Arbitrages d’un pari sur l’éducation transnationale des enfants

Amélie Grysole, sociologue

Pour les migrants, faire grandir ses enfants dans le pays d’origine peut être une stratégie économique, éducative ou de lutte contre le déclassement social lié à la migration. Enquête sur ce phénomène répandu au sein de la diaspora sénégalaise.

Image par kone kassoum de Pixabay

La migra­tion est un défi pour la paren­ta­lité. Les parents migrants doivent composer avec des contra­dic­tions géné­rées par les diverses poli­tiques d’État (migra­toires, fami­liales, scolaires) et les ressources mobi­li­sées par le capi­ta­lisme global. Il n’est pas rare que les enfants nés dans le pays de migra­tion de leurs parents migrent « à rebours » et gran­dissent durant plusieurs années dans le pays d’origine. Placés au centre de stra­té­gies trans­na­tio­nales de mobi­lité sociale de groupes de parenté — plus larges que la famille nucléaire —, les enfants circulent en fonc­tion d’arbitrages négo­ciés par les adultes.

Je me suis inté­ressée à ce dépla­ce­ment géogra­phique et social au sein de la diaspora séné­ga­laise qui éloigne les enfants de leurs parents, mais les rapproche d’autres membres de leur famille (grands-parents, tantes, cousins). J’ai ainsi mené une ethno­gra­phie auprès de migrants séné­ga­lais aux États-Unis et en Italie et des membres de leurs familles restés au Sénégal pour observer comment s’effectue maté­riel­le­ment le dépla­ce­ment des enfants : à qui confie-t-on les enfants à Dakar ? Qui conseille et qui décide ? Quels montants des trans­ferts et quels marquages de l’argent pour chaque dépense ou chaque membre de la famille ?

S’assurer un soin de qualité, équilibrer les comptes

Le départ vers Dakar des enfants nés aux États-Unis est lié aux diffi­cultés pour les faire garder de façon satis­fai­sante ainsi qu’à l’épuisement des mères qui cumulent plusieurs rôles de façon inha­bi­tuelle. Dans un contexte de quasi-plein emploi aux États-Unis, les parents rencon­trés, issus des classes moyennes et proprié­taires daka­roises, sont des couples qui travaillent à temps complet (notam­ment dans le secteur du trans­port de marchan­dises et en maisons de retraite) et deviennent loca­taires dans des quar­tiers popu­laires. Pour ces couples, les baby­sit­ters non décla­rées, et souvent immi­grantes elles-mêmes, repré­sentent le seul mode de garde finan­ciè­re­ment soute­nable jusqu’aux 5 ans de l’enfant (âge d’entrée à l’école mater­nelle publique). 

Mais cette pratique n’est pas fami­lière pour les mères. Elles déclarent, en effet, ne pas avoir l’habitude de confier leurs enfants à des « incon­nues » et dénoncent le coût et la qualité du soin. Awa Ndoye est une mère de 38 ans, installée dans le quar­tier du Bronx à New-York avec son époux, chauf­feur de taxi ; leurs cinq enfants vivent à Dakar dont trois sont nés aux États-Unis. Awa Ndoye est aujourd’hui infir­mière mais elle était coif­feuse au moment de la nais­sance de son premier enfant sur le sol état­su­nien. « Je ne connais pas ce mode de vie », dit-elle en rappor­tant les propos qu’elle a tenus à sa première baby-sitter. « C’est la première fois que je confie mon enfant à un étranger. Donc… ça me touche beau­coup et puis… je ne te connais pas ! Tout est basé sur la confiance et je dois aller au boulot ». Bien souvent, l’embauche de la baby-sitter s’effectue sans contrat de travail. La rela­tion entre elle et les parents repose alors inté­gra­le­ment sur la confiance et la répu­ta­tion. Ce mode de garde instable — les baby-sitters pouvant cesser de garder l’enfant sans préavis — est source d’inquiétude pour les mères.

« Le pari d’une éducation transnationale est plus ou moins gagnant (et durable) en fonction du contexte économique et politique du pays de migration, mais aussi des positions sociales des parents au départ, ainsi que du maintien à distance de relations familiales peu conflictuelles. »

Amélie Grysole, socio­logue

Les mères expriment aussi un épui­se­ment général lié à la multi­pli­ca­tion inha­bi­tuelle des rôles aux États-Unis. À Dakar, au sein des grandes maisons fami­liales, lorsqu’une femme décroche un emploi salarié, elle est soulagée d’une partie des tâches domes­tiques et du soin aux enfants par d’autres femmes rému­né­rées ou non (domes­tique, lingère de quar­tier, belles-sœurs, cousines, mère). La répar­ti­tion des tâches à Dakar tranche avec la confi­gu­ra­tion domes­tique qui devient stric­te­ment nucléaire aux États-Unis. Lorsque les mères vivant aux États-Unis confient leurs enfants à Dakar, elles sont ainsi rassu­rées sur la qualité du soin fami­lial prodigué — ce qui ne les empêchent pas de souf­frir du manque lié à l’absence des enfants. 

La plupart des couples séné­ga­lais aux États-Unis dont les enfants vivent au Sénégal y envoient des sommes d’argent impor­tantes pour assurer leur éduca­tion, mais aussi pour financer les factures de la maison fami­liale ou encore la santé et la scola­rité des neveux et nièces. Mettant en lumière la faiblesse des poli­tiques fami­liales aux États-Unis, l’envoi à Dakar d’enfants très jeunes (0–2 ans) permet un équi­li­brage entre le temps et l’argent dispo­nibles au sein du groupe de parenté transnational. 

