Camille de Vulpillières, philosophe
Certains candidats à la campagne présidentielle de 2022 proposent que la France « sorte » des conventions internationales. Au-delà de ses conséquences juridiques, ce projet aurait des implications politiques et symboliques incertaines.
Le débat politique en France est régulièrement marqué par des déclarations fracassantes de responsables politiques appelant à « sortir » de telle ou telle convention internationale. Bien que ces déclarations, qui concernent principalement l’extrême-droite de l’échiquier politique[1]Même si l’éventualité d’une sortie, au moins partielle, des traités européens concerne aussi une partie de la gauche., ne figurent pas toutes dans les programmes officiels des candidats, elles demeurent inscrites dans la mise en œuvre de bien des mesures avancées. Ainsi, Éric Zemmour[2]Programme Zemmour2022, « Immigration : le programme d’Éric Zemmour », Url : https://programme.zemmour2022.fr/immigration, consulté le 27/03/2022., s’il ne voit plus dans la Cour européenne des droits de l’homme — « l’origine du mal »[3]« Face à l’info », CNews, 29 septembre 2020., compte « retirer la signature de la France au Pacte de Marrakech de l’ONU », « supprimer le droit au regroupement familial », « exiger que les demandes d’asile soient déposées en-dehors du territoire national » ou encore « interdire définitivement la régularisation de tout étranger entré illégalement sur le territoire français » — mesures, parmi d’autres, qui entrent en conflit avec de nombreuses conventions internationales, dont les plus clairement visées sont la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH). Il défend même « une remise en question de la supériorité des traités et normes internationales sur le droit national, hiérarchie qui nous asservit et nous empêche d’agir notamment en matière migratoire. », ce qui réclamerait de réformer notre Constitution.[4]Zemmour2022, « Indépendance », Url : https://www.zemmour2022.fr/independance, consulté le 27/03/2022.. Quant à Marine le Pen, si elle a récemment édulcoré ses propos[5]Bien qu’elle ne défende plus explicitement un « opting-out » sur certains articles de la CEDH (comme c’était le cas dans l’émission « Grand Jury RTL, Le Figaro », 25 octobre 2020, à 2 min 15 s. URL : … Lire la suite, elle défend des mesures similaires en matière de regroupement familial, d’asile, de régularisation et d’expulsion des délinquants étrangers[6]Mlafrance, « 22 mesures pour 2022 », Url : https://mlafrance.fr/programme, consulté le 25/02/2022..
Est-il envisageable que la France sorte de ces conventions ? Apporter une réponse juridique à cette question suppose de se référer aux textes eux-mêmes, qui prévoient parfois une telle possibilité et ses modalités[7]Se reporter à la Convention de Vienne sur le droit des traités (article 56, et articles 39 à 41 pour les amendements). URL : https://legal.un.org/ilc/texts/instruments/french/conventions/1_1_1969.pdf. En l’occurrence, la Convention de Genève[8]Article 44. comme la CEDH[9]Article 58. prévoient explicitement qu’un État signataire puisse les dénoncer sur simple notification. Ces dispositions peuvent étonner, tant la raison d’être de ces textes, qui visent à assurer l’effectivité des droits de l’homme, semble peu compatible avec un désengagement des États. Pour autant, elles reflètent la nature du droit international, fondé sur une logique contractuelle : ces textes n’obligent un État que dans la mesure où (et aussi longtemps que) il a souverainement consenti à se lier.
« En l’occurrence, ce que défendent Éric Zemmour ou Marine le Pen relève bien plus d’une logique de sécession, de repli sur le seul cadre national, dans un discours à usage strictement interne. »
Camille de Vulpillières, philosophe
Il faut distinguer cette dénonciation (consistant à se délier unilatéralement d’un engagement préalable) de la renégociation partielle d’une convention au motif, par exemple, qu’elle serait devenue inadaptée à des circonstances nouvelles[10]Éventualité parfois évoquée, s’agissant de la convention de Genève, à propos de la situation des réfugiés climatiques – catégorie inexistante lors de la rédaction originelle mais qu’il importerait aujourd’hui d’intégrer au texte.. Une telle démarche reposerait sur la coopération et, si elle peut avoir pour objectif inavoué de détricoter les acquis d’un texte, elle n’en reste pas moins formellement conforme à la logique du droit international. En l’occurrence, ce que défendent Éric Zemmour ou Marine le Pen relève bien plus d’une logique de sécession, de repli sur le seul cadre national, dans un discours à usage strictement interne.
Juridiquement, il est relativement aisé de prévoir les conséquences d’un tel projet, puisque la dénonciation est prévue par les textes. Il en va autrement, en revanche, de ses implications symboliques et politiques. Où une telle démarche trouverait-elle donc sa légitimité ? Deux sources de remise en cause des textes visés s’alimentent réciproquement : la volonté de rompre avec le « gouvernement des juges » (situation où le pouvoir judiciaire se substituerait au peuple souverain), et la défense de la souveraineté ou de l’identité françaises.
