Camille Martel et Arnaud Banos, géographes
En Méditerranée centrale, l’obligation de porter assistance aux embarcations qui tentent la traversée vers l’Europe a été contournée depuis plusieurs années en extra-territorialisant la responsabilité du sauvetage à un pays tiers, la Libye. En Manche, au contraire, l’assistance systématique aux embarcations qui tentent la traversée vers l’Angleterre contribue à affirmer la souveraineté française.
Face aux migrations par voie maritime, les États sont tenus de respecter les conventions dont ils sont signataires, autant du point de vue des droits des personnes réfugiées que du droit maritime international. En comparant les dispositifs de sauvetage français en Manche et européens en Méditerranée centrale, la souveraineté des États européens aux frontières externes de l’Union s’affirme aussi bien dans leur capacité à contourner qu’à mettre en œuvre les obligations imposées par le droit maritime.
Le devoir de porter assistance en mer
En Manche comme en Méditerranée, les embarcations qui tentent de traverser les mers-frontières sont, pour la plupart, surchargées et inaptes à la navigation et ne sont bien évidemment jamais en conformité avec la division 240, qui définit le matériel obligatoire à bord en fonction de la distance à un abri[1]Voir le texte règlementaire : https://www.mer.gouv.fr/les-divisions-securite-plaisance.. À ce titre, tout capitaine de navire croisant leur route les considérera en principe comme étant en détresse[2]Arrêté du 6 mai 2019 remplaçant l’arrêté du 23 novembre 1987 relatif à la sécurité des navires (division 240). En pratique, ce principe n’est pas toujours respecté (on en trouvera un exemple emblématique dans le rapport de Forensic Oceanography sur le « Left-to-die Boat », URL : … Lire la suite, pour plusieurs raisons.
Coutume de longue date, le devoir de porter assistance en mer aux personnes en détresse découle d’une tradition de solidarité du monde marin face à un milieu hostile et imprévisible. Bien avant les conventions internationales la codifiant, l’obligation de porter secours en mer s’est ainsi imposée dans le droit français dès la fin du XVIIe siècle, avec l’ordonnance royale de la marine de 1681[3]Voir un rapide historique : https://www.legisplaisance.fr/2020/07/27/lencadrement-juridique-du-sauvetage-en-mer/.. Elle subsiste aujourd’hui sous une forme générale : le code pénal sanctionne le fait de ne pas porter secours à une personne en péril (article 223–6), à terre ou en mer.
« Bien avant les conventions internationales la codifiant, l’obligation de porter secours en mer s’est ainsi imposée dans le droit français dès la fin du XVIIe siècle, avec l’ordonnance royale de la marine de 1681. »
Camille Martel et Arnaud Banos, géographes
Au cours du XXe siècle, ce principe a été codifié, et ses conditions de réalisation précisées au niveau international. La Convention de Bruxelles de 1910 sur l’assistance et le sauvetage a été la première à consacrer l’obligation de secourir en mer. Puis, dès ses débuts, l’Organisation maritime internationale[4]Voir le site de l’organisation : https://www.imo.org/fr/About/Pages/Default.aspx., institution spécialisée de l’ONU, a pris en charge la question de la sécurité maritime, conduisant à la Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (SOLAS)[5]Voir la convention : https://www.imo.org/fr/About/Conventions/Pages/International-Convention-for-the-Safety-of-Life-at-Sea-(SOLAS),-1974.aspx.. Entrée en vigueur en 1980, cette Convention précise les procédures à suivre face aux situations de détresse. En outre, selon la Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes (Convention SAR)[6]Voir le texte de la convention : https://www.imo.org/fr/about/Conventions/Pages/International-Convention-on-Maritime-Search-and-Rescue-(SAR).aspx., entrée en vigueur en 1985, toute personne en détresse doit recevoir une assistance, sans considération de sa nationalité ou de son statut. En parallèle, la Convention de l’ONU de 1982 sur le droit de la mer codifie également l’obligation pour tout capitaine de prêter assistance aux personnes en détresse (Convention de Montego Bay)[7]Voir le texte de la convention : https://treaties.un.org/pages/ViewDetailsIII.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=XXI‑6&chapter=21&Temp=mtdsg3&clang=_fr..
