AME : impossible expertise, inévitable politisation

Caroline Izambert, historienne

L’Aide médicale d’État, dispositif de prise en charge des soins pour les personnes étrangères en situation irrégulière, est au cœur des débats publics depuis plus de 20 ans. Pourtant, un consensus d’experts et de scientifiques existe autour de son intérêt pour la santé publique.

Assem­blée natio­nale – Crédits : Mathieu Demerstre. Source : Flickr

Créée en 1999, l’Aide médi­cale d’État (AME) permet l’accès et la prise en charge des soins dits « de ville », notam­ment les consul­ta­tions auprès des méde­cins libé­raux et à l’hôpital, aux personnes étran­gères rési­dentes en situa­tion irré­gu­lière sur le terri­toire fran­çais et pouvant justi­fier de trois mois de présence. Le panier de soins pris en charge est sensi­ble­ment réduit par rapport à celui de la complé­men­taire santé soli­daire (CSS – ancien­ne­ment CMU‑C). En 2020, environ 383 000 personnes étaient à l’AME et les dépenses s’élevaient à 878 millions, soit moins de 0,5% des dépenses totales de santé en France (DREES). Financée sur le budget de l’État, l’AME fait l’objet de discus­sions annuelles au Parle­ment à l’occasion du vote du projet de loi de finances (PLF) qui ont nourri la poli­ti­sa­tion du débat autour de cette pres­ta­tion. L’accumulation de données et de recherche démontrent pour­tant son intérêt pour la santé et les finances publiques.

Une prestation scrutée par l’expertise publique

L’AME est une pres­ta­tion d’aide sociale parti­cu­liè­re­ment étudiée. Depuis sa créa­tion, elle a fait l’objet de quatre rapports des inspec­tions géné­rales (Inspec­tion géné­rale des affaires sociales (Igas) en 2003 ; Inspec­tion géné­rale des finances (IGF) et Igas en 2007, 2010 et 2019) et d’une enquête du comité d’évaluation et de contrôle des poli­tiques publiques de l’Assemblée natio­nale, menée par les députés Claude Goas­guen et Chris­tophe Sirugue en 2011. L’analyse de la liste des rapports publics de l’Igas montre que seuls les services de l’aide sociale à l’enfance ont fait aussi fréquem­ment l’objet de missions depuis 2000. 

« Les débats autour de l’AME sont représentatifs du difficile dialogue entre expertise, productions scientifiques et débat public sur les sujets relatifs à l’immigration. »

Caro­line Izam­bert, histo­rienne

Malgré des nuances, l’ensemble de ces travaux conclut que la suppres­sion de l’AME ne permet­trait pas de réaliser des écono­mies. Sans un dispo­sitif de couver­ture maladie, les personnes se présen­te­raient à un point plus avancé de leur maladie dans les services d’urgence des hôpi­taux. Du fait de la préva­lence plus élevée de certaines patho­lo­gies, comme le VIH ou la tuber­cu­lose, dans les popu­la­tions immi­grées, cela repré­sen­te­rait une menace pour la santé publique. Une ques­tion traverse l’ensemble de ces travaux : l’existence de l’Aide médi­cale d’État suscite-t-elle une « immi­gra­tion théra­peu­tique », parfois même dési­gnée sous l’oxymore « tourisme médical » ? Ni la métho­do­logie, ni les moyens d’enquête ne permettent d’apporter de réponse défi­ni­tive à cette ques­tion, pour­tant au cœur des contro­verses publiques sur l’AME. Cela conduit poli­tiques et experts à se tourner vers les sciences sociales et l’épidémiologie pour trouver des réponses.

L’hypothèse de l’immigration thérapeutique contre la certitude du « healthy migrant effect »

Alors que le sujet avait été négligé en France, la période récente a permis d’augmenter les connais­sances sur l’état de santé des popu­la­tions immi­grées. L’enquête ANRS-Parcours a démontré qu’entre un tiers et la moitié des personnes nées en Afrique subsa­ha­rienne vivant avec le VIH se conta­minent sur le terri­toire fran­çais. Cette surex­po­si­tion au VIH est en lien direct avec les condi­tions de vie précaires réser­vées aux immi­grés dans les premières années qui suivent l’arrivée sur le terri­toire fran­çais. L’accumulation de données démontre que le profil sani­taire des immi­grés en France ne fait pas excep­tion à ceux des immi­grés des autres pays du Nord.

