Céline Gabarro, sociologue
Créée en 2000, l’aide médicale d’État vise à garantir l’accès aux soins des étrangers en situation irrégulière. De nombreux parlementaires l’accusent régulièrement de provoquer des effets d’« appel d’air ». Pourtant, cette prestation sociale s’avère en réalité difficile à obtenir.
Régulièrement attaquée par certains parlementaires, notamment lors des votes des lois de finances rectificative, et par des candidats lors des campagnes électorales, l’aide médicale d’État (AME) est accusée d’« attirer les étrangers » en France (voir notre article sur cette question). Elle est contestée à la fois quant à ses conditions d’obtention qui seraient trop faciles à remplir, et son coût présenté comme excessif et exponentiel. Ainsi le 6 décembre 2018, Alain Joyandet, sénateur Les Républicains, s’exclamait en séance : « Personne ne peut le nier, on sait très bien qu’il y a des abus nombreux avec cette AME et que par ailleurs c’est un véritable appel d’air pour l’immigration clandestine ». L’idée d’un durcissement des conditions d’obtention de l’AME et d’une réduction de la protection aux seuls soins urgents est également souvent abordée lors des campagnes présidentielles. C’est le cas actuellement avec Valérie Pécresse, Marine Le Pen ou Nicolas Dupont-Aignan qui proposent de limiter l’AME à des soins spécifiques ou d’urgence, tandis qu’Éric Zemmour souhaite la supprimer totalement. Pourtant, comme en attestent des travaux en sciences sociales, l’AME n’est pas un dispositif très connu des étrangers en situation irrégulière, ni une prestation évidente à obtenir. L’enquête Premiers Pas a ainsi montré que seules 51% des personnes éligibles à l’AME en bénéficient réellement. Et cela même lorsqu’elles déclarent souffrir de maladies nécessitant des soins.
À partir d’une enquête ethnographique que j’ai menée pendant onze mois des deux côtés du guichet de l’Assurance maladie dans le cadre d’une thèse de sociologie[1]J’ai réalisé des observations dans trois types de services de deux caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) : des guichets, un service d’instruction des demandes d’AME et un service de réglementation (chargé de retranscrire les règles nationales dans les directives locales), ainsi que des entretiens informels … Lire la suite, je souhaite expliquer ces difficultés en retraçant ici le parcours d’obtention d’une demande d’AME. Nous verrons que les obstacles rencontrés par les demandeurs sont causés à la fois par la spécificité du système de l’AME (une prestation d’assistance), par l’organisation du travail dans les caisses d’assurance maladie (injonction à la productivité) et par les effets de durcissement imposés par la rhétorique du soupçon très présente à l’égard des étrangers dans les discours politiques.
Localiser le guichet, puis y accéder
Avec la création de la couverture maladie universelle (CMU) et la mise en place de l’AME en 2000[2]La loi CMU/AME est votée le 27 juillet 1999 et mise en place à partir du 1er janvier 2000. La CMU de base a été remplacée par la protection universelle maladie (PUMA) à partir du 1er janvier 2016., les étrangers en situation irrégulière se retrouvent dépendants d’un système à part, celui de l’aide sociale[3]Jusqu’en 1993, les étrangers en situation irrégulière salariés sont affiliés à l’Assurance maladie comme n’importe quel autre salarié. Avec la loi Pasqua du 24 août 1993, qui subordonne l’accès à l’Assurance maladie à la régularité du séjour, les étrangers en situation irrégulière ne peuvent plus compter … Lire la suite. Ce détail a son importance à deux niveaux. Tout d’abord, il engendre une organisation différentielle de la réception des demandeurs de l’AME. Les étrangers en situation irrégulière relevant d’une prestation « particulière », leur accueil est organisé différemment de celui des assurés. Ainsi, selon les départements, les demandeurs de l’AME sont reçus soit dans les guichets de l’Assurance maladie (comme les autres assurés), soit dans un centre spécifique qui leur est réservé, soit dans les permanences de l’Assurance maladie situés dans les hôpitaux. Ainsi, la première difficulté pour un demandeur d’AME consiste à savoir où déposer sa demande. D’autant plus que les adresses des guichets « AME » ne sont pas forcément disponibles sur internet. Le demandeur doit d’abord se rendre au guichet de l’Assurance maladie ou dans une association qui va l’orienter ensuite vers le bon guichet. Enfin, les réorganisations incessantes de l’accueil AME et les différences entre départements font qu’il est difficile de se renseigner auprès d’autres personnes ayant déjà effectuées ces démarches, leurs informations pouvant vite s’avérer obsolètes.