La Manche, une scène de théâtre idéale pour asseoir sa souveraineté
Véritable autoroute maritime et axe majeur du trafic mondial de marchandises, la Manche est, depuis 2018, empruntée par un nombre croissant [8]Odile Senellart, « 52 000 migrants ont tenté de traverser la Manche en 2021, France Bleu Nord, 20 janv. 2022. URL : https://www.francebleu.fr/infos/international/52–000-migrants-ont-tente-de-traverser-la-manche-en-2021–1642690863. de petites embarcations précaires et inaptes à la navigation. Les situations de détresse y sont fréquentes et, plusieurs fois ces dernières années, elles ont mené à des naufrages meurtriers[9]Michel Agier, « Ces frontières qui rendent fous et tuent », Libération, 25 nov. 2021. URL : https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/ces-frontieres-qui-rendent-fou-et-qui-tuent-20211125_MX2LPWLCEFHLDDOTML3RYICQGU/..
Dans les eaux territoriales françaises, les interventions, coordonnées par le CROSS Gris-Nez[10]Les Centres régionaux opérationnels de surveillance et de sauvetage (CROSS) ont parmi leurs missions l’organisation et la coordination d’opérations de recherche et de sauvetage dans des zones maritimes définies. Équivalents français des « MRCC » (Maritime Rescue Coordination Centers), ils ont été institués dans le … Lire la suite, se limitent – sous réserve d’une évaluation plus approfondie des risques sur zone – aux embarcations dont les passagers requièrent une assistance et ce, alors même que la ministre de l’Intérieur britannique n’a de cesse de demander aux Français de faire davantage pour intercepter en mer les embarcations[11]Voir cet article de Jack Walters, « ‘Go further and faster’ Priti Patel demands France must intercept all Channel migrants », Express, 15 nov. 2021. URL : https://www.express.co.uk/news/uk/1521388/priti-patel-latest-news-home-secretary-demand-warn-france-intercept-channel-migrants-ont..
Dans ce contexte ultra-médiatique, la France affiche son respect scrupuleux de ses obligations quant au droit maritime. Elle en profite pour produire un discours vertueux sur la nécessité du respect du droit de la mer[12]Voir cet article de la rubrique International du Parisien, « Migrants : Londres veut refouler en mer les bateaux traversant la Manche », 9 sept. 2021. URL : https://www.leparisien.fr/international/migrants-londres-veut-refouler-en-mer-les-bateaux-traversant-la-manche-09–09-2021-YOX6CEKEWVEZVALK7HIRTNEKAI.php., en réponse aux propositions « agressives » de son voisin[13]Voir cet article du Courrier international, « Migrants. Traversées de la Manche : Londres accuse la France pour préserver l’image du Brexit », 24 nov. 2021. URL : https://www.courrierinternational.com/article/migrants-traversees-de-la-manche-londres-accuse-la-france-pour-preserver-limage-du-brexit., focalisé sur sa stratégie de sécurisation (voire de fermeture) de sa frontière. En refusant ainsi d’intercepter en mer les embarcations tentant la traversée de la Manche, par l’invocation des dispositions du droit maritime, la France affirme son refus d’être traitée comme un agent sous-traitant de la frontière britannique. Dans le même temps, à travers ce respect des conventions internationales, la France assoit sa souveraineté.
En Méditerranée, la sous-traitance généralisée
Or, l’externalisation[14]Voir V. Moreno-Lax & M. Lemberg-Pedersen, « Border-induced displacement : The ethical and legal implications of distance-creation through externalization », Questions of International Law, 28 fév. 2019. URL : … Lire la suite du contrôle migratoire à la frontière fait partie de la politique externe de l’Union Européenne depuis de nombreuses années[15]Attestée par la fuite d’un document interne de la Commission européenne intitulé « Update on State of Play of External Cooperation in the Field of Migration Policy » et daté du 14 janvier 2022. A lire le site Migration Control. URL : … Lire la suite, sans que la classe politique française ne s’en émeuve. Dans le cas de la Libye, par exemple, des accords bilatéraux ont permis de mettre en place le système qui permet à des navires libyens d’intercepter des embarcations partant du pays (voir la rubrique En cartes dans ce numéro). Ces accords permettent à l’U.E. de contourner l’obligation de non-refoulement énoncée dans l’arrêt Hirsi Jamaa de la Cour européenne des Droits de l’Homme en 2012[16]Voir cet article paru sur le site d’Amnesty international, « Italie. Un arrêt ‘historique’ de la cour européenne défend les droits des migrants », 23 fév. 2012. URL : https://www.amnesty.be/infos/actualites/article/italie-un-arret-historique-de-la.. Selon la Cour, cette obligation s’étend à tous les navires sous juridiction de pays européens procédant à des sauvetages d’embarcations en détresse.
