Quand des « jeunes de quartier » performent le genre au croisement des rapports sociaux : des masculinités différenciées par la boxe thaïe.

Akim Oualhaci, sociologue

Par la socialisation à la boxe thaïe, des jeunes hommes racisés de quartiers populaires construisent des masculinités différenciées qui s’articulent et se combinent. Contrairement aux idées reçues qui associent les jeunes de quartiers populaires à la figure de la « racaille », il existe en réalité de multiples manières de performer sa masculinité au sein des groupes sociaux marginalisés. Ce processus invalide la masculinité homogène assignée aux groupes sociaux marginalisés.

Héri­tiers de l’immigration post­co­lo­niale, appar­te­nant aux classes popu­laires urbaines, les jeunes hommes racisés de quar­tiers popu­laires éprouvent les rapports de domi­na­tion d’abord via leurs corps, marqueurs de la domi­na­tion ethno­ra­ciale. L’un des ressorts des rapports de pouvoir consiste à dévi­ri­liser ces derniers, par l’exercice d’une violence physique sur les corps, ou au contraire à les survi­ri­liser en les dési­gnant comme des bagar­reurs violents par essence et donc à coder leurs corps comme étant inéluc­ta­ble­ment source de déviance. Ces assi­gna­tions stig­ma­ti­santes trouvent un terrain de réac­tua­li­sa­tion lorsqu’il s’agit de la pratique de la boxe thaïe, qui a long­temps été perçue, depuis les années 1980, comme un « sport violent », apanage de « racailles ». L’enquête ethno­gra­phique menée dans un club de boxe thaïe d’un quar­tier popu­laire de la région pari­sienne entre 2006 et 2011 montre la construc­tion et la perfor­mance de mascu­li­nités diffé­ren­ciées, à la croisée des rapports sociaux.

Du quartier à la salle : trois déclinaisons de la masculinité

Les boxeurs sont produc­teurs d’une culture physique, pour partie illé­gi­time parce que peu reconnue par les insti­tu­tions, perçue comme violente et portée par des jeunes hommes racisés et appar­te­nant aux groupes popu­laires et souvent assi­milés à des « racailles », qui est fonc­tion des mascu­li­nités que la pratique de la boxe thaïe contribue à (re)façonner. Il existe une tension entre trois types de mascu­li­nités qui se combinent, sont en concur­rence, et parfois mises sous silence : une « mascu­li­nité de quar­tier », une « mascu­li­nité respec­table » et une « mascu­li­nité déviante ». Voici comment l’on peut carac­té­riser ces mascu­li­nités que les boxeurs performent, sans néces­sai­re­ment être en adéqua­tion totale avec l’une ou l’autre à tout moment.

« L’entrée de quelques jeunes femmes perturbe l’ordre sexué de la salle de boxe thaïe très largement composée d’hommes. »

Akim Oual­haci, socio­logue

La « mascu­li­nité de quar­tier » s’ancre dans un style de vie popu­laire et urbain, et est racia­lisée, déter­minée par l’hétéronormativité, une hyper­vi­ri­lité, une insou­mis­sion à l’autorité, un langage propre qui valo­rise la bravade ou le défi.

Cette mascu­li­nité trouve un terrain d’expression dans le combat de boxe thaïe qui est une mise en action des corps des jeunes boxeurs qui éprouvent leur viri­lité et actua­lisent une iden­ti­fi­ca­tion à cette mascu­li­nité « de quar­tier » dans la salle. Elle se mani­feste aussi par des expres­sions verbales comme « être un bonhomme », « faire le bonhomme », « je vais être obligé de te piquer », « t’es foutu ! », « je vais te coucher ! », ou des inter­ac­tions visant à affirmer une posi­tion de supé­rio­rité. Au moment de la douche, Rafik, un cham­pion du club, entre dans le vestiaire en disant à voix haute : « Alors là, les nudistes, c’est Cap d’Agde ! » bien qu’aucun boxeur ne soit tota­le­ment nu, provo­quant les rires de ces derniers. Expri­mant à la fois le désir d’être entre hommes et l’inquiétude qui en résulte, cette plai­san­terie fait une réfé­rence impli­cite à l’ordre hété­ro­sexuel et à la figure repous­soir du « pédé » et constitue une manière de désa­morcer la dimen­sion homoé­ro­tique de la scène et d’asseoir son statut de champion.

