Entretien avec Lama Kabbanji, démographe.
Propos recueillis par Perin Emel Yavuz
Les travailleurs étrangers sont régulièrement présentés comme des personnes exerçant des activités sans grande valeur économique ni savoir-faire particulier. Exploration radiophonique de l’immigration en France, une série de podcasts, entend déconstruire cette idée reçue.
Qu’est-ce que le projet Exploration radiophonique de l’immigration en France ?
Il s’agit d’une série de portraits radiophoniques d’une vingtaine de minutes née de discussions avec une collègue de l’IRD, Mina Kleiche Dray, historienne et sociologue des sciences et des savoirs. En 2020, elle a commencé un travail de recherche sur « la visibilisation et la racialisation des travailleurs agricoles saisonniers au temps de la Covid-19 » (article en cours de publication) dans lequel elle explore comment les politiques migratoires et les législations en vigueur concernant ces travailleurs non européens en France s’articulent autour de logiques de dévalorisation ou d’invisibilisation des savoirs dont ils sont porteurs. Cela m’a tout de suite intéressée. Le lien entre savoirs et migrations est encore assez peu développée dans les études migratoires alors que ces logiques relevées par Mina sont essentielles pour comprendre par exemple l’assignation des travailleurs étrangers à des positions subalternes dans l’économie capitaliste française. L’idée a ainsi émergé de réaliser une série radiophonique à contre-courant des discours qui présentent les travailleurs étrangers comme des personnes exerçant des activités sans grande valeur économique ni savoir-faire particulier. La rencontre à Marseille avec Kasser Korhili, responsable de l’association Transmission et Développement, David Oppetit, ingénieur du son, Hélène Servel journaliste indépendante et Manu Théron, chanteur occitan, a permis de structurer ce projet. C’est ainsi que nous avons commencé à réaliser des portraits sonores dans lesquels nous explorons les dynamiques qui rendent possible cette subalternisation et cette invisibilisation/dévalorisation des savoirs dans différents secteurs, à commencer par celui de la culture.
Les premiers podcasts réalisés concernent des artistes. Pourquoi ce choix ?
C’est une question très pragmatique. Le projet a commencé début 2021, sous le couvre-feu, le confinement. Les artistes ne pouvaient pas travailler, ils étaient donc disponibles. Récemment installée à Marseille, j’ai été introduite assez rapidement dans des milieux fréquentés par des artistes. À l’heure actuelle, les entretiens avec Yancouba Diabaté (joueur de kora et griot, né au Sénégal), Hassan Ferhani (réalisateur, né en Algérie) et Yazid Oulab (plasticien, né en Algérie) sont disponibles à l’écoute (suivre les liens indiqués ci-dessus). Sept sont en préparation.
Ces premiers entretiens ont été le moyen de réfléchir à la méthodologie de travail pour d’autres secteurs d’emploi plus difficiles que nous allons explorer. Dans l’agriculture, les travailleurs sont en effet plus difficilement accessibles et n’ont pas la même facilité à s’exprimer. L’un des enjeux est aussi de parvenir à capter avec le son l’environnement du travail et les jeux de relations. Dans certains milieux, ces derniers peuvent être exacerbés comme à l’hôpital, où le rapport au diplôme et au savoir formel crée une dichotomie très forte entre travailleurs étrangers/non-étrangers.
Qu’est-ce que le son permet de montrer ?
Depuis un certain temps, je m’intéresse au son dans mon propre travail à la fois comme méthode de recherche et moyen de transmission. Dans ce projet, le son m’est apparu approprié pour explorer les liens entre savoirs et migrations de manière plus fine. J’aimerais notamment montrer que les travailleurs étrangers non seulement ont conscience de leur situation, mais aussi qu’ils ont leur propre discours sur la place qu’ils occupent dans le marché du travail, sur leur position sociale, sur le savoir qu’ils possèdent depuis leur pays d’origine, sur la manière dont ils peuvent le transmettre, etc. Cette capacité de réflexivité tient à une capacité d’agir dont le son peut rendre compte. Coupé de l’image, il donne vraiment à entendre la parole des personnes interrogées et permet d’entrer pleinement dans les spécificités des parcours et des récits. Par son effet immersif, le son vient souligner la puissance du discours.
