Au fil des images de presse. Suivre les mobilités familiales tsiganes aux États-Unis dans l’entre-deux-guerres

Adèle Sutre, géographe

Les familles tsiganes qui parcourent le monde au tournant du XXe siècle suscitent une forte curiosité à l’origine d’une documentation abondante. Les photographies constituent une source d’une grande richesse pour saisir les traces de leurs manières d’être et de faire.

« Gypsies arrive in Los Angeles », 1931, Inter­na­tional News­reel Photo, collec­tion privée.

30 juin 1931, le City of Panama accoste dans le port de Los Angeles. À son bord, plusieurs familles ayant embarqué au Salvador attirent l’attention. Ce groupe composé d’une cinquan­taine de personnes à l’allure « pitto­resque » – comme le décrit par la suite la presse – est rapi­de­ment iden­tifié comme « tsigane ». Simples curieux, jour­na­listes et photo­graphes se pressent à leur descente du bateau. Ils sont immor­ta­lisés sur le quai par un photo­graphe de l’agence de presse Inter­na­tional News­reel. L’homme assis au centre s’appelle John Costello. Un commen­taire au dos de cette photo­gra­phie nous apprend qu’il s’appuie sur une canne (dissi­mulée par l’enfant au premier plan) et qu’il est le « chef de la tribu » consti­tuée de plusieurs groupes fami­liaux appa­rentés origi­naires de Virginie-Occidentale.

L’image, trace d’une présence dans le jeu des reconstitutions de trajectoires migratoires

Cette image nous dit beau­coup des façons d’être, de dire et de faire des familles tsiganes qui déploient, à partir du dernier tiers du XIXe siècle, une circu­la­tion à l’échelle mondiale et qui consti­tuent une mino­rité parmi l’ensemble des groupes dits « tsiganes » qui sont séden­taires. En croi­sant les infor­ma­tions que contient cette photo­gra­phie avec les dossiers des services d’immigration améri­cains et les docu­ments d’archives de dizaines de pays à travers le monde acces­sibles à partir des bases de données de sites généa­lo­giques[1]Par exemple Ancestry, Fami­ly­Search, MyHe­ri­tage ou encore Geneanet et Filae, parmi les sites fran­co­phones. Sur l’usage de ces bases de données, voir mon article « Les bases de données généa­lo­giques. Des outils déci­sifs pour l’histoire des trajec­toires migra­toires trans­na­tio­nales » sur le site du projet ERC Lubart­world … Lire la suite, il est possible d’identifier préci­sé­ment ce groupe et de retracer ses trajec­toires migra­toires sur plusieurs décennies.

En 1917, les Costello se rendent au Mexique où ils espèrent trouver de meilleures oppor­tu­nités écono­miques. Ils sont de retour aux États-Unis dès la fin de l’année 1918 et circulent au cours des années suivantes dans les Caraïbes, au Vene­zuela, à Cuba et Porto Rico, où ils pratiquent le commerce de chevaux et la chau­dron­nerie. Les archives révèlent égale­ment leur présence au Brésil, au Pérou et dans les pays d’Amérique centrale au cours des années 1920. En juin 1931, ils quittent le Salvador pour Los Angeles. La liste des passa­gers dévoile une partie de leurs itiné­raires au Mexique, au Guate­mala et au Honduras grâce aux lieux de nais­sance des enfants. Une petite fille est baptisée Galicia, du nom du bateau sur lequel elle naît et qui fait la liaison entre plusieurs ports d’Amérique du Sud. 

The Evening World, 21 août 1920.

Les Costello connaissent donc une intense circu­la­tion trans­na­tio­nale, sillon­nant les Amériques au cours des années 1920 et 1930. Mais cette mobi­lité ne doit pas masquer l’existence d’ancrages terri­to­riaux forts. Certains moments sont l’occasion de retrou­vailles fami­liales, c’est le cas par exemple d’un mariage dans le New Jersey en août 1920 qui fait l’objet de nombreux articles illus­trés dans la presse, comme ci-contre. Porto Rico et Cuba appa­raissent, pour leur part, dans les archives d’état civil et dans la presse comme des plates-formes des circu­la­tions dans l’espace caraïbe mais aussi comme des lieux d’ancrage fami­lial et social fort.