En pratique, le retrait des moyens maritimes étatiques de sauvetage européens en Méditerranée Centrale a été mené en parallèle du soutien à la création d’une zone de recherche et de sauvetage (SAR) libyenne et d’un corps de garde-côtes libyens, équipé par l’U.E. L’agence européenne Frontex lui apporte régulièrement son appui aérien [Le Monde, octobre 2021 ; Libération, avril 2021][17]Arthur Carpentier & Marceau Bretonnier, « Migrants : enquête sur le rôle de l’Europe dans le piège libyen », Le Monde, 31 oct. 2021. URL : https://www.lemonde.fr/international/video/2021/10/31/migrants-enquete-sur-le-role-de-l-europe-dans-le-piege-libyen_6100475_3210.html ; Tomas Statius, « Migrants. Le jeu trouble … Lire la suite, même si elle nie officiellement être en contact direct avec les autorités libyennes. Or, aujourd’hui, les pratiques dangereuses (voire criminelles) des garde-côtes libyens en mer sont largement documentées[18]Nations Unies, « Lethal Disregard ». Search and rescue and the protection of migrants in the central Mediterranean Sea, 2021. URL : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/Migration/OHCHR-thematic-report-SAR-protection-at-sea.pdf., au même titre que celles dans les centres de détention de migrants du pays (à ce sujet, lire notre article paru dans le numéro 30 de De facto) : selon une récente mission de l’ONU, ce qui s’y passe pourrait « s’apparenter à des crimes contre l’humanité. »[19]« Libye : des crimes contre l’humanité auraient été commis dans les prisons et contre les migrants », Onu Info, 4 oct. 2021. URL : https://news.un.org/fr/story/2021/10/1105392.
Conclusion
D’après le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, « en mer, la sauvegarde de la vie humaine prime sur des considérations de nationalité, de statut et de politique migratoire dans le strict respect du droit international maritime qui organise la recherche et le sauvetage en mer. »[20]Voir cet article du Parisien, « Migrants : Londres veut refouler en mer les bateaux traversant la Manche », 9 sept. 2021. URL : https://www.leparisien.fr/international/migrants-londres-veut-refouler-en-mer-les-bateaux-traversant-la-manche-09–09-2021-YOX6CEKEWVEZVALK7HIRTNEKAI.php. Ce positionnement vertueux, qui sert les intérêts de la France dans l’affirmation de sa souveraineté en Manche, n’est pourtant pas à l’ordre du jour de la politique menée de longue date par l’Union Européenne en Méditerranée Centrale, où plus de deux mille personnes périssent chaque année en essayant de traverser, depuis le début des années 2000. De ce point de vue, la Manche constitue pour l’instant un espace d’exception[21]Voir Maurice Sterl, « A Fleet of Mediterranean Border Humanitarians », Antipode, vol. 50, n° 3, Juin 2018. DOI : 10.1111/anti.12320 ; URL : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/anti.12320., où ceux que l’on appelle habituellement sans hésitation « migrants » deviennent subitement des « naufragés » en devenir, à qui l’on portera secours si cela s’avère nécessaire. Et l’obligation de sauvetage en mer, dans un contexte frontalier, reste une règle juridique dont la mise en œuvre est à géométrie variable, suspendue aux enjeux de souveraineté nationale.[22]Voir Özgün E. Topak, « The Biopolitical Border in Practice : Surveillance and Death at the Greece-Turkey Borderzones », Environment and Planning D : Society and Space, vol. 32, n° 5, 2014, p. 815–833. DOI :10.1068/d13031p ; URL : https://journals.sagepub.com/doi/10.1068/d13031p.
Les auteurs
Camille Martel est doctorante en géographie à l’Université Le Havre Normandie, au sein du laboratoire Identité et Différenciation de l’Espace, de l’Environnement et des Sociétés (UMR 6266 CNRS, Université Le Havre Normandie).
Arnaud Banos est directeur de recherche au CNRS, rattaché au laboratoire Identité et Différenciation de l’Espace, de l’Environnement et des Sociétés (UMR 6266 CNRS, Université Le Havre Normandie). Il est fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Notes[+]
Citer cet article
Camille Martel & Arnaud Banos, « Souveraineté à la frontière maritime : quand la France s’arrange avec les conventions », in : Emeline Zougbédé, Michel Agier & Ségolène Barbou des Places (dir.), Dossier « Et si la France se retirait des traités internationaux ? », De facto [En ligne], 32 | Mars 2022, mis en ligne le 4 février 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/03/25/defacto-032–06/
Republication
De facto est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution-No derivative 4.0 International (CC BY-ND 4.0). Vous êtes libres de republier gratuitement cet article en ligne ou sur papier, en respectant ces recommandations. N’éditez pas l’article, mentionnez l’auteur et précisez que cet article a été publié par De facto | Institut Convergences Migrations. Demandez le embed code de l’article à defacto[at]icmigrations.fr.