Dans les trois premiers portraits réalisés, chaque récit permet de comprendre des aspects différents de la migration. Yancouba Diabaté nous invite à réfléchir à la manière dont on valorise une forme d’art plus qu’une autre. Fils d’un des plus grands griots du Sénégal, Diabaté tient son art de l’héritage familial, comme c’est le cas dans la tradition locale, à la différence des pays « occidentaux » où l’apprentissage artistique s’effectue dans les conservatoires ou les académies. Détenteur d’un savoir très ancien, il se retrouve confronté à une tradition dépourvue de critères suffisamment souples pour évaluer la qualité de son art et le recevoir d’égal à égal avec un pianiste, par exemple.
« Coupé de l’image, [le son] donne vraiment à entendre la parole des personnes interrogées et permet d’entrer pleinement dans les spécificités des parcours et des récits. Par son effet immersif, [il] vient souligner la puissance du discours. »
Lama Kabbanji, démographe
Pour sa part, Hassan Ferhani raconte, par le biais de courtes anecdotes pleines d’humour, comment sa position d’artiste algérien en France est liée à des vécus et des expériences de discriminations et de racisme : être pris pour un figurant lorsqu’il arrive pour travailler sur un tournage pour coacher Rachida Brakni lorsqu’elle parle arabe, qu’on lui propose d’être payé en dinars alors qu’il vit et travaille en France où il a le statut d’intermittent ou encore être pris pour un livreur lorsqu’il arrive pour un rendez-vous pour un film dans un appartement chic à Paris. Il raconte aussi comment la réception de ses films en France est ancrée dans l’histoire complexe entre les deux pays. C’est ainsi que lors de la projection de son film Dans ma tête un rond point une femme s’exclame : « mais ces gens-là pourquoi ils ne font pas la révolution ? C’était en 2016 et je me souviens d’avoir répondu : mais en France pourquoi on fait pas la révolution (rires) ». Cela dit quelque chose sur la société française et sur le regard que l’on porte sur les personnes qui viennent d’ailleurs et notamment d’un pays comme l’Algérie. Dans le même temps, par ses films, il apporte en France une connaissance très fine de la société algérienne.
Quant à Yazid Oulab, artiste plasticien qui est venu d’Alger pour poursuivre ses études dans les années 80, il raconte sa confrontation avec le regard porté sur lui, sur la société algérienne et sur l’art « africain » ou « algérien », dès son arrivée aux beaux-arts de Marseille. Cela a eu une réelle incidence sur sa pratique artistique, le conduisant à combiner une spécificité culturelle aux codes de l’art contemporain « occidental ».
À partir des entretiens réalisés, peut-on dire ou non que les artistes immigrés sont des travailleurs immigrés comme les autres ? Bénéficient-ils de plus de facilités ? À quelles difficultés peuvent-ils être confrontés ?
Les artistes partagent les conditions liées à la migration, à l’obtention d’un titre de séjour. Même si la pénibilité du travail artistique n’est pas comparable au BTP ou à l’agriculture, la précarité administrative peut avoir un impact sur les conditions de travail et la rémunération.
