Amélie Grysole, sociologue
Pour les migrants, faire grandir ses enfants dans le pays d’origine peut être une stratégie économique, éducative ou de lutte contre le déclassement social lié à la migration. Enquête sur ce phénomène répandu au sein de la diaspora sénégalaise.
La migration est un défi pour la parentalité. Les parents migrants doivent composer avec des contradictions générées par les diverses politiques d’État (migratoires, familiales, scolaires) et les ressources mobilisées par le capitalisme global. Il n’est pas rare que les enfants nés dans le pays de migration de leurs parents migrent « à rebours » et grandissent durant plusieurs années dans le pays d’origine. Placés au centre de stratégies transnationales de mobilité sociale de groupes de parenté — plus larges que la famille nucléaire —, les enfants circulent en fonction d’arbitrages négociés par les adultes.
Je me suis intéressée à ce déplacement géographique et social au sein de la diaspora sénégalaise qui éloigne les enfants de leurs parents, mais les rapproche d’autres membres de leur famille (grands-parents, tantes, cousins). J’ai ainsi mené une ethnographie auprès de migrants sénégalais aux États-Unis et en Italie et des membres de leurs familles restés au Sénégal pour observer comment s’effectue matériellement le déplacement des enfants : à qui confie-t-on les enfants à Dakar ? Qui conseille et qui décide ? Quels montants des transferts et quels marquages de l’argent pour chaque dépense ou chaque membre de la famille ?
S’assurer un soin de qualité, équilibrer les comptes
Le départ vers Dakar des enfants nés aux États-Unis est lié aux difficultés pour les faire garder de façon satisfaisante ainsi qu’à l’épuisement des mères qui cumulent plusieurs rôles de façon inhabituelle. Dans un contexte de quasi-plein emploi aux États-Unis, les parents rencontrés, issus des classes moyennes et propriétaires dakaroises, sont des couples qui travaillent à temps complet (notamment dans le secteur du transport de marchandises et en maisons de retraite) et deviennent locataires dans des quartiers populaires. Pour ces couples, les babysitters non déclarées, et souvent immigrantes elles-mêmes, représentent le seul mode de garde financièrement soutenable jusqu’aux 5 ans de l’enfant (âge d’entrée à l’école maternelle publique).
Mais cette pratique n’est pas familière pour les mères. Elles déclarent, en effet, ne pas avoir l’habitude de confier leurs enfants à des « inconnues » et dénoncent le coût et la qualité du soin. Awa Ndoye est une mère de 38 ans, installée dans le quartier du Bronx à New-York avec son époux, chauffeur de taxi ; leurs cinq enfants vivent à Dakar dont trois sont nés aux États-Unis. Awa Ndoye est aujourd’hui infirmière mais elle était coiffeuse au moment de la naissance de son premier enfant sur le sol étatsunien. « Je ne connais pas ce mode de vie », dit-elle en rapportant les propos qu’elle a tenus à sa première baby-sitter. « C’est la première fois que je confie mon enfant à un étranger. Donc… ça me touche beaucoup et puis… je ne te connais pas ! Tout est basé sur la confiance et je dois aller au boulot ». Bien souvent, l’embauche de la baby-sitter s’effectue sans contrat de travail. La relation entre elle et les parents repose alors intégralement sur la confiance et la réputation. Ce mode de garde instable — les baby-sitters pouvant cesser de garder l’enfant sans préavis — est source d’inquiétude pour les mères.
« Le pari d’une éducation transnationale est plus ou moins gagnant (et durable) en fonction du contexte économique et politique du pays de migration, mais aussi des positions sociales des parents au départ, ainsi que du maintien à distance de relations familiales peu conflictuelles. »
Amélie Grysole, sociologue
Les mères expriment aussi un épuisement général lié à la multiplication inhabituelle des rôles aux États-Unis. À Dakar, au sein des grandes maisons familiales, lorsqu’une femme décroche un emploi salarié, elle est soulagée d’une partie des tâches domestiques et du soin aux enfants par d’autres femmes rémunérées ou non (domestique, lingère de quartier, belles-sœurs, cousines, mère). La répartition des tâches à Dakar tranche avec la configuration domestique qui devient strictement nucléaire aux États-Unis. Lorsque les mères vivant aux États-Unis confient leurs enfants à Dakar, elles sont ainsi rassurées sur la qualité du soin familial prodigué — ce qui ne les empêchent pas de souffrir du manque lié à l’absence des enfants.
La plupart des couples sénégalais aux États-Unis dont les enfants vivent au Sénégal y envoient des sommes d’argent importantes pour assurer leur éducation, mais aussi pour financer les factures de la maison familiale ou encore la santé et la scolarité des neveux et nièces. Mettant en lumière la faiblesse des politiques familiales aux États-Unis, l’envoi à Dakar d’enfants très jeunes (0–2 ans) permet un équilibrage entre le temps et l’argent disponibles au sein du groupe de parenté transnational.
Anticiper le grand retour, préparer le futur des enfants
En Italie, la garde des enfants en bas âge ne pose pas problème, car la plupart des mères rencontrées ne travaillent pas et s’occupent elles-mêmes des jeunes enfants. Le taux d’emploi des femmes est beaucoup plus bas en Italie qu’aux États-Unis ; le chômage s’y est maintenu à un niveau élevé suite à la crise économique de 2008 ; les étrangers connaissent un taux de chômage plus important que la moyenne nationale en Italie, contrairement aux États-Unis[1]Grysole, Amélie, « Faire garder les enfants à Dakar ? Articuler « famille » et travail en migration ». Connaissance de l’emploi, Centre d’études de l’emploi et du travail, 2019 : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02364245/document. Les pères occupent des emplois peu qualifiés, instables et plus souvent à temps partiel qu’avant 2008. Le départ des enfants nés en Italie vers le Sénégal a lieu plus tardivement (3–6 ans) au moment de la scolarisation maternelle ou élémentaire.
