Comprendre nos politiques migratoires grâce aux récits médiatiques : le projet BRIDGES

Marie Moncada, politiste

La manière dont les médias mettent en récit le fait migratoire a un impact non seulement sur la société mais aussi sur les politiques publiques. Le projet BRIDGES, financé par la Commission européenne, met en lumière ces interactions.

Le récit est une histoire qui arti­cule dans le temps une intrigue, des person­nages arché­ty­paux (héros, gentils, méchants, experts…) et une morale finale. En science poli­tique, l’intrigue s’apparente au problème et la morale aux solu­tions. Dans les récits, les rela­tions causales entre actions et entre person­nages sont montrées, mais non démon­trées. Leur fonc­tion première est ainsi de faci­liter la prise de déci­sion : « [d]ans des condi­tions d’incertitude, les récits de poli­tique publique rendent ainsi les problèmes sociaux compré­hen­sibles et acces­sibles à l’action humaine. […] ils suggèrent une série d’actions plutôt que d’autres, en établis­sant un lien entre le présent et le futur » [1]Radaelli, C., 2000. « Logiques de pouvoir et récits dans les poli­tiques publiques de l’Union euro­péenne », Revue fran­çaise de science poli­tique, vol. 50, n° 2, p. 255–275.

C’est sur cette obser­va­tion que le projet BRIDGES, qui réunit une quaran­taine de cher­cheurs issus de douze insti­tu­tions euro­péennes, entend explorer la manière dont les récits migra­toires sont produits et dans quelle mesure ils contri­buent à la poli­ti­sa­tion et à la pola­ri­sa­tion de la société euro­péenne. Cette recherche compa­ra­tive porte sur six pays : la France, l’Allemagne, la Hongrie, l’Italie, l’Espagne et la Grande-Bretagne. Consti­tuée de Virginie Guiraudon, Hélène Thiollet et moi-même, notre équipe est impli­quée dans l’analyse des contenus média­tiques et des poli­tiques fran­çaises et euro­péennes. [2]Cela corres­pond aux work packages 3, 7 et 8 décrits sur le site internet du projet..

La triple ambition de BRIDGES

L’intitulé du projet — BRIDGES ou « pont » — reflète l’ambition de combler les fossés entre disci­plines (science poli­tique, études sur les médias, socio­logie, histoire, psycho­logie sociale, etc.), d’une part, et entre la recherche et la pratique, d’autre part. BRIDGES opère à trois niveaux.

Du point de vue scien­ti­fique, tout d’abord, BRIDGES analyse les processus de produc­tion des récits migra­toires, leur impact et leurs inter­ac­tions mutuelles à travers quatre questions :

  1. Pour­quoi certains récits deviennent-ils domi­nants par rapport à d’autres ?
  2. Comment ces récits façonnent-ils les atti­tudes indi­vi­duelles en Europe et dans les pays d’origine et de transit ?
  3. Comment ces récits influencent-ils les poli­tiques publiques aux niveaux national et européen ?
  4. Comment les indi­vidus et les déci­deurs poli­tiques deviennent-ils à leur tour des produc­teurs de récits (shaped shapers) et s’influencent-ils mutuellement ?

Au niveau poli­tique, ensuite, BRIDGES souhaite contri­buer à la formu­la­tion de poli­tiques fondées sur des faits scien­ti­fi­que­ment établis (evidence-based poli­cies). Le projet va ainsi produire une typo­logie des stra­té­gies gouver­ne­men­tales pour proposer des récits alter­na­tifs et des poli­tiques plus inclusives.

Au niveau social, enfin, l’objectif de BRIDGES est de créer des espaces de dialogue entre acteurs sociaux et scien­ti­fiques dans la produc­tion de récits migra­toires. En ce sens, BRIDGES encou­ra­gera des échanges de bonnes pratiques entre cher­cheurs, déci­deurs poli­tiques, commu­nautés artis­tiques, jour­na­listes, orga­ni­sa­tions de la société civile et commu­nautés de migrants sur la manière de construire des récits favo­ri­sant l’intégration des migrants. Une expo­si­tion itiné­rante de photo­jour­na­lisme et deux concours de hip-hop seront égale­ment mis en place pour réflé­chir aux défis de nos sociétés de plus en plus diverses.