Localiser le guichet ne signifie pas pour autant y accéder. Les horaires des guichets sont parfois très réduits. Ainsi, lors de mon enquête, les permanences hospitalières n’étaient souvent ouvertes que le matin et pas forcément tous les jours (cela variait d’une semaine à l’autre en fonction de la charge de travail des agents). Ces horaires n’étant pas affichés à l’avance, les demandeurs venaient tous les jours espérant être pris. Lorsque l’agent arrivait à son bureau à 9 heures, il distribuait des tickets aux demandeurs selon leur ordre d’arrivée : une douzaine lorsqu’il avait des réunions prévues l’après-midi, une vingtaine s’il était disponible toute la journée. Les autres devaient retenter leur chance à un autre moment à condition qu’ils ne travaillent pas ou qu’ils puissent se permettre de perdre une journée de travail. L’accès au guichet pouvait ainsi prendre plusieurs semaines. Dès lors, après avoir échoué plusieurs jours d’affilée, certains demandeurs venaient dès 5 heures du matin, voire dès 21 heures la veille et dormaient sur place, pour être sûrs d’être reçus le lendemain.
Comprendre la constitution du dossier
Une fois l’accès au guichet assuré, d’autres types de problèmes se posent aux étrangers en situation irrégulière. Pour obtenir l’AME, le demandeur doit remplir trois conditions : justifier de son identité, justifier de la stabilité de sa résidence en France et ne pas dépasser un certain montant de ressources[4]Ce montant est fixé à 9 041 euros annuel pour une personne au 01.04.2021.. Il doit donc fournir un justificatif d’identité et un justificatif de présence (les ressources relèvent du déclaratif).
Néanmoins, certains agents demandent plus de documents que cela : ils peuvent parfois réclamer un justificatif de domicile, ou encore demander un type de justificatif de résidence précis comme la déclaration d’impôts sur le revenu ou la quittance de loyer, alors même que le demandeur peut prouver sa résidence par d’autres moyens (visa d’entrée sur le passeport, facture EDF, etc.). Les guichetiers qui reçoivent les demandeurs n’étant pas ceux qui instruisent les dossiers, ils ont en effet tendance à demander plus de documents que nécessaire car ils ne savent pas bien quels justificatifs sont acceptés par le service d’instruction.
« La particularité de ce dispositif d’aide sociale et son éternelle remise en cause constitue une première source d’obstacle, à laquelle s’ajoutent la complexité du système administratif et managériale, puis les effets du soupçon à l’égard des étrangers. »
Céline Gabarro, sociologue
De plus, étant une prestation d’aide sociale, sa réglementation diffère de celle de l’Assurance maladie à laquelle les agents ont été formés. Les guichetiers ont ainsi parfois tendance à appliquer à l’AME des règles propres à l’Assurance maladie, comme par exemple réclamer des justificatifs de domicile ou des actes de mariage, obligeant les demandeurs à revenir à nouveau, alors que ces deux documents ne sont pas nécessaires à l’étude du dossier. Arriver à être reçu, attendre deux mois un rendez-vous selon le délai en vigueur… autant de difficultés pour accéder au guichet qui expliquent pourquoi le demandeur peut mettre parfois plusieurs mois à déposer son dossier.
Une politique managériale qui accentue les retours de dossiers et donc les retards d’accès aux soins
Une fois le dossier déposé, c’est l’organisation du travail dans les Caisses, et notamment les injonctions à la productivité, qui complexifient le parcours du dossier, en favorisant les demandes de documents complémentaires. Les agents de l’Assurance maladie sont en effet soumis à des règles de productivité qui jouent sur leurs manières de traiter les dossiers. Leurs promotions et augmentations dépendent du respect d’objectifs précis. Les agents sont ainsi évalués selon le nombre de dossiers qu’ils traitent par jour et selon leur taux d’erreurs. Ce dernier étant calculé uniquement à partir des dossiers d’AME acceptés, lorsque les agents instructeurs ont un doute concernant un justificatif, ils préfèrent renvoyer le dossier au demandeur pour lui demander d’en fournir un autre plutôt que de l’accepter. En effet, en raison de l’évolution régulière de la réglementation concernant l’AME et le flou concernant la liste des justificatifs acceptés, même les agents instructeurs, pourtant spécialisés dans les dossiers d’AME, ont des doutes sur la valeur des justificatifs.
