Laurent Faret, géographe
Dans le contexte actuel des migrations centraméricaines vers l’Amérique du Nord, la possibilité de construire des relations d’échanges transnationales est très largement contrainte par les limites à la circulation, sous l’effet de politiques migratoires et de contrôle des mobilités de plus en plus prégnantes.
Si les migrations mexicaines vers les États-Unis ont pu bénéficier de conditions favorables, il y a plusieurs décennies, pour développer des dispositifs transnationaux, les populations centraméricaines aujourd’hui en migration vers le Nord rencontrent plus de difficultés. Cette mise en perspective fait surgir les limites à la construction du transnational, interrogeant la condition des régimes migratoires contemporains et le devenir des formes et modalités de l’échange en situation migratoire.
Un savoir-faire transnational établi par les communautés mexicaines
Les communautés mexicaines installées aux États-Unis entretiennent des relations solides avec leurs lieux d’origine, en particulier dans le centre-ouest du Mexique. Cette solidité s’est construite à travers la construction progressive de formes de mise en relation intenses, incluant circulation des personnes, des biens, de l’information et de l’argent au sein d’espaces migratoires structurés. De façon générale, si ces dispositifs transnationaux perdurent et se renouvellent, c’est grâce au développement d’un savoir-faire de la circulation, qui articule expériences individuelles et collectives de la mobilité et de l’échange. Le maintien du lien tient aussi à la confiance dans un certain nombre d’opérateurs (formels ou informels).
Qu’il s’agisse de groupes organisés pour la préparation d’évènements binationaux, de micro-compagnies de transport ou de convoiement de fonds, de mise en place de projets sociaux dans le lieu d’origine, les dynamiques sociales du transnationalisme se sont développées en réseau structuré par toutes formes de mobilités et de circulations, réduisant les distances. Ces systèmes transnationaux de la circulation ont aussi permis à plusieurs générations de migrants internationaux d’évoluer ou de s’établir de part-et-d’autre de l’espace migratoire, malgré les contraintes politiques ou normatives des États.
Devenir d’un espace transnational contraint : l’expérience des migrants centraméricains
Aujourd’hui, la situation des populations migrantes centraméricaines pose la question de la construction et de la mobilisation de dispositifs transnationaux sous de nouvelles formes. Comme le montre cette carte[1]Parue dans Hérodote, n°4–171 en 2018, l’espace frontière est dorénavant un pays entier : le Mexique. L’externalisation de la politique migratoire étatsunienne et les intérêts géopolitiques du Mexique ont conduit à la construction d’un espace de contrôle étendu, générant lieux de blocage, d’attente et de reconfiguration des trajectoires migratoires devenues très incertaines, dans un contexte général où la violence fait partie d’un panorama quotidien préoccupant.
La mobilisation de ressources transnationales permises par les logiques de réseaux préexistants y est complexe. Si les communautés centraméricaines basées aux États-Unis depuis les années 1990 peuvent jouer un rôle, celui-ci reste modeste. Cela tient non seulement au fait que les populations en mouvement présentent des caractéristiques différentes et sont peu liées aux migrants de ces périodes-là. Mais c’est aussi et surtout que l’enjeu est tout autre. Il s’agit de créer les conditions du franchissement d’un espace du risque, de couvrir les besoins liés à des situations de vulnérabilité qui s’étendent dans le temps comme dans l’espace.
« Attente, blocage et temporalités incertaines compliquent les logiques du transnational comme ressource, et les circulations comme le maintien du lien s’en trouvent entravées. »
Laurent Faret, géographe
Dans les faits, l’appui sur des réseaux repose davantage sur des configurations d’opportunité, où l’existence d’un savoir-faire est perpétuellement sollicitée sans présenter de garanties. Cela peut-être un ensemble d’informations circulant par des réseaux sociaux informatisés (de type Whatsapp ou Facebook), mais la fiabilité de l’information s’estompe avec le temps. Cela peut être par l’aide financière ponctuelle assurée par un proche dans le pays d’origine ou aux États-Unis, mais alors se pose la question des manières de faire circuler l’argent de façon sûre dans un contexte qui ne l’est pas, et celle du retournement du sens des flux : on attend de celui parti en migration qu’il envoie des fonds à la famille restée au pays, plus difficilement l’inverse.
La question actuelle est donc celle des conditions de construction de dispositifs transnationaux lorsque les formes de circulation et d’échange sont restreintes. Les politiques migratoires actuelles ont non seulement produit un renforcement de la frontière mais aussi, à travers son épaississement, ont démultiplié ce que dans d’autres littératures on nomme la rugosité de l’espace sociopolitique. De plus en plus souvent, cette épaisseur de la frontière transforme l’espace de la possible mobilité en un espace soumis à la contrainte, nécessitant plus que jamais des capacités d’accès aux ressources en réseau, mais limitant très fortement la capacité collective à les générer. Attente, blocage et temporalités incertaines compliquent les logiques du transnational comme ressource, et les circulations comme le maintien du lien s’en trouvent entravées.
Pour aller plus loin
- Boyer F., Lestage F. & París Pombo M.D., 2018. « Routes et pauses des parcours migratoires : Afrique-Amérique », Cahiers du CEMCA, Série Anthropologie, n° 3. URL : https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers20-01/010077531.pdf
- Faret L., Anguiano M.A. & Rodríguez L.H., 2021. « Migration Management and Changes in Mobility Patterns in the North and Central American Region », Journal on Migration and Human Security, vol. 9, n° 2. DOI : https://doi.org/10.1177/23315024211008096
- Faret L., 2018. « Enjeux migratoires et nouvelle géopolitique à l’interface Amérique latine – États-Unis », Hérodote, vol. 4, n°171, p. 89–105. URL : https://www.cairn.info/revue-herodote-2018–4‑page-89.htm
- Faret L., 2003. Les Territoires de la mobilité. Migration et communautés transnationales entre le Mexique et les États-Unis, Paris, CNRS Éditions.
- Frelick B., Kysel, I. & Podkul J., 2016. « The Impact of Externalization of Migration Controls on the Rights of Asylum Seekers and Other Migrants », Journal on Migration and Human Security, vol. 4, n° 4, p. 190–220. URL : https://www.hrw.org/sites/default/files/supporting_resources/jmhs.pdf
L’auteur
Laurent Faret est professeur à l’Université de Paris et membre du CESSMA. Il est également fellow de l’Institut Convergences Migrations. Ses travaux portent sur les reconfigurations et la complexification des dynamiques de migration internationale et sur les transformations territoriales qui les accompagnent.
Citer cet article
Laurent Faret, « Des constructions du transnational devenues impossibles ? Autour de la frontière entre le Mexique et les États-Unis », in : Damien Simonneau (dir.), Dossier « Vivre le transnational. Ancrages et circulations en débat », De facto [En ligne], 28 | Octobre 2021, mis en ligne le 25 octobre 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/09/15/defacto-028–04/
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