Aïssatou Mbodj-Pouye, anthropologue
Tout au long du XXe siècle, dans la région malienne de Kayes, des femmes ont, en chanson, exhorté les hommes à émigrer. Désormais anachroniques, ces chants permettaient aux femmes de mettre en scène et, parfois, de critiquer un modèle dominant.
« Sadio Bathily, que fais-tu sur la place publique du village ? Tes camarades sont déjà partis pour Sefadugu. Les plus audacieux sont partis chercher du diamant. Sadio Bathily, quand iras-tu à Sefadugu ? Quand tu iras, tu m’apporteras un collier de perles rouges (…) et un grand boubou. Je te bénis. Il n’y a que les paresseux qui restent ici, les plus courageux sont déjà partis. »
En 1965, au cours d’un long terrain dans la région de Kayes, à l’ouest du Mali, les ethnologues Éric Pollet et Grace Winter notent le succès d’une chanson intitulée Jula [une version tardive de Jula est disponible ici]. Ce terme signifie le commerçant et par extension le migrant, en soninké comme dans d’autres langues mandingues. Composée par une cordonnière de la ville de Nioro, cette chanson a été popularisée à la radio par la chanteuse Tita Koné.
Tout au long du XXe siècle, dans cette région historiquement marquée par des mobilités, des femmes ont chanté pour inciter des hommes à migrer. Ces chants varient selon les destinations les plus fréquentes et les plus valorisées : dans les années 1920, les jeunes filles chantent les migrants en partance pour la Sénégambie pour le « navétanat », la culture de l’arachide ; dans les années 1980, le héros est celui qui part à Paris.
Le cas de Kayes n’est pas isolé : dans diverses régions du continent africain, berceaux de migrations rurales-urbaines et de plus longue distance, de tels chants sont connus. Associés à des périodes et à des destinations singulières, ils caractérisent des situations migratoires où le schéma récurrent est celui du départ d’un homme seul, éventuellement rejoint ensuite par ses épouses. Cette valorisation sociale de l’émigration masculine de travail peut coexister, de fait, avec des mobilités féminines importantes mais invisibilisées.
Des chansons qui semblent renforcer la domination masculine
Qu’est-ce que ces perspectives féminines sur l’émigration masculine nous disent des rapports sociaux de genre en migration ? Ce type de chanson met en scène une femme qui exhorte un jeune homme à partir pour faire fortune à l’étranger et partager, à son retour, ses richesses avec elle. L’encouragement s’accompagne de sarcasmes envers celui qui est présumé ne pas pouvoir y arriver – les paresseux de Jula. À première vue donc, ces chansons renforcent l’ordre social genré de la migration.
Comme l’indique le statut des cadeaux que la chanteuse espère recevoir, souvent des atours tel le collier de perles ici évoqué, ces performances renforcent l’association entre migration (réussie) et virilité, ce que confirment certaines allusions plus directes à la sexualité.
Mais limiter ces chansons à un accompagnement idéologique de la migration masculine est réducteur. En effet, les femmes y exposent leur connaissance des réalités migratoires, reprenant donc symboliquement la main sur un processus, qui dans sa forme publique, semble leur échapper.
Des femmes expertes sur la migration des hommes…
Les chants sont particulièrement détaillés sur deux aspects. Premièrement, ils abondent en références géographiques qui sont mises à jour en fonction de l’évolution des courants migratoires. C’est la ville de Thiès dans le Sénégal actuel, nommée dans une forme archaïsante Thiès-Diankhène, dans un chant en l’honneur des navétanes ; ou ici Sefadugu qui évoque Sefadu, une destination minière située aujourd’hui en Sierra Leone. Deuxièmement, ils indexent un moment bien précis de la migration, et ce par des références à des objets matériels (l’arachide, le diamant, le tissu, la cantine métallique) et à des technologies et des moyens de déplacement (le train, le bateau, l’avion). Au-delà de ces références aux activités commerciales (plus qu’au travail) et au transport, certaines chansons décrivent les difficultés matérielles qui attendent le migrant.
« À première vue donc, ces chansons renforcent l’ordre social genré de la migration. Mais les limiter à un accompagnement idéologique de la migration masculine est réducteur. »
Aïssatou Mbodj-Pouye, anthropologue
Outre le déploiement d’une connaissance de la migration, les femmes se posent aussi en actrices de celle-ci. Les travaux sur la place des femmes dans la migration des hommes ont bien montré que selon les époques elles peuvent financer, voire prendre part à l’organisation des départs. Cette participation active est souvent minimisée publiquement et renvoyée à des formes symboliques où la réussite du fils est le prix des bonnes actions et de la bonne conduite de la mère. Dans l’extrait ici cité, l’action de la femme se loge dans la formule « je te bénis » qui accompagne ce moment du départ qu’elle appelle de ses vœux.