Pour tous, l’obtention du statut d’intermittent, inexistant dans leur pays d’origine, est cruciale pour pouvoir exercer leur art. Ce statut leur donne une certaine sécurité de l’emploi à la différence d’autres secteurs d’activité comme dans le travail agricole où les travailleurs étrangers ont des contrats temporaires, peu voire pas de droits sociaux. De ce point de vue, les artistes ont certaines facilités. Mais, au fond, être artiste, quelle que soit son origine, ne garantit pas de stabilité. Pour vraiment bénéficier du statut d’artiste, il faut jouir d’une grande renommée. Rares sont, parmi eux, à vivre exclusivement de leur art et ceux qui y parviennent n’excèdent pas le niveau de vie de la classe moyenne. Ce qui fait la spécificité de plusieurs d’entre eux, c’est la possession d’un savoir particulier, acquis dans leurs sociétés d’origine, qui leur permet de trouver une place sur la scène culturelle du pays de destination. Il en est ainsi pour Hassan Ferhani qui relate que c’est « le fait de tourner tous mes films en Algérie qui m’a protégé parce que j’étais pas en concurrence avec les gens ici, je travaillais là où j’ai toujours travaillé, là où je maîtrise les codes ».
Est-ce que la migration peut aider les carrières artistiques ?
Le paysage est assez contrasté et dépend beaucoup de la capacité des artistes à trouver une situation individuelle stable. Sur un plan plus structurel, cela dépend aussi de leur capacité à trouver les ressources dans les mondes de l’art et une place sur la scène artistique. Pour Hassan Ferhani, la migration l’a aidé dans sa carrière parce que le cinéma, en France, dispose de nombreuses possibilités de financements alors qu’il en existe moins en Algérie. Cela lui a vraiment permis de faire les films qu’il voulait et à imposer sa manière de faire du cinéma, avec des choix très singuliers sur la société algérienne, sans être en concurrence avec les réalisateurs français, et tout en gagnant une audience sur les deux rives de la Méditerranée.
« En tant qu’expérience totale […], la migration transforme autant les artistes que leurs manières de faire. »
Lama Kabbanji, démographe
Pour Shadi Fathi, musicienne née en Iran, venir en France lui a permis de gagner une liberté artistique qu’elle n’avait pas dans son pays. Devenue virtuose à l’âge de 15 ans, elle s’est aperçue à 25 ans qu’elle ne pouvait plus progresser dans sa carrière parce que les femmes ne peuvent accéder au statut d’« oustadh » ou maître. Elle a donc décidé de partir et s’est inscrite en musicologie à l’Université de Poitiers en 2002. Tout en soulignant l’importance d’avoir appris à jouer de son instrument, la cithare, en Iran et d’avoir été formée là-bas par un maître pendant des années, elle souligne que « Ce que je fais ici aujourd’hui, c’est impossible de le faire en Iran, autant de concerts, autant de projets, autant de projets pluridisciplinaires… Ça, c’est le cadeau de la France pour moi. […] ça m’a permis de faire des choses avec ma musique […]. Je me suis libérée de la lignée de la musique classique dans laquelle j’évoluais pour ramener ma musique avec la musique des Balkans, par exemple, ou en jouant avec un percussionniste brésilien ». Son savoir acquis dans son pays natal, où elle retourne régulièrement pour ne pas perdre les « épices » de sa musique, comme elle le dit poétiquement, s’est ainsi progressivement transformé au fil des rencontres et des voyages. Confrontée, en France, aux stéréotypes de la femme iranienne (voilée, soumise, etc.), elle espère apporter un autre regard sur la société iranienne à travers son art fait de musique, de poésie et de ses émotions à un public qui ne connaît pas la musique persane ni ne comprend la langue. Il n’est pas rare que les spectateurs lui expriment à quel point ils ont été touchés simplement par les harmonies et les tonalités. Ce dernier entretien pointe la capacité universelle de l’art de médiatiser des émotions. Il suggère aussi la capacité, nichée au cœur de l’acte de créer, de l’artiste à transmettre ses émotions, peu importe d’où il vient. En tant qu’expérience totale, enfin, la migration transforme autant les artistes que leurs manières de faire.
L’autrice
Lama Kabbanji est chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), rattachée au laboratoire CEPED, membre des Collectifs MobÉlites et Université Ouverte. Elle est fellow de l’Institut Convergences Migrations.
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