La « mascu­li­nité respec­table » est centrée sur un compor­te­ment « respec­tueux » des autres, des règles de la salle de boxe thaïe et des normes sociales majo­ri­taires, la maîtrise de sa force, un refus de la délin­quance, une accep­ta­tion de la « mixité » filles/​garçons, une bonne volonté à apprendre, asso­ciée à une « belle » boxe, « intel­li­gente », qui se distingue de la boxe thaïe moins « authen­tique » d’autres clubs qui valo­ri­se­raient la force physique.

Une « mascu­li­nité déviante », plus margi­nale, est consti­tuée de trans­gres­sions des normes légi­times de l’ordre social, d’actes délin­quants, de bagarres de rue, d’appartenance à ou accoin­tance avec une bande.

Les masculinités s’articulent aux ressources des boxeurs

S’inscrivant dans la culture de classe, la construc­tion du genre, la racia­li­sa­tion et la classe d’âge, les trois types de mascu­li­nité iden­ti­fiées s’articulent selon la posi­tion dans la carrière pugi­lis­tique et selon les ressources des boxeurs : leur capital culturel, leur capital d’autochtonie et leur capital pugi­lis­tique (maîtrise des tech­niques de boxe thaïe, nombre de compé­ti­tions et de victoires, titre de cham­pion, répu­ta­tion), les trois formes prin­ci­pales de ressources struc­tu­rant la hiérar­chie de la salle. Les boxeurs se fabriquent un corps pugi­lis­tique qui devient un espace de construc­tion d’une iden­tité indi­vi­duelle et collec­tive, résul­tant à la fois d’un ensemble de goûts et d’un cumul d’inégalités, et consti­tuant une mise à distance de la domi­na­tion. Ce processus de socia­li­sa­tion nourrit des logiques de distinc­tion et répu­ta­tion­nelles, qui sont diffé­ren­ciées selon que les boxeurs adhèrent davan­tage à tel ou tel type de masculinité.

« Héritiers de l’immigration postcoloniale, appartenant aux classes populaires urbaines, les jeunes hommes racisés de quartiers populaires éprouvent les rapports de domination d’abord via leurs corps, marqueurs de la domination ethnoraciale. »

Akim Oual­haci, socio­logue

Les masculinités s’articulent aux ressources des boxeurs

L’entrée de quelques jeunes femmes perturbe l’ordre sexué de la salle de boxe thaïe très large­ment composée d’hommes. La poli­tique muni­ci­pale de « mixité » et la présence de Nadia, boxeuse perfor­mante, alimentent une contes­ta­tion de la mascu­li­nité de quar­tier tout en servant de support à l’expression d’une mascu­li­nité respec­table qui admet la présence des femmes et les inter­ac­tions pugi­lis­tiques avec celles-ci. Cette contes­ta­tion opère de deux façons contradictoires :

  • d’une part, elle renforce l’ordre sexué en révé­lant les normes d’une mascu­li­nité de quar­tier, faisant réagir néga­ti­ve­ment certains boxeurs qui tendent à margi­na­liser Nadia ;
  • d’autre part, l’entrée de filles dans le club modifie l’ordre sexué en légi­ti­mant peu à peu leur présence dans la salle et dans ce sport.

Les entraî­neurs se servent de la présence fémi­nine dans le club pour faire bonne figure aux yeux du public et des élus muni­ci­paux, notam­ment l’élu aux sports, et valo­riser une mascu­li­nité respec­table. Boxeurs et entraî­neurs sont amenés à mettre à distance la mascu­li­nité déviante et à valo­riser la mascu­li­nité respec­table, tout en s’appuyant sur la mascu­li­nité de quar­tier pour mieux la transformer.

Pour aller plus loin
L’auteur

Akim Oual­haci est socio­logue, chargé d’études et de recherche à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation popu­laire (Injep). Il est l’auteur de l’ouvrage Se faire respecter. Ethno­gra­phie de sports virils dans des quar­tiers popu­laires en France et aux États-Unis, Presses Univer­si­taires de Rennes, coll. « Le sens social », 2017.

Citer cet article

Akim Oual­haci, « Quand des « jeunes de quar­tier » performent le genre au croi­se­ment des rapports sociaux : des mascu­li­nités diffé­ren­ciées par la boxe thaïe. », in : Emeline Zoug­bédé et Stefan Le Courant (dir.), Dossier « Mascu­li­nités en migra­tion », De facto [En ligne], 34 | Mai 2023, mis en ligne le 23 mai 2023. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2023/04/28/defacto-034–06/

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