Les différentes dimensions du privilège migratoire. « Expatriations » françaises à Abu Dhabi

Claire Cosquer, sociologue 

Les flux migratoires vers le Golfe sont puissamment hiérarchisés. Les migrant·e·s français·es y occupent une position avantageuse, façonnée par la gestion institutionnelle des migrations autant que par les hiérarchies socioprofessionnelles.

Crédits : Pierre et Place­ment – Cabinet de conseils en gestion de patri­moine et place­ments finan­ciers, A. R. Meyer et Larue Déborah

La séman­tique des migra­tions enre­gistre et repro­duit les hiérar­chi­sa­tions entre groupes migrants. Le terme « expa­trié », en parti­cu­lier, charrie des conno­ta­tions de privi­lège : l’imaginaire de l’« expa­tria­tion » contraste avec celui de la « migra­tion », le premier évoquant davan­tage des personnes très libres de leurs mouve­ments, de classe supé­rieure, déte­nant un passe­port occi­dental, blanches. Ces conno­ta­tions du privi­lège social sont parfois renfor­cées par les desti­na­tions migra­toires où se rendent les « expatrié·e·s » : l’espace du Golfe, connu pour sa richesse liée à l’exploitation du pétrole et du gaz, redouble ainsi la compré­hen­sion de l’« expa­tria­tion » comme une migra­tion dorée. Les « expatrié·e·s » français·es à Abu Dhabi (capi­tale des Émirats arabes unis), sur lesquels a porté cette recherche, se plaignent d’ailleurs d’être perçu·e·s comme vénales et vénaux, unique­ment attiré·e·s par l’appât du gain, et dénoncent régu­liè­re­ment le trai­te­ment média­tique dont elles et ils feraient l’objet en France.

La région du Golfe accueille de fait des flux migra­toires nette­ment diffé­ren­ciés et hiérar­chisés. Les flux migra­toires les plus impor­tants proviennent d’Asie du Sud et du Sud-Est, du Moyen-Orient voisin, ainsi que de la côte orien­tale afri­caine. Les « expa­tria­tions » depuis les Nords sont très mino­ri­taires d’un point de vue statis­tique, mais cumulent souvent divers avan­tages les distin­guant de la majo­rité migrante. Les pays du Golfe, carac­té­risés par des démo­gra­phies migra­toires (jusqu’à 90 % de la popu­la­tion est étran­gère, dans le cas du Qatar et des Émirats arabes unis), forment dès lors des contextes parti­cu­liè­re­ment inté­res­sants pour les analystes des migra­tions. En parti­cu­lier, les espaces du Golfe concentrent loca­le­ment les inéga­lités globales des migra­tions inter­na­tio­nales. Ces terrains d’étude permettent dès lors d’appréhender les migra­tions les unes par rapport aux autres pour mieux comprendre les ressorts de leur hiérar­chi­sa­tion et examiner les diffé­rentes dimen­sions du privi­lège dans la migration.

Une hiérarchie à trois niveaux

L’histoire des migra­tions contem­po­raines aux Émirats arabes unis est étroi­te­ment liée à celle de l’industrialisation du pays. Celle-ci s’est appuyée sur l’importation massive d’une main‑d’œuvre migrante ségrégée : les cadres sont majo­ri­tai­re­ment des hommes euro­péens et nord-améri­cains, blancs, les ouvriers et les employé·e·s sont majo­ri­tai­re­ment origi­naires des pays dits arabes puis, de façon crois­sante, d’Asie du Sud et du Sud-Est. Cette inflexion des natio­na­lités les plus repré­sen­tées parmi les classes popu­laires souligne les varia­tions des poli­tiques migra­toires, en parti­cu­lier de l’identification des natio­na­lités dési­rables. Entre le milieu des années 1960 et le milieu des années 1970, les États de la pénin­sule arabique entendent favo­riser une immi­gra­tion arabe ; les migra­tions proviennent alors prin­ci­pa­le­ment d’Égypte, du Yémen, de Pales­tine, de Jordanie, du Liban et du Soudan – quoique de façon un peu moins marquée pour les Émirats, où l’influence britan­nique a plus encou­ragé qu’ailleurs l’importation de main‑d’œuvre indienne et pakistanaise.