« Au nom de la souveraineté, de l’identité et de l’histoire de France, [Éric Zemmour] efface tout un pan de cette histoire et de cette identité ; il nie combien l’histoire de notre pays a été structurée par l’attachement aux droits de l’homme et par la promotion des textes internationaux destinés à les défendre. »
Camille de Vulpillières, philosophe
Ainsi, Éric Zemmour voit-il dans l’intervention des juges de la Cour européenne des droits de l’homme, mais aussi du Conseil d’État ou du Conseil constitutionnel, une tentative d’« imposer une volonté idéologique »[11]Voir notamment son discours à Calais le 19 janvier 2022. URL : https://youtu.be/ckjYUzdriSQ au détriment de ce qu’il considère comme étant la volonté populaire. Il réfute ainsi l’existence de conflits idéologiques à l’intérieur même du peuple, en assimilant les valeurs portées par les textes internationaux et l’action des juges qui en sont les gardiens à des ingérences extérieures. Au nom de la souveraineté[12]Du peuple, ici confondue avec celle de l’État., de l’identité et de l’histoire de France, il efface tout un pan de cette histoire et de cette identité ; il nie combien l’histoire de notre pays a été structurée par l’attachement aux droits de l’homme et par la promotion des textes internationaux destinés à les défendre, au point que certains des plus emblématiques, dont la CEDH ou la Déclaration Universelle des droits de l’homme, ont été en partie façonnés par d’éminents juristes français, comme Pierre-Henri Teitgen ou René Cassin — dont l’engagement dans la Résistance montre que l’on peut concilier attachement à la France et promotion des conventions internationales.
Cette imbrication des textes internationaux avec l’histoire de notre pays se révèle aussi dans l’effet de cascade qu’entraînerait une sortie de la CEDH ou de la Convention de Genève : pour la rendre effective, il faudrait dans le même temps vider d’une grande part de sa substance la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen… On voit ainsi que ces propositions se rattachent à la tradition réactionnaire au sens le plus littéral, c’est-à-dire au projet d’effacer les acquis politiques et juridiques ouverts par la Révolution de 1789.
Pour aller plus loin
- Burgorgue-Larsen L., 2020. « La CEDH ne mérite pas d’être le bouc-émissaire du réductionnisme de la pensée », Revue des droits et libertés fondamentales, Chronique n°73. URL : http://www.revuedlf.com/cedh/la-cedh-ne-merite-pas-detre-le-bouc-emissaire-du-reductionnisme-de-la-pensee/.
- Hennette-Vauchez S., 2017. « Un ‘Frexit’ des droits de l’homme ? », Délibérée, n° 1, p. 59–63. DOI : 10.3917/delib.001.0059. URL : https://www.cairn.info/revue-deliberee-2017–1‑page-59.htm
- Lécuyer Y., 2019. « Les critiques ataviques à l’encontre de la Cour européenne des droits de l’homme », Revue des droits et libertés fondamentales, Chronique n°53. URL : http://www.revuedlf.com/cedh/les-critiques-ataviques-a-lencontre-de-la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme/.
- Lochak D., 2018. Les Droits de l’homme, La Découverte, Paris.
L’autrice
Camille de Vulpillières, agrégée de philosophie, est docteure en philosophie, chercheuse rattachée au laboratoire Sophiapol et ATER à l’université de Tours.
Notes[+]
↑1 | Même si l’éventualité d’une sortie, au moins partielle, des traités européens concerne aussi une partie de la gauche. |
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↑2 | Programme Zemmour2022, « Immigration : le programme d’Éric Zemmour », Url : https://programme.zemmour2022.fr/immigration, consulté le 27/03/2022. |
↑3 | « Face à l’info », CNews, 29 septembre 2020. |
↑4 | Zemmour2022, « Indépendance », Url : https://www.zemmour2022.fr/independance, consulté le 27/03/2022. |
↑5 | Bien qu’elle ne défende plus explicitement un « opting-out » sur certains articles de la CEDH (comme c’était le cas dans l’émission « Grand Jury RTL, Le Figaro », 25 octobre 2020, à 2 min 15 s. URL : https://www.rtl.fr/actu/international/marine-le-pen-le-voile-a-accompagne-la-montee-de-l-islamisme-en-france-7800910701), elle continue de remettre en cause la jurisprudence de cette cour sur un certain nombre de points (voir par exemple « BourdinDirect », BFMTV et RMC, 25 mai 2021, à 4 min 09 s. URL : https://www.bfmtv.com/replay-emissions/bourdin-direct/marine-le-pen-face-a-jean-jacques-bourdin-en-direct-25–05_VN-202105250134.html). |
↑6 | Mlafrance, « 22 mesures pour 2022 », Url : https://mlafrance.fr/programme, consulté le 25/02/2022. |
↑7 | Se reporter à la Convention de Vienne sur le droit des traités (article 56, et articles 39 à 41 pour les amendements). URL : https://legal.un.org/ilc/texts/instruments/french/conventions/1_1_1969.pdf |
↑8 | Article 44. |
↑9 | Article 58. |
↑10 | Éventualité parfois évoquée, s’agissant de la convention de Genève, à propos de la situation des réfugiés climatiques – catégorie inexistante lors de la rédaction originelle mais qu’il importerait aujourd’hui d’intégrer au texte. |
↑11 | Voir notamment son discours à Calais le 19 janvier 2022. URL : https://youtu.be/ckjYUzdriSQ |
↑12 | Du peuple, ici confondue avec celle de l’État. |
Citer cet article
Camille de Vulpillières, « Dénoncer les conventions internationales, c’est vouloir effacer notre histoire », in : Emeline Zougbédé, Michel Agier & Ségolène Barbou des Places (dir.), Dossier « Et si la France se retirait des traités internationaux ? », De facto [En ligne], 32 | Mars 2022, mis en ligne le 4 avril 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/03/10/defacto-032–03/
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