Renvoyer le dossier, plutôt que le refuser, permet de donner une chance supplémentaire au demandeur. Néanmoins, avec trois mois de délais d’instruction[5]Lors de mon enquête., renvoyer le dossier revient à retarder l’accès à l’AME de plusieurs mois. En effet, un dossier retourné doit repasser par l’ensemble du circuit d’instruction, soit à nouveau trois mois de délai, sans compter le temps de reconstitution et d’envoi du dossier par la personne.
Un soupçon de fraude à l’égard des étrangers qui durcit les conditions d’obtention
Au-delà des règles managériales, c’est également le discours sur les abus des étrangers et leur non légitimité à bénéficier du système social français présent dans les débats à l’Assemblée nationale et les discours politiques qui pèse sur l’obtention de l’AME. Les agents n’y sont pas forcément insensibles. Ceux-ci peuvent ainsi faire preuve de zèle dans l’instruction des dossiers. Certains demandent, par exemple, l’original du passeport pour vérifier que la personne n’est pas sortie du territoire entre temps, ou les originaux des documents fournis, alors même que cela n’est pas obligatoire, imposant ainsi aux demandeurs de revenir ou retourner à nouveau leur dossier.
« Par leurs dénonciations et le détricotage de l’AME, les gouvernements successifs remettent en cause à la fois un dispositif social répondant à un enjeu d’égalité d’accès aux soins, et un dispositif de santé publique permettant d’assurer une meilleure santé à l’ensemble de la collectivité. »
Céline Gabarro, sociologue
Le soupçon de fraude à l’égard des étrangers est également présent dans les outils qui servent à guider le travail des agents. Au guichet, la fiche « entretien AME » permet ainsi à l’agent de « vérifier » que la personne ne ment pas sur ses ressources[6]Les étrangers en situation irrégulière n’étant pas autorisés à travailler, les agents ne peuvent pas leur demander de fournir des fiches de paye et doivent se contenter de ressources déclaratives. en lui demandant à l’oral ses dépenses mensuelles pour le loyer, la nourriture, etc. et en comparant le montant déclaré des dépenses avec celui de ses ressources.
Enfin, la suspicion de fraude vis-à-vis des demandeurs de l’AME entraîne un durcissement de la réglementation. Certains parlementaires percevant l’AME comme un dispositif engendrant des effets d’« appel d’air », ils ont décidé de durcir son obtention en modifiant la condition de résidence en France. Alors qu’auparavant, le demandeur devait prouver qu’il résidait en France depuis plus de trois mois, depuis janvier 2021[7]Décret 2020–1325 du 30 octobre 2020 relatif à l’aide médicale de l’État et aux conditions permettant de bénéficier du droit à la prise en charge des frais de santé pour les assurés qui cessent d’avoir une résidence régulière en France. il doit montrer qu’il résidait en situation irrégulière pendant cette période[8]Cela signifie qu’une personne arrivée en France avec un visa de séjour de trois mois devra attendre six mois pour pouvoir obtenir l’AME : trois mois en situation régulière (visa) + trois mois en situation irrégulière (une fois le visa expiré).. Ainsi, ce n’est plus seulement la durée de sa résidence qui est instruite, mais également son statut administratif à ce moment-là. Or, prouver l’irrégularité de sa résidence n’est pas forcément aisée. En outre, un délai de carence de 9 mois à partir de l’obtention de l’AME a également été instauré pour certains soins non urgents.
Conclusion
Alors que l’AME est décrite par certains parlementaires comme engendrant des effets d’« appel d’air » du fait de ses conditions d’obtention, le parcours des demandeurs, jalonné de nombreux obstacles, décrit une toute autre réalité qui permet de comprendre le faible taux de couverture des étrangers en situation irrégulière en France estimé par l’enquête Premiers Pas. La particularité de ce dispositif d’aide sociale et son éternelle remise en cause constitue une première source d’obstacle, à laquelle s’ajoutent la complexité du système administratif et managériale, puis les effets du soupçon à l’égard des étrangers. Par leurs dénonciations et le détricotage de l’AME, les gouvernements successifs remettent en cause à la fois un dispositif social répondant à un enjeu d’égalité d’accès aux soins, et un dispositif de santé publique permettant d’assurer une meilleure santé à l’ensemble de la collectivité. Les discours contestant la légitimité des étrangers en situation irrégulière à être pris en charge gratuitement par le système de santé ne sont pas sans effets sur les soignants comme en attestent les études sur les refus de soins[9]Défenseur des droits, 2014. Les refus de soins opposés aux bénéficiaires de la CMU‑C, l’ACS et l’AME. Rapport pour le premier ministre, 47 p. URL : https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=8301 et sur les discriminations en santé selon l’origine[10]Carde E., 2006. « “On ne laisse mourir personneˮ. Les discriminations dans l’accès aux soins », Travailler, n° 16, p. 57–80. DOI : 10.3917/trav.016.0057 (regarder aussi notre entretien vidéo dans ce numéro). Ainsi, les difficultés ne s’arrêtent pas à l’obtention de l’AME, mais peuvent également continuer tout au long du parcours de soins.
