Migrations conceptuelles et décolonisation des sciences sociales

Stéphane Dufoix, sociologue

Il n’y a pas que les hommes et les femmes qui voyagent. Les mots, les idées, les livres, les théories sont également en mouvement ou au contraire demeurent là où ils sont. Il est alors tentant d’en rendre compte au travers de leurs trajectoires transnationales ou de leurs circulations. Pourtant, une vision à la fois plus géographique et sociologique des savoirs semble plus adaptée. Les développements qui suivent s’inscrivent dans une recherche en cours sur la mondialité des sciences sociales.

« La France reste souvent en dehors des circuits d’échange mondiaux. Il n’y a qu’à voir à quel point les traduc­tions de textes majeurs des années 1990, tout le corpus des gender studies ou du post-colo­nia­lisme, peine à arriver jusqu’ici. » (Les Inro­ckup­tibles, 13 déc. 2017). Sur ce constat, la commis­saire d’exposition Cathe­rine David a initié, en 2016 au Centre Pompidou, la plate­forme Cosmo­polis pour mettre en lumière les pratiques artis­tiques ancrées dans la recherche et dans un cosmo­po­li­tisme renou­velé qui soulèvent des ques­tions de traduc­tion cultu­relle, à la croisée des circu­la­tions des personnes, idées, tech­no­lo­gies. Ici, projec­tion, le 25 octobre 2017, d’entretiens avec Édouard Glis­sant inter­rogé sur les notions d’archipel, de créo­li­sa­tion, de mondia­lité, d’opacité et de relation.

Dans le domaine des migra­tions, les modèles trans­na­tional et circu­la­toire font leur appa­ri­tion respec­ti­ve­ment dans les années 1980 et 1990. Leur version la plus courante vise, dans le premier cas, à dépasser une vision trop large­ment natio­nale et, dans le second, à saisir la migra­tion de façon encore plus large­ment dyna­mique et à une échelle plus large que celle d’un espace inter­mé­diaire à cheval entre deux pays. De manière géné­rale, la diffu­sion de ces deux modèles présente deux parti­cu­la­rités. Premiè­re­ment, elle tend à forte­ment atté­nuer le poids des États et des fron­tières. Deuxiè­me­ment, et en consé­quence, elle est en affi­nité élec­tive avec le discours écono­mique, poli­tique et scien­ti­fique sur la globa­li­sa­tion et le global tel qu’il émerge à partir de la fin des années 1980 pour, très rapi­de­ment, s’imposer comme une clé de lecture permet­tant non seule­ment de tenter de rendre compte du présent, mais aussi de revi­siter le passé et d’anticiper un futur global. Le monde semble alors devenir non seule­ment global, mais égale­ment connecté, cosmo­po­lite et diasporique.

Ces diffé­rents termes ont rapi­de­ment pris place dans la langue poli­tique et média­tique ainsi que dans le voca­bu­laire scien­ti­fique, engen­drant une impor­tante confu­sion et favo­ri­sant l’adoption de mots dont le sens deve­nait de moins en moins précis au fur et à mesure qu’ils étaient repris par tous. Les oppo­sants à une mondia­li­sa­tion libé­rale se présen­taient comme des mili­tants « anti-mondia­li­sa­tion » avant qu’ils ne deviennent « alter-mondia­listes ». L’un des aspects les plus inté­res­sants de cette quasi-unani­mité concep­tuelle réside dans le fait qu’elle dissi­mule une plus grande diver­sité qu’il n’y paraît de prime abord. La plupart des théo­ri­ciens de la globa­li­sa­tion y voyaient une nouvelle étape de la moder­nité arti­culée à l’accélération du processus d’uniformisation écono­mique, poli­tique et cultu­relle du monde ainsi qu’à la progres­sive atté­nua­tion du rôle des fron­tières natio­nales. En revanche, d’autres chercheur.e.s – souvent caractérisé.e.s par une origine non-occi­den­tale et une carrière de premier plan dans des pays comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne à l’instar d’Edward Said, Gayatri Chakra­vorty Spivak, Stuart Hall, Paul Gilroy, Arjun Appa­durai ou Homi Bhabha – y lisaient plutôt un monde de flux cultu­rels trans­na­tio­naux, diaspo­riques et cosmo­po­lites dont la parti­cu­la­rité tenait plus au travail de la diffé­rence via l’hybridation et la créo­li­sa­tion qu’à la produc­tion d’une iden­tité une. Ces auteur.e.s mettaient aussi l’accent sur l’impact des struc­tures colo­niales ou néo-colo­niales dans la défi­ni­tion de la globa­li­sa­tion comme une unifi­ca­tion univer­selle, alors qu’elle reste pour­tant marquée du sceau de l’Occident.

