Stéphane Dufoix, sociologue
Il n’y a pas que les hommes et les femmes qui voyagent. Les mots, les idées, les livres, les théories sont également en mouvement ou au contraire demeurent là où ils sont. Il est alors tentant d’en rendre compte au travers de leurs trajectoires transnationales ou de leurs circulations. Pourtant, une vision à la fois plus géographique et sociologique des savoirs semble plus adaptée. Les développements qui suivent s’inscrivent dans une recherche en cours sur la mondialité des sciences sociales.
Dans le domaine des migrations, les modèles transnational et circulatoire font leur apparition respectivement dans les années 1980 et 1990. Leur version la plus courante vise, dans le premier cas, à dépasser une vision trop largement nationale et, dans le second, à saisir la migration de façon encore plus largement dynamique et à une échelle plus large que celle d’un espace intermédiaire à cheval entre deux pays. De manière générale, la diffusion de ces deux modèles présente deux particularités. Premièrement, elle tend à fortement atténuer le poids des États et des frontières. Deuxièmement, et en conséquence, elle est en affinité élective avec le discours économique, politique et scientifique sur la globalisation et le global tel qu’il émerge à partir de la fin des années 1980 pour, très rapidement, s’imposer comme une clé de lecture permettant non seulement de tenter de rendre compte du présent, mais aussi de revisiter le passé et d’anticiper un futur global. Le monde semble alors devenir non seulement global, mais également connecté, cosmopolite et diasporique.
Ces différents termes ont rapidement pris place dans la langue politique et médiatique ainsi que dans le vocabulaire scientifique, engendrant une importante confusion et favorisant l’adoption de mots dont le sens devenait de moins en moins précis au fur et à mesure qu’ils étaient repris par tous. Les opposants à une mondialisation libérale se présentaient comme des militants « anti-mondialisation » avant qu’ils ne deviennent « alter-mondialistes ». L’un des aspects les plus intéressants de cette quasi-unanimité conceptuelle réside dans le fait qu’elle dissimule une plus grande diversité qu’il n’y paraît de prime abord. La plupart des théoriciens de la globalisation y voyaient une nouvelle étape de la modernité articulée à l’accélération du processus d’uniformisation économique, politique et culturelle du monde ainsi qu’à la progressive atténuation du rôle des frontières nationales. En revanche, d’autres chercheur.e.s – souvent caractérisé.e.s par une origine non-occidentale et une carrière de premier plan dans des pays comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne à l’instar d’Edward Said, Gayatri Chakravorty Spivak, Stuart Hall, Paul Gilroy, Arjun Appadurai ou Homi Bhabha – y lisaient plutôt un monde de flux culturels transnationaux, diasporiques et cosmopolites dont la particularité tenait plus au travail de la différence via l’hybridation et la créolisation qu’à la production d’une identité une. Ces auteur.e.s mettaient aussi l’accent sur l’impact des structures coloniales ou néo-coloniales dans la définition de la globalisation comme une unification universelle, alors qu’elle reste pourtant marquée du sceau de l’Occident.
« L’hégémonie occidentale dans le domaine des sciences humaines et sociales s’est largement appuyée sur une circulation bilatérale et inégale des individus. […] Elle a également reposé – et repose encore largement – sur une circulation presque unilatérale des idées et des théories du Nord vers le Sud. »
Stéphane Dufoix, sociologue
Cette insistance sur la persistance de mécanismes de dépendance économique, politique et culturel permet aussi de saisir à quel point les sciences sociales sont partie prenante de la mise en ordre et en forme du monde. En considérant les idées scientifiques comme les produits d’une pensée nécessairement située, spatialement et temporellement, mais aussi dans l’espace plus général des dominations économiques, politiques, culturelles et scientifiques, il devient possible d’emprunter une approche différente – une sociologie historique et spatiale des savoirs – susceptible de mieux appréhender les circulations et les non-circulations tout comme les structures hiérarchiques. Ainsi, comme le souligne avec vigueur la sociologue australienne Raewyn Connell, la « théorie de la globalisation » est très largement une « théorie du Nord », écrite au Nord par des auteurs venant du Nord ou y travaillant, avec des références du Nord, sur les pays du Nord, sans la moindre attention ou presque pour les travaux des sciences sociales « périphériques » ou « du Sud » dont l’invisibilisation – et non l’inexistence – est le produit historique de la canonisation des « classiques » occidentaux et de la croyance naturalisée selon laquelle chaque science est une et non plurielle[1]Lors du Congrès mondial de sociologie de Madrid en 1990, le discours de la présidente de l’Association internationale de sociologie, Margaret Archer, était intitulé « Sociology for one world »..
