. Ces étapes ont des effets sur l’espace de la cause mémorielle, notamment à travers un effacement progressif du monde associatif du lieu de mémoire. Les militant.es et associations évoquées précédemment ne sont en effet pas visibles dans le lieu, les expositions et les textes officiels, de même que dans le cadre de son fonctionnement quotidien. Ainsi, les réunions réunissant les associations se font très rares, les militant.es fréquentent pour certain.es d’entre eux moins – voire plus du tout – le lieu. Lors de l’enquête de terrain menée auprès des associations, plusieurs militant.es revendiquent plus de visibilité et répètent régulièrement qu’il ne faut pas « oublier » les associations.
« Les militant.es et associations évoquées précédemment ne sont en effet pas visibles dans le lieu, les expositions et les textes officiels, de même que dans le cadre de son fonctionnement quotidien. »
Mathilde Pette, sociologue
À Rivesaltes, le monde associatif et militant a ainsi contribué à l’émergence des mémoires de l’internement des « indésirables » avant d’être progressivement invisibilisé au cours de l’institutionnalisation du lieu de mémoire. Pour autant, l’engagement des militant.es perdure au sein des associations à travers des actions éducatives et culturelles.
Pour aller plus loin
- Le site internet du Mémorial du Camp de Rivesaltes : https://www.memorialcamprivesaltes.eu/
- Bohny-Reiter F., 1993. Journal de Rivesaltes 1941–1942, Genève, Ed. Zoé.
- Lebourg N., Moumen A., 2015. Rivesaltes. Le camp de la France. 1939 à nos jours, Perpignan, Ed. Trabucaire.
- Mettay J., 2001. L’archipel du mépris. Histoire du camp de Rivesaltes de 1939 à nos jours, Perpignan, Ed. Trabucaire. (Joël Mettay est journaliste et écrivain, il est aussi l’auteur de l’article de presse paru dans le journal local L’Indépendant en 1997.)
L’autrice
Mathilde Pette est maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Perpignan Via Domitia, chercheuse à ART-Dev et fellow de l’IC Migrations. Ses recherches s’ancrent en sociologie du militantisme, de l’engagement et du monde associatif et militant. Elles portent notamment sur les associations et les militants investis dans la cause des étrangers et des migrants. Avec Michel Agier, Yasmine Bouagga, Maël Galisson, Cyrille Hannape et Philippe Wannesson, elle a contribué à l’ouvrage collectif La Jungle de Calais. Les migrants, la frontière et le camp (PUF, 2018).
Citer cet article
Mathilde Pette, « Militer pour la mémoire et le mémorial : le cas du camp d’internement de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) », in : Adèle Sutre et Nina Wöhrel (dir.), Dossier « Rendre visible les mémoires des migrations », De facto [En ligne], 35 | Octobre 2023, mis en ligne le 18 octobre 2023. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2023/10/14/defacto-035–01/
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