Étudier les producteurs de récits sur les migrations

Depuis octobre 2021, l’équipe fran­çaise explore la manière dont les récits émergent, dont les acteurs poli­tiques et média­tiques deviennent des produc­teurs de récits, et de quelle façon ils s’influencent mutuellement.

Dans ce cadre, j’analyse le contenu média­tique des récits migra­toires dans la presse écrite, la presse audio­vi­suelle et les réseaux sociaux. L’analyse est à la fois quali­ta­tive et quan­ti­ta­tive : elle mobi­lise l’analyse de discours, l’analyse docu­men­taire, les entre­tiens et les statis­tiques descriptives.

Trois pics média­tiques sont pour le moment ciblés par notre équipe : les traver­sées illé­gales de l’Eurotunnel (août 2015), le burkini (septembre 2016) et l’attentat de la basi­lique Notre-Dame à Nice (octobre 2020).

« Du point de vue du genre, les journalistes hommes font preuve d’une plus grande émotivité que leurs homologues féminins — notamment au Figaro. »

Marie Moncada, poli­tiste

Concer­nant la presse fran­çaise, l’attentat de Nice, révèle deux résul­tats provi­soires. Il semble montrer, tout d’abord, que Le Figaro contribue forte­ment au double amal­game « immigration/​terrorisme » (par exemple, ici) et « musulmans/​terrorisme » (comme ). Cette obser­va­tion ne se vérifie pas pour Le Monde, Nice-Matin et La Croix. Par ailleurs, du point de vue du genre, les jour­na­listes hommes font preuve d’une plus grande émoti­vité que leurs homo­logues fémi­nins — notam­ment au Figaro. L’émotion mascu­line se traduit géné­ra­le­ment par la colère et l’impatience (ici par exemple) tandis que l’émotion fémi­nine (rare) est davan­tage syno­nyme d’empathie, de tris­tesse et de sympa­thie à l’égard de l’interviewé (voir ). De même, les jour­na­listes femmes sont plus couram­ment utili­sées pour les entre­tiens (d’hommes), mais n’ont jamais leur place dans les articles d’opinion.

La presse et les jour­naux télé­visés de TF1 et France 2 montrent égale­ment que les drames de l’Eurotunnel mobi­lisent peu, voire pas, d’émotions en compa­raison à l’attentat de Nice. Ils révèlent aussi que les discours « anti-immi­gra­tion » et « anti-musul­mans » du Figaro sont incom­pa­rables avec ceux des autres médias (Le Monde, La Croix, Nice-Matin, La Voix du Nord, TF1 et France 2).

L’ana­lyse de la construc­tion média­tique de ces récits amènera ensuite l’équipe fran­çaise à travailler sur leurs liens aux poli­tiques publiques fran­çaises et euro­péennes. L’enjeu n’est pas des moindres : il s’agit non seule­ment de comprendre les inter­ac­tions entre ces doubles récits, média­tique et poli­tique, mais aussi, et surtout, l’influence qu’exercent les récits média­tiques sur les poli­tiques publiques.

Notes

Notes
1 Radaelli, C., 2000. « Logiques de pouvoir et récits dans les poli­tiques publiques de l’Union euro­péenne », Revue fran­çaise de science poli­tique, vol. 50, n° 2, p. 255–275
2 Cela corres­pond aux work packages 3, 7 et 8 décrits sur le site internet du projet.
Pour aller plus loin
L’autrice

Marie Moncada (Sciences Po, Centre d’études euro­péennes [CEE], CNRS) est post­doc­to­rante sur le projet BRIDGES. Elle a rédigé une thèse sur l’accès aux soins des sans-papiers en France et aux États-Unis. Elle est fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Marie Moncada, « Comment comprendre nos poli­tiques grâce aux récits ? », in : Barbara Joannon, Audrey Lenoël, Hélène Thiollet & Perin Emel Yavuz (dir.), Dossier « Les migra­tions dans l’œil des médias : infox, influence et opinion », De facto [En ligne], 30 | Janvier 2022, mis en ligne le 31 janvier 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/01/22/defacto-030–06/

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