Notes[+]
↑1 | J’ai réalisé des observations dans trois types de services de deux caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) : des guichets, un service d’instruction des demandes d’AME et un service de réglementation (chargé de retranscrire les règles nationales dans les directives locales), ainsi que des entretiens informels avec les agents rencontrés et des entretiens formels avec des demandeurs de l’AME. |
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↑2 | La loi CMU/AME est votée le 27 juillet 1999 et mise en place à partir du 1er janvier 2000. La CMU de base a été remplacée par la protection universelle maladie (PUMA) à partir du 1er janvier 2016. |
↑3 | Jusqu’en 1993, les étrangers en situation irrégulière salariés sont affiliés à l’Assurance maladie comme n’importe quel autre salarié. Avec la loi Pasqua du 24 août 1993, qui subordonne l’accès à l’Assurance maladie à la régularité du séjour, les étrangers en situation irrégulière ne peuvent plus compter que sur l’aide médicale départementale. Ce système d’aide sociale est réformé en 2000, donnant lieu à deux nouvelles prestations : la CMU qui permet à tout Français ou étranger en situation régulière résidant sur le territoire d’accéder à l’Assurance maladie ; et l’AME avec laquelle les étrangers en situation irrégulière restent les uniques bénéficiaires du système d’aide sociale. |
↑4 | Ce montant est fixé à 9 041 euros annuel pour une personne au 01.04.2021. |
↑5 | Lors de mon enquête. |
↑6 | Les étrangers en situation irrégulière n’étant pas autorisés à travailler, les agents ne peuvent pas leur demander de fournir des fiches de paye et doivent se contenter de ressources déclaratives. |
↑7 | Décret 2020–1325 du 30 octobre 2020 relatif à l’aide médicale de l’État et aux conditions permettant de bénéficier du droit à la prise en charge des frais de santé pour les assurés qui cessent d’avoir une résidence régulière en France. |
↑8 | Cela signifie qu’une personne arrivée en France avec un visa de séjour de trois mois devra attendre six mois pour pouvoir obtenir l’AME : trois mois en situation régulière (visa) + trois mois en situation irrégulière (une fois le visa expiré). |
↑9 | Défenseur des droits, 2014. Les refus de soins opposés aux bénéficiaires de la CMU‑C, l’ACS et l’AME. Rapport pour le premier ministre, 47 p. URL : https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=8301 |
↑10 | Carde E., 2006. « “On ne laisse mourir personneˮ. Les discriminations dans l’accès aux soins », Travailler, n° 16, p. 57–80. DOI : 10.3917/trav.016.0057 |
Pour aller plus loin
- Gabarro C., 2012. « Les demandeurs de l’aide médicale d’État pris entre productivisme et gestion spécifique », Revue européenne des migrations internationales, vol. 28, n° 2, p. 35–56. DOI : 10.4000/remi.5870 ; URL : http://journals.openedition.org/remi/5870.
- Izambert C., 2010. « 30 ans de régression dans l’accès aux soins », Plein Droit, n° 86, p. 5–9. DOI : 10.3917/pld.086.0005
- Jusot F., Dourgnon P., Wittwer J. & Sarhiri J., 2019. « Le recours à l’aide médicale de l’État des personnes en situation irrégulière en France : premiers enseignements de l’enquête Premiers pas », Questions d’économie de la santé, n° 245. URL : https://www.irdes.fr/recherche/questions-d-economie-de-la-sante/245-le-recours-a-l-aide-medicale-de-l-etat-des-personnes-en-situation-irreguliere-en-france-enquete-premiers-pas.pdf
L’autrice
Céline Gabarro est post-doctorante en sociologie à l’Université de Paris, Institut La Personne en Médecine, rattachée au laboratoire ECEVE. Elle a réalisé sa thèse sur l’attribution de l’aide médicale d’Etat par les agents de l’Assurance maladie à l’URMIS. Elle est fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Citer cet article
Céline Gabarro, « Obtenir l’AME : un parcours du combattant », in : Betty Rouland (dir.), Dossier « L’aide médicale d’État, la fabrique d’un faux problème », De facto [En ligne], 31 | Février 2022, mis en ligne le 28 février 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/02/09/defacto-031–01/
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