Anticiper le grand retour, préparer le futur des enfants

En Italie, la garde des enfants en bas âge ne pose pas problème, car la plupart des mères rencon­trées ne travaillent pas et s’occupent elles-mêmes des jeunes enfants. Le taux d’emploi des femmes est beau­coup plus bas en Italie qu’aux États-Unis ; le chômage s’y est main­tenu à un niveau élevé suite à la crise écono­mique de 2008 ; les étran­gers connaissent un taux de chômage plus impor­tant que la moyenne natio­nale en Italie, contrai­re­ment aux États-Unis[1]Grysole, Amélie, « Faire garder les enfants à Dakar ? Arti­culer « famille » et travail en migra­tion ». Connais­sance de l’emploi, Centre d’études de l’emploi et du travail, 2019 : https://​halshs​.archives​-ouvertes​.fr/​h​a​l​s​h​s​-​0​2​3​6​4​2​4​5​/​d​o​cument. Les pères occupent des emplois peu quali­fiés, instables et plus souvent à temps partiel qu’avant 2008. Le départ des enfants nés en Italie vers le Sénégal a lieu plus tardi­ve­ment (3–6 ans) au moment de la scola­ri­sa­tion mater­nelle ou élémentaire.

Les déclen­cheurs sont d’abord à cher­cher du côté du marché du travail et des diffi­cultés pour boucler un budget fami­lial en Italie. Les enfants partent lorsque les condi­tions écono­miques ne permettent pas aux parents d’assumer le coût de leur éduca­tion en Italie, ce coût étant moins élevé à Dakar. Les diffi­cultés du présent, couplées à l’incertitude qui pèse sur l’avenir, incitent les parents à envi­sager leur propre « grand retour » au Sénégal et donc à envoyer les enfants « devant eux », en atten­dant de voir comment évolue leur situa­tion. Comme l’exprime Lamine Diene, un père de deux enfants vivant à Dakar dont l’un est né en Italie, diplômé du brevet des collèges, cariste 30h/​semaine et âgé de 40 ans : « Si tes enfants gran­dissent ici, tu es sûr que tu ne pourras plus rentrer […] le fran­çais, c’est leur avenir… pour retourner au Sénégal aussi. Avec l’italien, après ils sont foutus, ils vont rester » ; Sokhna Samb, une mère de 35 ans, niveau scolaire élémen­taire, sans emploi, résume ainsi : « l’italien, c’est Malpensa [l’aé­ro­port de Milan, NDLA] et terminé ! » L’enjeu de la langue contribue au départ des enfants : perçu comme une ressource inter­na­tio­nale à trans­mettre, le fran­çais est la langue scolaire au Sénégal.

Enfin, les condi­tions de main­tien d’un séjour régu­lier pour les enfants et du droit à « sortir du Sénégal » jouent à plein sur ces circu­la­tions. Les enfants nés en Italie doivent effec­tuer des aller-retours chaque deux ans pour renou­veler leur titre de séjour, ce qui prend plusieurs mois et perturbe leur scola­rité, qui alterne entre le fran­çais à Dakar et l’italien à Milan, leur langue mater­nelle étant le wolof. Les enfants nés aux États-Unis disposent de la natio­na­lité étasu­nienne depuis la nais­sance et peuvent rester plusieurs années à Dakar dans une situa­tion plus stable, à la fois du point de vue affectif et du point de vue scolaire.

Ainsi les enfants partent vers Dakar pour pallier aux diffi­cultés rencon­trées en migra­tion et liées aux contextes poli­tique (les modes de gardes aux États-Unis), écono­mique (insta­bi­lité et rareté du travail en Italie) et social (multi­pli­ca­tion des rôles des mères aux États-Unis). Les parents tentent aussi d’assurer l’avenir de leurs enfants en leur trans­met­tant des ressources inter­na­tio­nales (apprendre le fran­çais plutôt que l’italien, main­tenir le droit de circuler).

On peut noter que fina­le­ment ces couples font appel aux grands-parents, dont ils ne disposent pas à proxi­mité, pour garder leurs enfants, comme cela se pratique plus ou moins régu­liè­re­ment dans les familles en France. D’une manière géné­rale, ces parents anti­cipent les risques d’échec social pour leurs enfants et tentent de lutter contre le déclas­se­ment social et la disqua­li­fi­ca­tion raciale subis avec la migra­tion. Cela s’accompagne de formes d’évitement des « mauvaises fréquen­ta­tions » et des écoles publiques dans les quar­tiers popu­laires en Italie et aux États-Unis. Le pari d’une éduca­tion trans­na­tio­nale est plus ou moins gagnant (et durable) en fonc­tion du contexte écono­mique et poli­tique du pays de migra­tion, mais aussi des posi­tions sociales des parents au départ, ainsi que du main­tien à distance de rela­tions fami­liales peu conflictuelles.

Notes

Notes
1 Grysole, Amélie, « Faire garder les enfants à Dakar ? Arti­culer « famille » et travail en migra­tion ». Connais­sance de l’emploi, Centre d’études de l’emploi et du travail, 2019 : https://​halshs​.archives​-ouvertes​.fr/​h​a​l​s​h​s​-​0​2​3​6​4​2​4​5​/​d​o​cument
Pour aller plus loin
L’autrice

Amélie Grysole est maîtresse de confé­rences à l’Université du Havre et ratta­chée au labo­ra­toire IDEES (UMR 6266).

Citer cet article

Amélie Grysole, « Arbi­trages d’un pari sur l’éducation trans­na­tio­nale des enfants », in : Damien Simon­neau (dir.), Dossier « Vivre le trans­na­tional. Ancrages et circu­la­tions en débat », De facto [En ligne], 28 | Octobre 2021, mis en ligne le 25 octobre 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/09/15/defacto-028–03/

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De facto > numéro 27