Jérémy Geeraert, sociologue
En Allemagne, l’accès aux soins des étrangers en situation irrégulière est mis à mal par une politique migratoire restrictive qui oblige ce groupe à recourir aux soins dans le secteur associatif. Des évolutions récentes présagent d’une amélioration de la situation.
Introduction
L’Allemagne apparaît comme un des pays de l’Union européenne qui protègent le moins la santé de ses ressortissants irréguliers. Si nos voisins d’Outre-Rhin sont engagés par différents traités européens et internationaux à respecter les droits fondamentaux (dont celui de l’accès aux soins de santé primaires), la réalité sur le terrain révèle des entraves structurelles à ceux-ci. Les étrangers en situation irrégulière, mais aussi certains ressortissants européens, rencontrent des barrières multiples à l’accès aux soins. Les raisons à cela sont avant tout à chercher dans l’immixtion d’une politique migratoire dissuasive dans les politiques de santé. Les discours construisant les étrangers comme une menace pour l’État social ont conduit à développer des instruments règlementaires qui excluent de manière directe et indirecte ces groupes du système de santé allemand. Les politiques de rigueur budgétaire ont eu tendance à accentuer ces problèmes. Les évolutions démographiques récentes semblent cependant avoir changé quelque peu la donne.
Des étrangers sans papiers exclus du système de santé public
Sur le plan juridique, les étrangers en situation irrégulière disposent théoriquement des mêmes droits en matière de santé que les demandeurs d’asile, c’est-à-dire une protection couvrant un éventail de soins restreints aux douleurs aigües et aux maladies graves. Cependant, une disposition de la loi sur le droit de séjour (Aufenthaltsgesetz) rend ces droits pratiquement inutilisables. En effet, l’obligation faite aux fonctionnaires de dénoncer auprès des administrations de la migration les usagers sans-papiers qu’ils rencontrent dans leur travail a un effet fortement dissuasif. Dans les faits, c’est donc principalement la menace de l’expulsion qui décourage ce groupe de recourir aux systèmes de protection publics.
Une exception existe à l’obligation de dénonciation, celle des soins urgents et vitaux. Dans ces cas-là, les services sociaux sont tenus au secret médical lorsqu’ils reçoivent une demande de prise en charge. Mais ici aussi, cette protection n’est que théorique. Dans les faits, les démarches à réaliser sont si compliquées, les délais tellement courts et les chances de succès proches de zéro que les services hospitaliers concernés préfèrent soit refuser les soins aux patients sans papiers arrivant en urgence, soit envoyer directement les factures aux patients ou à leur famille. Le montant souvent très élevé de ces factures plonge les personnes concernées et leur famille dans le surendettement. Dans ce cas précis, on voit comment se conjuguent les effets des politiques migratoires et ceux des politiques d’austérité dans le secteur de la santé et du social.
« Les discours construisant les étrangers comme une menace pour l’État social ont conduit à développer des instruments règlementaires qui excluent de manière directe et indirecte ces groupes du système de santé allemand. »
Jérémy Geeraert, sociologue
La peur de l’expulsion et du surendettement pousse les sans-papiers à se tourner vers le secteur associatif et humanitaire qui, lui, garantit l’anonymat. Ils en sont dépendants pour tous leurs soins, que ce soient pour des problèmes aigus, la prise en charge de maladies chroniques ou pour des situations qui nécessitent une intervention à l’hôpital (accouchement, opérations, etc.). Pourtant, ayant intériorisés leur illégitimité à être protégés, les patients ne viennent souvent chercher de l’aide que lorsque les douleurs deviennent insupportables. Ces retards de soins sont encore accentués par le fait que ces structures d’aide issues de la société civile, et financées par des dons, ne peuvent mettre à disposition qu’une offre de soins parcellaire et incomplète, qui n’est disponible que dans les grandes villes. Les maladies dont le traitement est trop compliqué ou trop cher ne sont ainsi tout simplement pas prises en charge en raison de ce manque de ressources en tout genre.
Vers une prise de conscience et une amélioration ?
Depuis 2015 et l’envol des chiffres de l’immigration vers l’Allemagne, la population des étrangers en situation irrégulière s’est accrue et les problèmes qu’ils rencontrent ont gagné en visibilité. Cela a eu pour effet une augmentation de l’offre de soins pour ces exclus du système de santé. Non seulement les structures de soins issues du milieu associatif se sont démultipliées mais également celles provenant d’initiatives publiques locales, au niveau du Land (région) ou de la ville : les Clearingstellen. Ces structures offrent accompagnement social et accès (limité) aux soins à ceux et celles qui n’ont pas de couverture maladie, y compris de manière anonyme pour les étrangers en situation irrégulière. Cette initiative faisait partie des revendications de l’association Medibüro —– association qui lutte pour l’accès aux soins des étrangers en situation irrégulière — depuis sa création en 1995. Ce regain d’intérêt pour les questions d’accès aux soins à la fois dans la société civile et dans le monde politique laisse présager d’autres transformations structurelles dans ce domaine. Ainsi, depuis l’an dernier, la branche allemande de Médecins du monde, le Medibüro et une cinquantaine d’autres organisation mènent une campagne nationale pour modifier le paragraphe de loi sur le droit au séjour qui oblige les fonctionnaires à dénoncer les étrangers en situation irrégulière. Cette proposition a été reprise dans les accords de coalition du nouveau gouvernement qui s’est mis en place en novembre 2021 et laisse espérer une amélioration de la situation.
Pour aller plus loin
- Simonnot N., 2008. « La discrimination dans l’accès aux soins des migrants en Europe : un déni des droits fondamentaux et une absurdité de santé publique », Revue Humanitaire [en ligne], vol. 19, n° 6, URL : http://journals.openedition.org/humanitaire/465
- Huschke S., 2014. « Performing Deservingness. Humanitarian Health Care Provision for Migrants in Germany », Social Science & Medicine, vol. 120, p. 352–359. DOI :1016/j.socscimed.2014.04.046, URL : https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0277953614002846
- Bozorgmehr K., Dieterich A., Offe J., 2019. « UN Concerned about the Right to Health for Migrants in Germany », The Lancet, vol. 393, p. 1202–1203. DOI : 1016/S0140-6736(19)30245–4, URL : https://www.thelancet.com/action/showPdf?pii=S0140-6736%2819%2930245–4
L’auteur
Jérémy Geeraert est chercheur post-doctorant au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip).
Citer cet article
Jérémy Geeraert, « Accès aux soins des étrangers en situation irrégulière en Allemagne. Des perspectives d’amélioration ? », in : Betty Rouland (dir.), Dossier « L’aide médicale d’État, la fabrique d’un faux problème », De facto [En ligne], 31 | Février 2022, mis en ligne le 28 février 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/02/15/defacto-031–07/
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