L’immigration est un phéno­mène sélectif, les personnes en bonne santé sont plus suscep­tibles de migrer et les personnes arrivent en général avec un état de santé sensi­ble­ment meilleur que celui de la popu­la­tion du pays d’origine et du pays d’accueil. C’est ce qu’on appelle le healthy migrant effect. Cepen­dant, cet état se dégrade forte­ment après plusieurs années dans le pays d’accueil. Sans aborder de front la ques­tion de l’existence ou non d’une « immi­gra­tion théra­peu­tique » et la mesure de son ampleur, les résul­tats scien­ti­fiques font la démons­tra­tion du carac­tère peu struc­tu­rant du phéno­mène pour rendre compte de la santé des immi­grés comme des moti­va­tions des migrations.

Une utilisation détournée des résultats scientifiques

Entre la convic­tion large­ment partagée d’un système de soins dont l’ouverture et « la géné­ro­sité » susci­te­raient de l’immigration, et la produc­tion de données mettant en valeur d’autres réalités des liens entre santé et immi­gra­tion, la tenta­tion peut être forte dans le champ de l’expertise publique d’avoir une lecture biaisée des produc­tions scientifiques.

C’est ainsi qu’en 2019, les rédac­teurs du dernier rapport de l’Igas sur l’AME ont intégré des résul­tats préli­mi­naires de Premier Pas, enquête menée par l’ISPED, l’IRDES et l’université de Paris-Dauphine auprès de 1 223 personnes en situa­tion irré­gu­lière. Pensant tenir la démons­tra­tion tant convoitée que l’AME provo­que­rait un « appel d’air », ils ont affirmé que 25,8 % des personnes seraient venues en France au motif de la santé. 

« L’immigration est un phénomène sélectif, les personnes en bonne santé sont plus susceptibles de migrer et les personnes arrivent en général avec un état de santé sensiblement meilleur que celui de la population du pays d’origine et du pays d’accueil. C’est ce qu’on appelle le healthy migrant effect. »

Caro­line Izam­bert, histo­rienne

L’utilisation des chiffres de l’étude, large­ment repris par le débat public et parle­men­taire, a conduit les inves­ti­ga­teurs de l’enquête à une mise au point métho­do­lo­gique : concer­nant les seuls béné­fi­ciaires de l’AME, la santé n’est évoquée que pour 9,5 % des répon­dants et, pour la moitié d’entre eux, les raisons de santé sont asso­ciées à d’autres raisons, prin­ci­pa­le­ment écono­miques. Les cher­cheurs rappellent au passage la complexité du phéno­mène migra­toire, dont les moti­va­tions sont rare­ment réduc­tibles à une variable. Ils soulignent aussi que le résultat majeur de leur étude a été oublié : sur l’échantillon étudié, le taux de non recours à l’AME atteint 49 %.

Une utilisation détournée des résultats scientifiques

Les débats autour de l’AME sont repré­sen­ta­tifs du diffi­cile dialogue entre exper­tise, produc­tions scien­ti­fiques et débat public sur les sujets rela­tifs à l’immigration. L’épisode évoqué ici est révé­la­teur du déca­lage entre les ques­tions posées par les scien­ti­fiques et celles pour lesquelles les poli­tiques mais aussi l’expertise publique exigent des réponses. Il invite à renforcer les stra­té­gies de diffu­sion des savoirs scien­ti­fiques sur l’immigration.

Pour aller plus loin
L’autrice

Caro­line Izam­bert est docteure de l’EHESS.

Citer cet article

Caro­line Izam­bert, « L’AME, impos­sible exper­tise, inévi­table poli­ti­sa­tion. », in : Betty Rouland (dir.), Dossier « L’aide médi­cale d’État, la fabrique d’un faux problème », De facto [En ligne], 31 | Février 2022, mis en ligne le 28 février 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/02/09/defacto-031–03/

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