Les préfé­rences migra­toires se tournent vers l’Asie dans les années qui suivent le choc pétro­lier de 1973 et les années 1980 consti­tuent un point de bascu­le­ment, où l’Asie devient le point d’origine de la majo­rité des flux migra­toires vers le Golfe. À cette époque, l’augmentation des prix pétro­liers génère dans les États du Golfe d’immenses ressources finan­cières, qui leur permettent d’engager des projets de construc­tion nombreux et coûteux. L’importation de cette nouvelle main‑d’œuvre, très large­ment mascu­line, est essen­tiel­le­ment destinée aux chan­tiers de construc­tion. Cette recon­fi­gu­ra­tion des préfé­rences migra­toires n’émane toute­fois ni unique­ment ni direc­te­ment de ce nouveau contexte écono­mique, mais relève égale­ment de motifs poli­tiques : méfiance vis-à-vis du panara­bisme et du socia­lisme arabe, frilo­sité vis-à-vis des réfugié·e·s palestinien·ne·s et stra­tégie de modé­ra­tion diplo­ma­tique vis-à-vis d’Israël, méfiance rela­tive à une « égyp­tia­ni­sa­tion » de la nation.

Si le volume des migra­tions des Nords augmente égale­ment après 1970, celles-ci ne sont touchées que plus margi­na­le­ment par ces recon­fi­gu­ra­tions. Aux Britan­niques et États-Unien·ne·s s’ajoutent de nouvelles natio­na­lités, dont les Français·es, mais cette légère diver­si­fi­ca­tion laisse intactes les grandes lignes des hiérar­chies migra­toires et socio­pro­fes­sion­nelles. Elle main­tient une divi­sion géné­rale entre migra­tions des Nords, assi­gnées aux postes de direc­tion et d’expertise, et migra­tions des Suds, assi­gnées aux postes d’exécution. Ces hiérar­chies sont parfois décrites comme « tricho­to­miques », c’est-à-dire à trois niveaux : « local », « occi­dental » et « asia­tique ». L’accès des migrant·e·s asia­tiques à des posi­tions plus valo­ri­sées dans les mondes profes­sion­nels reste ainsi direc­te­ment limité par la présence des natio­na­lités des Nords aux éche­lons supé­rieurs des hiérar­chies profes­sion­nelles du privé, alors que les natio­nales et natio­naux occupent davan­tage les emplois du secteur public.

La production institutionnelle des migrations privilégiées

Comme la plupart de leurs voisins dans le Golfe, les Émirats arabes unis se carac­té­risent par des poli­tiques migra­toires construites sur le modèle du « travailleur invité » ou « guest worker ». Ce type de gestion migra­toire orga­nise le carac­tère tran­si­toire, éphé­mère, de la présence des migrant·e·s, en limi­tant stric­te­ment celle-ci à la durée de leur contrat de travail et en la faisant dépendre d’un « sponsor » (le plus souvent l’employeur émirien). Formel­le­ment, le prin­cipe est le même quelle que soit la natio­na­lité des migrant·e·s. En pratique, ce système instaure une arti­cu­la­tion étroite entre les logiques migra­toires et les hiérar­chi­sa­tions des mondes profes­sion­nels. Les routes migra­toires s’inscrivent ainsi, premiè­re­ment, dans des modes de recru­te­ment diffé­ren­ciés. Les migrant·e·s sud-asia­tiques sont souvent recruté·e·s par des agences présentes à la fois aux Émirats et dans le pays d’origine. Les migrant·e·s des Nords s’inscrivent davan­tage dans des logiques de mobi­lité profes­sion­nelle interne dans une même société ou entre les filiales d’un même groupe – ce qui constitue une « expa­tria­tion » au sens strict du droit du travail –, ou encore de recru­te­ment ciblé par un « chas­seur de têtes ».