Les déclencheurs sont d’abord à chercher du côté du marché du travail et des difficultés pour boucler un budget familial en Italie. Les enfants partent lorsque les conditions économiques ne permettent pas aux parents d’assumer le coût de leur éducation en Italie, ce coût étant moins élevé à Dakar. Les difficultés du présent, couplées à l’incertitude qui pèse sur l’avenir, incitent les parents à envisager leur propre « grand retour » au Sénégal et donc à envoyer les enfants « devant eux », en attendant de voir comment évolue leur situation. Comme l’exprime Lamine Diene, un père de deux enfants vivant à Dakar dont l’un est né en Italie, diplômé du brevet des collèges, cariste 30h/semaine et âgé de 40 ans : « Si tes enfants grandissent ici, tu es sûr que tu ne pourras plus rentrer […] le français, c’est leur avenir… pour retourner au Sénégal aussi. Avec l’italien, après ils sont foutus, ils vont rester » ; Sokhna Samb, une mère de 35 ans, niveau scolaire élémentaire, sans emploi, résume ainsi : « l’italien, c’est Malpensa [l’aéroport de Milan, NDLA] et terminé ! » L’enjeu de la langue contribue au départ des enfants : perçu comme une ressource internationale à transmettre, le français est la langue scolaire au Sénégal.
Enfin, les conditions de maintien d’un séjour régulier pour les enfants et du droit à « sortir du Sénégal » jouent à plein sur ces circulations. Les enfants nés en Italie doivent effectuer des aller-retours chaque deux ans pour renouveler leur titre de séjour, ce qui prend plusieurs mois et perturbe leur scolarité, qui alterne entre le français à Dakar et l’italien à Milan, leur langue maternelle étant le wolof. Les enfants nés aux États-Unis disposent de la nationalité étasunienne depuis la naissance et peuvent rester plusieurs années à Dakar dans une situation plus stable, à la fois du point de vue affectif et du point de vue scolaire.
Ainsi les enfants partent vers Dakar pour pallier aux difficultés rencontrées en migration et liées aux contextes politique (les modes de gardes aux États-Unis), économique (instabilité et rareté du travail en Italie) et social (multiplication des rôles des mères aux États-Unis). Les parents tentent aussi d’assurer l’avenir de leurs enfants en leur transmettant des ressources internationales (apprendre le français plutôt que l’italien, maintenir le droit de circuler).
On peut noter que finalement ces couples font appel aux grands-parents, dont ils ne disposent pas à proximité, pour garder leurs enfants, comme cela se pratique plus ou moins régulièrement dans les familles en France. D’une manière générale, ces parents anticipent les risques d’échec social pour leurs enfants et tentent de lutter contre le déclassement social et la disqualification raciale subis avec la migration. Cela s’accompagne de formes d’évitement des « mauvaises fréquentations » et des écoles publiques dans les quartiers populaires en Italie et aux États-Unis. Le pari d’une éducation transnationale est plus ou moins gagnant (et durable) en fonction du contexte économique et politique du pays de migration, mais aussi des positions sociales des parents au départ, ainsi que du maintien à distance de relations familiales peu conflictuelles.
Notes[+]
↑1 | Grysole, Amélie, « Faire garder les enfants à Dakar ? Articuler « famille » et travail en migration ». Connaissance de l’emploi, Centre d’études de l’emploi et du travail, 2019 : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02364245/document |
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Pour aller plus loin
- Abotsi E., 2019. « Negotiating the ‘Ghanaian’ Way of Schooling : Transnational Mobility and the Educational Strategies of British-Ghanaian Families », Globalisation, Societies and Education, vol. 18, n°3, p. 250–263. DOI : https://doi.org/10.1080/14767724.2019.1700350
- Cole J. & Groes C. (dir.), 2016. Affective Circuits. African Migrations to Europe and the Pursuit of Social Regeneration, Chicago, The University of Chicago Press.
- Dia H., 2016. « Pratiques de scolarisation de jeunes Français au Sénégal », Cahiers d’études africaines [En ligne], n° 221–222. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/18955 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.18955
- Grysole A., 2019. « Faire garder les enfants à Dakar ? Articuler « famille » et travail en migration ». Connaissance de l’emploi, Centre d’études de l’emploi et du travail. URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02364245/document
- Pfirsh T., 2021. « Les tours d’Europe familiaux des grands-parents italiens », in : Schmoll C. (dir.), Dossier « Quo vadis Europa ? La libre circulation européenne à l‘épreuve des crises », De facto [En ligne], n° 26 | Mai. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/04/27/defacto-026–05/
L’autrice
Amélie Grysole est maîtresse de conférences à l’Université du Havre et rattachée au laboratoire IDEES (UMR 6266).
Citer cet article
Amélie Grysole, « Arbitrages d’un pari sur l’éducation transnationale des enfants », in : Damien Simonneau (dir.), Dossier « Vivre le transnational. Ancrages et circulations en débat », De facto [En ligne], 28 | Octobre 2021, mis en ligne le 25 octobre 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/09/15/defacto-028–03/
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