« L’hégémonie occidentale dans le domaine des sciences humaines et sociales s’est largement appuyée sur une circulation bilatérale et inégale des individus. […] Elle a également reposé – et repose encore largement – sur une circulation presque unilatérale des idées et des théories du Nord vers le Sud. »

Stéphane Dufoix, socio­logue

Cette insis­tance sur la persis­tance de méca­nismes de dépen­dance écono­mique, poli­tique et culturel permet aussi de saisir à quel point les sciences sociales sont partie prenante de la mise en ordre et en forme du monde. En consi­dé­rant les idées scien­ti­fiques comme les produits d’une pensée néces­sai­re­ment située, spatia­le­ment et tempo­rel­le­ment, mais aussi dans l’espace plus général des domi­na­tions écono­miques, poli­tiques, cultu­relles et scien­ti­fiques, il devient possible d’emprunter une approche diffé­rente – une socio­logie histo­rique et spatiale des savoirs – suscep­tible de mieux appré­hender les circu­la­tions et les non-circu­la­tions tout comme les struc­tures hiérar­chiques. Ainsi, comme le souligne avec vigueur la socio­logue austra­lienne Raewyn Connell, la « théorie de la globa­li­sa­tion » est très large­ment une « théorie du Nord », écrite au Nord par des auteurs venant du Nord ou y travaillant, avec des réfé­rences du Nord, sur les pays du Nord, sans la moindre atten­tion ou presque pour les travaux des sciences sociales « péri­phé­riques » ou « du Sud » dont l’invisibilisation – et non l’inexistence – est le produit histo­rique de la cano­ni­sa­tion des « clas­siques » occi­den­taux et de la croyance natu­ra­lisée selon laquelle chaque science est une et non plurielle[1]Lors du Congrès mondial de socio­logie de Madrid en 1990, le discours de la prési­dente de l’Association inter­na­tio­nale de socio­logie, Margaret Archer, était inti­tulé « Socio­logy for one world »..

L’hégémonie occi­den­tale[2]« Occi­dental » ne s’oppose pas ici à « oriental ». Il corres­pond très large­ment à ce que les auteur.e.s ou les mouve­ments récla­mant une plus grande auto­nomie épis­té­mique nomment depuis une quaran­taine d’années le « Nord », plus récem­ment le « Nord global » par oppo­si­tion au « Sud (global) ». dans le domaine des sciences humaines et sociales s’est large­ment appuyée sur une circu­la­tion bila­té­rale et inégale des indi­vidus (les ensei­gnants et les cher­cheurs du Nord vers le Sud, les étudiants du Sud vers le Nord). Elle a égale­ment reposé – et repose encore large­ment – sur une circu­la­tion presque unila­té­rale des idées et des théo­ries du Nord vers le Sud, phéno­mène que le philo­sophe béni­nois Paulin Houn­tondji nomme « la logique de l’extraversion », à savoir la dépen­dance de la péri­phérie par rapport au centre, les théo­ries univer­selles semblant n’être produites qu’au Nord avant d’être reçues et ensei­gnées au Sud.