Selon la relation de la chanteuse avec le destinataire masculin, la tonalité affective et le contenu peuvent changer radicalement. L’encouragement à partir peut ainsi céder la place à la nostalgie quand une sœur s’inquiète de ne pas voir revenir son frère ou quand une mère préférait garder un de ses fils à ses côtés.
… et qui se jouent de la masculinité migrante
Des postures plus directement critiques apparaissent parfois, ce que relève l’étude détaillée d’une série de chansons chantées en soninké, issues d’un répertoire populaire recueilli de la fin des années 1980 aux années 1990 auprès de femmes de toutes conditions sociales et qui n’étaient pas des artistes professionnelles. Ces chansons, enregistrées par la Radio Rurale de Kayes sont actuellement en cours de numérisation.
Une chanson met ainsi en scène un groupe de femmes, qui non contentes de louer leurs frères et maris migrants, prennent tour à tour « le volant » pour partir, elles aussi, en France. Une autre interpelle le migrant prêt à retourner en France, en lui demandant de saluer les femmes de Paris, avec qui elle annonce vouloir rivaliser. La chanteuse évoque ainsi la vie affective et sexuelle des migrants qui alternent entre des années à l’étranger et des visites de quelques mois auprès de leurs épouses, un thème qui n’est pas publiquement évoqué en temps normal.
Diffusion et rappels à l’ordre
Depuis les années 1960, ces chants sont à la fois entonnés dans l’espace domestique, chargés d’allusions décryptables par l’entourage, et véhiculés par les médias. Cette circulation médiatique expose à des formes de censure et d’autocensure qui recouvrent encore de nouveaux enjeux.
Pour ce qui est de Jula, Éric Pollet et Grace Winter indiquent que la chanson a été bannie à l’antenne : le gouvernement malien socialiste de l’époque affichait une ambition de faire rentrer au pays ses migrants afin qu’ils contribuent au développement du pays nouvellement indépendant ; on comprend sans peine que cette chanson ait dérangé.
« Aujourd’hui les campagnes dites de « prévention de la migration irrégulière » donnent lieu à des performances musicales, de commande ou non, qui reprennent le mot d’ordre d’une limitation des départs. »
Aïssatou Mbodj-Pouye, anthropologue
Quarante ans plus tard, et alors que les dynamiques migratoires ont drastiquement changé dans la région, l’anthropologue Gunvor Jónsson évoque une chanson moquant les non-migrants diffusée par une radio locale, et signale que les personnes qui s’avisaient de la chanter étaient mises à l’amende. Il faudrait poursuivre l’enquête sur ces interdictions : elles témoignent en tout cas de ce qu’un pouvoir subversif était bel et bien reconnu à ces chansons.
Aujourd’hui les campagnes dites de « prévention de la migration irrégulière » donnent lieu à des performances musicales, de commande ou non, qui reprennent le mot d’ordre d’une limitation des départs. Les chansons de la veine de Jula ne sont plus audibles que comme des rappels nostalgiques de moments révolus de l’histoire de la région.
Pour aller plus loin
- Bornand S., 2017. “« Chanter l’absence, louer le retour » : Discours sur les migrants en pays Zarma (Niger).” Cargo. Revue internationale d’anthropologie culturelle et sociale, n°5.
- Gunvor J., 2008. « Migration Aspirations and Immobility in a Malian Soninke Village », International Migration Institute Working Paper, n°10, URL : https://www.migrationinstitute.org/publications/wp-10–08
- Pollet E. & Winter G., 1971. La Société soninké (Dyahunu, Mali), Bruxelles, Ed. de L’université de Bruxelles.
L’autrice
Aïssatou Mbodj-Pouye est anthropologue au CNRS, membre de l’Institut des mondes africains (IMAF) à Aubervilliers, et fellow de l’ICM. A partir de terrains en Afrique de l’ouest et en France, elle réfléchit aux ancrages matériels, discursifs et affectifs des expériences migratoires.
Citer cet article
Aïssatou Mbodj-Pouye, « De l’éloge à la critique : quand les femmes chantent la migration des hommes », in : Emeline Zougbédé et Stefan Le Courant (dir.), Dossier « Masculinités en migration », De facto [En ligne], 34 | Mai 2023, mis en ligne le 23 mai 2023. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2023/04/28/defacto-034–01/
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