Au-delà d’une simple présence, un art de la présentation de soi

Bien plus qu’une trace indi­ciaire du déploie­ment d’une intense circu­la­tion sur le conti­nent améri­cain, cette photo­gra­phie éclaire les enjeux autour de la visi­bi­lité de ces groupes. Leur arrivée dans une ville ou un port fait événe­ment et est imman­qua­ble­ment relatée par la presse locale, alors très déve­loppée, qui les présente toujours « en mouve­ment » (à l’arrivée, au départ, sur le bord d’une route ou sur un quai). Les images produites dans ce contexte parti­cipent à la circu­la­tion de motifs récur­rents et ambi­va­lents qui nour­rissent les stéréo­types à l’encontre des popu­la­tions tsiganes. Le texte au dos de la photo­gra­phie évoque les « costumes habi­tuels aux couleurs vives » et la canne du patriarche « à la pointe de la mode ». Ce sont surtout les tenues des femmes qui consti­tuent un des éléments de visi­bi­lité de ces groupes. Leurs colliers de pièces d’or – comme celui que l’on aper­çoit au cou de l’une des femmes – attirent tous les regards[2]Sutre A., 2013. « Des pièces d’or pour parcourir le monde. Les circu­la­tions trans­na­tio­nales de familles tsiganes au tour­nant du XXe siècle », Autre­part, n°67–68, p. 53–68.. La compo­si­tion de la photo­gra­phie – que l’on peut supposer être l’œuvre du photo­graphe, mais à laquelle ont peut-être aussi parti­cipé ses modèles – place les femmes au premier plan, entou­rant le chef de famille assis au centre. Les hommes, dont les costumes sont nette­ment moins pitto­resques (chemise et cravate), se tiennent en retrait.

Si les familles peuvent souf­frir de cette visi­bi­lité de tous les instants, elles savent aussi tirer parti de la curio­sité qu’elles suscitent. Ici, l’image n’est pas contrainte, comme peuvent l’être celles liées à l’identification poli­cière ou admi­nis­tra­tive. Les familles se prêtent volon­tiers à l’exercice, parfois moyen­nant une petite rétri­bu­tion. D’abord parce que ces jeux d’images peuvent se révéler lucra­tifs, mais aussi parce que c’est une façon de maîtriser l’image que l’on renvoie aux autres. En 1947, des familles de chau­dron­niers sont inter­ro­gées par un jour­na­liste à Hono­lulu. Les hommes refusent d’abord d’être pris en photo puis finissent par accepter. Deux d’entre eux s’absentent alors un instant et reviennent avec des guitares et de fausses mous­taches. Devant le jour­na­liste médusé, ils expliquent : « C’est ainsi que les gens s’attendent à nous voir »[3]Hawaii State Public Library, Hono­lulu Star Bulletin, 4 août 1947.. Ces familles déve­loppent en effet une logique de distinc­tion comme facteur d’inclusion sociale. Elles ne cherchent pas à dissi­muler qui elles sont et maîtrisent un art de la présen­ta­tion de soi qui s’articule à une bonne connais­sance des règles de la circu­la­tion inter­na­tio­nale de l’époque selon les pays et à l’insertion dans de solides réseaux rela­tion­nels. Tous ces éléments parti­cipent à l’élaboration d’un véri­table savoir-faire de la circu­la­tion trans­na­tio­nale qui leur permet de voyager rela­ti­ve­ment aisé­ment à travers le monde au cours de la première moitié du XXe siècle.

Notes

Notes
1 Par exemple Ancestry, Fami­ly­Search, MyHe­ri­tage ou encore Geneanet et Filae, parmi les sites fran­co­phones. Sur l’usage de ces bases de données, voir mon article « Les bases de données généa­lo­giques. Des outils déci­sifs pour l’histoire des trajec­toires migra­toires trans­na­tio­nales » sur le site du projet ERC Lubart­world (EHESS, CNRS).
2 Sutre A., 2013. « Des pièces d’or pour parcourir le monde. Les circu­la­tions trans­na­tio­nales de familles tsiganes au tour­nant du XXe siècle », Autre­part, n°67–68, p. 53–68.
3 Hawaii State Public Library, Hono­lulu Star Bulletin, 4 août 1947.
Pour aller plus loin
  • About I., 2012. « Une fabrique visuelle de l’exclusion. Photo­gra­phies des Tsiganes et figures du paria, entre 1880 et 1914 », in : Coquio C. & Poueyto J.-L. (dir.), Tsiganes, Nomades : un malen­tendu euro­péen, Paris, Karthala, p. 431–444.
  • About I., 2018. Pernot M. & Sutre A. (dir.), Mondes tsiganes. Une histoire photo­gra­phique, Arles, Actes Sud.
  • Asséo H., 2010. « Figures bohé­miennes et fiction, l’âge des possibles (1770- 1920) », Le Temps des Medias, n° 14, p. 12–27.
  • Sutre A., 2021. Géopo­li­tique des Tsiganes. Des façons d’être au monde entre circu­la­tions et ancrages, Paris, Cava­lier Bleu.
L’autrice

Adèle Sutre est post­doc­to­rante au sein du projet ERC Lubart­world (EHESS, CNRS). En 2018, elle était commis­saire-adjointe de l’exposition Mondes tsiganes. La fabrique des images au Musée de l’Histoire de l’Immigration à Paris.

Citer cet article

Adèle Sutre, « Au fil des images de presse. Suivre les mobi­lités fami­liales tsiganes aux États-Unis dans l’entre-deux-guerres », in : Damien Simon­neau (dir.), Dossier « Vivre le trans­na­tional. Ancrages et circu­la­tions en débat », De facto [En ligne], 28 | Octobre 2021, mis en ligne le 25 octobre 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/09/15/defacto-028–05/

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