On le voit, les fron­tières – natio­nales et régio­nales – des sciences sociales n’ont pas cessé d’exister. Les logiques de circu­la­tion trans­na­tio­nale des idées – Nord-Nord, Sud-Sud, Sud-Nord ou Nord-Sud – dépendent des confi­gu­ra­tions scien­ti­fique et disci­pli­naire des pays d’importation/exportation. Ces fron­tières peuvent être ouvertes ou fermées. Ainsi, les struc­tures des champs poli­tique et/​ou intel­lec­tuel des pays occi­den­taux favo­risent ou non, à tel ou tel moment, la capa­cité à rece­voir et à rendre visible des théo­ries venues du Sud. Il s’ensuit que déco­lo­niser les sciences sociales n’est pas un projet sans intérêt : il vise à réparer le regard d’une histoire fondée sur la myopie et l’hypermétropie en lui offrant une ouver­ture sur le monde et un regard réflexif sur ses propres illu­sions d’universalisme.

Notes

Notes
1 Lors du Congrès mondial de socio­logie de Madrid en 1990, le discours de la prési­dente de l’Association inter­na­tio­nale de socio­logie, Margaret Archer, était inti­tulé « Socio­logy for one world ».
2 « Occi­dental » ne s’oppose pas ici à « oriental ». Il corres­pond très large­ment à ce que les auteur.e.s ou les mouve­ments récla­mant une plus grande auto­nomie épis­té­mique nomment depuis une quaran­taine d’années le « Nord », plus récem­ment le « Nord global » par oppo­si­tion au « Sud (global) ».
Pour aller plus loin
L’auteur

Stéphane Dufoix est profes­seur de socio­logie à l’Uni­ver­sité Paris-Nanterre et membre senior de l’Ins­titut univer­si­taire de France. Il enseigne égale­ment à l’Uni­ver­sité de Paris et à l’EHESS. Ses recherches portent sur l’his­toire sociale des concepts, la socio­logie histo­rique des sciences sociales ainsi que sur les discours rela­tifs à l’iden­tité fran­çaise. Parmi ses publi­ca­tions les plus récentes : Des sciences sociales à la science sociale (édité avec Alain Caillé, Philippe Chanial et Frédéric Vanden­berghe), Paris, Le Bord de l’eau, 2018 ; Bour­dieu et les disci­plines (édité avec Chris­tian Laval), Nanterre, Presses univer­si­taires de Paris-Nanterre, 2018. Coor­di­na­teur avec Marie Salaün d’un sémi­naire consacré aux sciences sociales non-hégé­mo­niques au Collège d’études mondiales et à l’Uni­ver­sité de Paris, il prépare avec Sébas­tien Mosbah-Natanson une Histoire mondiale de la socio­logie réunis­sant une équipe de plus de cinquante auteurs (à paraître à La Décou­verte en 2023). Stéphane Dufoix est fellow de l’Ins­titut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Stéphane Dufoix, « Migra­tions concep­tuelles et déco­lo­ni­sa­tion des sciences sociales », in : Damien Simon­neau (dir.), Dossier « Vivre le trans­na­tional. Ancrages et circu­la­tions en débat », De facto [En ligne], 28 | Octobre 2021, mis en ligne le 25 octobre 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/09/15/defacto-028–06/

Republication

De facto est mis à dispo­si­tion selon les termes de la Licence Crea­tive Commons Attri­bu­tion-No deri­va­tive 4.0 Inter­na­tional (CC BY-ND 4.0). Vous êtes libres de repu­blier gratui­te­ment cet article en ligne ou sur papier, en respec­tant ces recom­man­da­tions. N’éditez pas l’article, mentionnez l’auteur et précisez que cet article a été publié par De facto | Institut Conver­gences Migra­tions. Demandez le embed code de l’article à defacto@​icmigrations.​fr