L’hégémonie occidentale[2]« Occidental » ne s’oppose pas ici à « oriental ». Il correspond très largement à ce que les auteur.e.s ou les mouvements réclamant une plus grande autonomie épistémique nomment depuis une quarantaine d’années le « Nord », plus récemment le « Nord global » par opposition au « Sud (global) ». dans le domaine des sciences humaines et sociales s’est largement appuyée sur une circulation bilatérale et inégale des individus (les enseignants et les chercheurs du Nord vers le Sud, les étudiants du Sud vers le Nord). Elle a également reposé – et repose encore largement – sur une circulation presque unilatérale des idées et des théories du Nord vers le Sud, phénomène que le philosophe béninois Paulin Hountondji nomme « la logique de l’extraversion », à savoir la dépendance de la périphérie par rapport au centre, les théories universelles semblant n’être produites qu’au Nord avant d’être reçues et enseignées au Sud.
On le voit, les frontières – nationales et régionales – des sciences sociales n’ont pas cessé d’exister. Les logiques de circulation transnationale des idées – Nord-Nord, Sud-Sud, Sud-Nord ou Nord-Sud – dépendent des configurations scientifique et disciplinaire des pays d’importation/exportation. Ces frontières peuvent être ouvertes ou fermées. Ainsi, les structures des champs politique et/ou intellectuel des pays occidentaux favorisent ou non, à tel ou tel moment, la capacité à recevoir et à rendre visible des théories venues du Sud. Il s’ensuit que décoloniser les sciences sociales n’est pas un projet sans intérêt : il vise à réparer le regard d’une histoire fondée sur la myopie et l’hypermétropie en lui offrant une ouverture sur le monde et un regard réflexif sur ses propres illusions d’universalisme.
Notes[+]
↑1 | Lors du Congrès mondial de sociologie de Madrid en 1990, le discours de la présidente de l’Association internationale de sociologie, Margaret Archer, était intitulé « Sociology for one world ». |
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↑2 | « Occidental » ne s’oppose pas ici à « oriental ». Il correspond très largement à ce que les auteur.e.s ou les mouvements réclamant une plus grande autonomie épistémique nomment depuis une quarantaine d’années le « Nord », plus récemment le « Nord global » par opposition au « Sud (global) ». |
Pour aller plus loin
- Connell R., 2007. « The Northern Theory of Globalization », Sociological Theory, vol. 25, n°4, p. 368–385. URL : https://www.jstor.org/stable/20453089
- Devés Valdés E., 2021. La Circulación de las ideas de America Latina-Caribe por el mundo, 1970–2000, Santiago de Chile, Ariadna Ediciones, URL : https://www.academia.edu/48883984/La_circulaci%C3%b3n_de_las_ideas_de_Am%C3%a9rica_Latina_y_El_Caribe_por_el_mundo_1970_2000
- Dufoix S., 2018. « Premiers éléments pour une sociologie historique des théories de la globalisation », in : Caillé A., Chanial P., Dufoix S. et Vandenberghe F. (dir.), Des sciences sociales à la science sociale, Lormont, Le Bord de l’eau, p. 249–263. URL : https://www.academia.edu/37273049/XVII_Premiers_%C3%a9l%C3%a9ments_pour_une_sociologie_historique_des_th%C3%a9ories_de_la_globalisation
- Dufoix S. et Macé E., 2019. « Les enjeux d’une sociologie mondiale », Zilsel, n° 5, p. 89–121. DOI : 10.3917/zil.005.0088. URL : https://www.cairn.info/revue-zilsel-2019–1‑page-88.htm
- Hountondji P., 1990. « Recherche et extraversion : éléments pour une sociologie de la science dans les pays de la périphérie », Africa Development/Afrique et Développement, vol. 15, n° 3/4, p. 149–158. URL : https://www.jstor.org/stable/24486820
- Ruvituso C., 2020. « Southern theories in Northern circulation : analyzing the translation of Latin American dependency theories into German », Tapuya : Latin American Science,Technology and Society, vol. 3, n°1, p. 92–106. DOI : 10.1080/25729861.2020.1781999. URL : https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/25729861.2020.1781999
L’auteur
Stéphane Dufoix est professeur de sociologie à l’Université Paris-Nanterre et membre senior de l’Institut universitaire de France. Il enseigne également à l’Université de Paris et à l’EHESS. Ses recherches portent sur l’histoire sociale des concepts, la sociologie historique des sciences sociales ainsi que sur les discours relatifs à l’identité française. Parmi ses publications les plus récentes : Des sciences sociales à la science sociale (édité avec Alain Caillé, Philippe Chanial et Frédéric Vandenberghe), Paris, Le Bord de l’eau, 2018 ; Bourdieu et les disciplines (édité avec Christian Laval), Nanterre, Presses universitaires de Paris-Nanterre, 2018. Coordinateur avec Marie Salaün d’un séminaire consacré aux sciences sociales non-hégémoniques au Collège d’études mondiales et à l’Université de Paris, il prépare avec Sébastien Mosbah-Natanson une Histoire mondiale de la sociologie réunissant une équipe de plus de cinquante auteurs (à paraître à La Découverte en 2023). Stéphane Dufoix est fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Citer cet article
Stéphane Dufoix, « Migrations conceptuelles et décolonisation des sciences sociales », in : Damien Simonneau (dir.), Dossier « Vivre le transnational. Ancrages et circulations en débat », De facto [En ligne], 28 | Octobre 2021, mis en ligne le 25 octobre 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/09/15/defacto-028–06/
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