Ensuite, le droit de la migra­tion est dépen­dant du niveau de salaire, qui déter­mine notam­ment si le déten­teur ou la déten­trice d’un visa peut à son tour « spon­so­riser » des dépendant·e·s (conjoint, le plus souvent conjointe, et enfants). Or les inéga­lités de salaire en fonc­tion de la natio­na­lité sont extrê­me­ment marquées : en 2008, le salaire annuel médian des migrants des Nords était de 312 000 dirhams (environ 78 000 €), contre 25 200 dirhams pour les ressortissant·e·s bangladais·es, pakistanais·es, indien·ne·s et philippin·ne·s (environ 6 300 €). Dans ce contexte, les migra­tions des Nords se carac­té­risent par une hété­ro­con­ju­ga­lité orga­nisée : les « packages » typiques des contrats d’expatriation (incluant divers avan­tages et allo­ca­tions complé­tant le salaire de base) sont ainsi calculés en fonc­tion de la présence d’une conjointe et du nombre d’enfants. Les prin­ci­paux employeurs fran­çais à Abu Dhabi financent par ailleurs en grande partie le club des femmes fran­çaises, dans un contexte où la foison­nante litté­ra­ture du mana­ge­ment et des ressources humaines souligne l’importance du bien-être des épouses pour la péren­nité de l’emploi expa­trié. À l’opposé, les ouvriers de la construc­tion, souvent indiens ou pakis­ta­nais, incarnent non seule­ment la figure du « worker » (ouvrier), mais aussi celle du « bachelor » (céli­ba­taire) : ces deux termes sont même utilisés comme de quasi syno­nymes. En somme, si la migra­tion fami­liale est faci­litée pour les migrant·e·s des Nords, elle est en revanche beau­coup plus compli­quée, voire inat­tei­gnable, pour la majo­rité des migrant·e·s des Suds.

Enfin, les assou­plis­se­ments du système de spon­sor­ship béné­fi­cient prin­ci­pa­le­ment aux migrant·e·s les mieux rémunéré·e·s. En théorie, toute rupture de contrat de travail conduit à l’annulation du visa et impose à son déten­teur ou sa déten­trice de quitter le sol émirien sous trente jours. Celle-ci empêche aussi le retour sur le sol émirien pendant une période de six mois, sauf si le précé­dent sponsor accepte de fournir une lettre de « non-objec­tion ». Ce système a été réformé en 2011, permet­tant aux résident·e·s étran­gères et étran­gers de changer de sponsor sans passer par cette période de six mois dans le cas où l’employé·e obtient un poste haute­ment qualifié et rému­néré. S’il continue à susciter chez les « expatrié·e·s » un impor­tant senti­ment de vulné­ra­bi­lité vis-à-vis de la popu­la­tion émirienne, perçue comme omni­po­tente, ce système réformé permet, dans les faits, des chan­ge­ments de sponsor fréquents et rela­ti­ve­ment faciles pour les « expatrié·e·s » aux salaires élevés.

Dominer la hiérarchie migratoire

Au-delà d’une simple stra­ti­fi­ca­tion des expé­riences migra­toires, ces hiérar­chies se cris­tal­lisent dans des rela­tions de domi­na­tion entre groupes migrants. Celles-ci se déploient d’abord dans les mondes profes­sion­nels. Lors de leur propre recru­te­ment, les « expatrié·e·s » font l’expérience d’une gestion racia­lisée de la force de travail qui associe la blan­chité et l’occidentalité aux posi­tions d’expertise et de direc­tion. Or ces posi­tions de pouvoir dans les mondes profes­sion­nels les amènent à repro­duire des modes de gestion racia­lisée de la main d’œuvre, carac­té­risés par une asso­cia­tion de chaque natio­na­lité ou groupe de natio­na­lités à des stéréo­types racia­lisés. Jacques, 68 ans, est cadre diri­geant dans le secteur pétro­lier. Arrivé à Abu Dhabi comme ingé­nieur dans les années 1970, il dirige à présent une entre­prise spécia­lisée dans la tuyau­terie indus­trielle et la construc­tion de pipe­lines. Il y emploie une main‑d’œuvre pluri­na­tio­nale, qu’il assigne à des postes diffé­ren­ciés en fonc­tion de ces répu­ta­tions natio­nales expli­ci­te­ment racia­li­sées : « Des tempé­ra­tures, soixante-dix degrés dehors ! Les Indiens, ils arri­vaient à travailler. Personne d’autre pouvait le faire. […] Par exemple sur les écha­fau­dages, faut faire monter des écha­fau­dages, y a des gens qui savent pas faire. Y en a qui savent mieux le faire. Par exemple des Indiens, ils montent au coco­tier là, ils montent après un tube, un tube d’échafaudage, pfiou, comme un singe ! [rire] Non, je veux dire, c’est physique. Et puis par exemple, les Philip­pins, je les trouve très bien orga­nisés. Alors, pas une superbe culture, si vous voulez, mais ils sont super carté­siens, orga­nisés. » Dans les mondes profes­sion­nels, les Philip­pins, réputés « orga­nisés » mais peu « imagi­na­tifs », sont ainsi souvent assi­gnés à des tâches de bureau, alors que les Pakis­ta­nais et les Indiens, qui sont réputés plus « résis­tants » à la chaleur, sont assi­gnés aux travaux physiques en extérieur.

Ces rapports directs de domi­na­tion se jouent aussi à l’entrecroisement des mondes privés et des mondes profes­sion­nels, au travers du recours au travail domes­tique à demeure. Celui-ci est un élément central des styles de vie « expa­triés », encou­ragé notam­ment par la présence d’agences de recru­te­ment spécia­li­sées dans les employées domes­tiques et par l’architecture des loge­ments : la plupart des villas et certains appar­te­ments incluent une pièce spéci­fi­que­ment pensée pour servir de « maid’s room ». Ces deux théâtres de domi­na­tion sont profon­dé­ment genrés : peu de femmes fran­çaises exercent une acti­vité profes­sion­nelle à Abu Dhabi et la respon­sa­bi­lité de l’espace domes­tique leur revient majo­ri­tai­re­ment, incluant donc la super­vi­sion des employées domestiques.

La diffé­rence entre ces deux théâtres de domi­na­tion souligne que le privi­lège migra­toire est lui-même genré. En effet, les routes migra­toires de l’« expa­tria­tion » sont struc­tu­rées par les oppor­tu­nités profes­sion­nelles mascu­lines, alors que les femmes suivent le plus souvent leur conjoint en suspen­dant ou en aban­don­nant plus défi­ni­ti­ve­ment leur propre carrière profes­sion­nelle. La mention « house­wife » sur le visa, indi­quant que la déten­trice du visa est spon­so­risée par son conjoint, symbo­lise cette subor­di­na­tion et est souvent vécue comme humi­liante : « J’ai eu mon passe­port avec marqué house­wife, ce qui m’a pas fait plaisir… Étant donné que j’ai travaillé, quand même, toute ma vie, ça m’a un petit peu… dérangée », raconte ainsi Laurence, 59 ans, ancienne médecin scolaire ayant aban­donné sa carrière pour suivre son conjoint, chirur­gien spécia­lisé. Ces femmes, parfois dési­gnées par l’expression péjo­ra­tive « femmes d’expat’ », occupent dès lors une posi­tion remar­qua­ble­ment ambi­va­lente dans la hiérar­chie migra­toire. Si elles béné­fi­cient de l’élévation du niveau de vie et du statut social du ménage, si elles prennent part à certaines formes de domi­na­tion et de distinc­tion vis-à-vis des autres groupes migrants, elles subissent cepen­dant une assi­gna­tion renou­velée à des sphères et des rôles sociaux construits comme féminins.

Pour aller plus loin
L’auteure

Claire Cosquer est socio­logue, cher­cheuse post­doc­to­rante à l’INED, dans l’unité Migra­tions inter­na­tio­nales et mino­rités. Elle est cher­cheuse asso­ciée à l’Observatoire Socio­lo­gique du Changement.

Citer cet article

Claire Cosquer, « Les diffé­rentes dimen­sions du privi­lège migra­toire. “Expa­tria­tions” fran­çaises à Abu Dhabi », in : Eren Akin, Théo­time Chabre, Claire Cosquer, Saskia Cousin, Vincente Hugoo, Brenda Le Bigot et Pauline Vallot, Dossier « Migrer sans entraves », De facto [En ligne], 27 | Juillet 2021, mis en ligne le 13 juillet 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/06/16/defacto-027–01/

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