Nicol Foulkes Savinetti, chercheuse en sciences sociales, fondatrice d’IMMART – International Migration Meets the Arts
Pour un artiste, immigrer dans un pays étranger ne se réduit pas à trouver un logement et un travail dans une nouvelle communauté. Il s’agit aussi d’entrer dans un monde de l’art régi par ses propres codes et réseaux. Au Danemark, l’organisation à but non lucratif IMMART travaille en faveur de l’intégration sociale des artistes étrangers dans un dialogue interculturel.
La commensalité, le mot que nous utilisons pour préparer et savourer la nourriture ensemble à la même table, est au cœur des dîners d’IMMART – à Copenhague et au-delà de la capitale danoise, il s’agit d’un événement social qui combine art, réseautage et repas partagés et qui offre un espace social alternatif pour les artistes d’origine étrangère. IMMART est une organisation et un réseau artistique dirigé par des migrants. Conçu à l’origine comme le volet « action » d’une proposition de recherche postdoctorale pour le programme « Migration des réfugiés et gouvernance » (Refugee Migration and Governance) du département d’études politiques globales de l’université de Malmö, l’organisation est née de conversations à propos des compétences artistiques et créatives que les nouveaux arrivants apportent à une scène artistique jusqu’alors très « danoise ».
Lorsque j’ai rédigé le projet en 2016, aucune organisation ne portait attention aux intérêts des artistes d’origine étrangère. Les fondations, les collectifs et les associations d’artistes ne disposaient ni d’informations dans d’autres langues que le danois, ni de programmes consacrés qui leur soient consacrés. Je me suis demandé comment les nouveaux arrivants dans la sphère artistique danoise (sans notoriété préalable) pouvaient s’y insérer sans institution, organisation ou réseau facilitant leur accès. Je n’ai pas eu le contrat de recherche, mais les bases de ce qui allait devenir IMMART étaient jetées.
Avec le soutien du Nordic Culture Point and Nordic Culture Fund, IMMART étend son travail dans le Nord de l’Europe en créant le Réseau pour la diversification des arts et de la culture nordiques (Network for the Diversification of Nordic Arts and Culture, NECDAC). C’est dans ce cadre que le premier dîner à l’étranger d’IMMART a eu lieu à Malmö en 2019. Àdroite : des photographies d’Angelique Sanossian (Syrie et Arménie). Images : Nicol Savinetti
Bien désigner pour mieux inclure
En février 2016, sous le nom très contesté d’Immigrant Art[1]Littéralement « un art issu de l’immigration ». En français, on utilise plus généralement les expressions « art migratoire » ou « artistes en exil » selon que l’on souhaite insister sur la production ou sur les individus. Par souci de fidélité au texte, nous garderons la dénomination anglaise. NDLR, nous avons commencé par construire une communauté Facebook. Ce nom d’Immigrant Art a donné lieu à de grandes discussions avec le noyau dur de l’équipe, les artistes rencontrés et toutes sortes d’experts : historiens, spécialistes des droits de l’homme, militants et universitaires spécialistes des questions de discrimination et de racialisation, et acteurs d’institutions artistiques et culturelles. Pour eux, cette terminologie ne correspondait pas aux objectifs de l’organisation. Il suggérait une classification péjorative et une exotisation de l’art produit par les personnes issues des minorités visibles dans les pays à majorité blanche. Une autre critique portait sur l’exclusion implicite des Danois, y compris ceux issus des minorités visibles, eux aussi régulièrement confrontés à des formes de discrimination similaires à celles subies par les artistes avec titre de séjour. En outre, la dénomination d’Immigrant Art était mal perçue par de nombreux membres appartenant à notre public cible. Beaucoup de ces artistes d’origine étrangère établis au Danemark ne voulaient pas être définis, à la fois personnellement et professionnellement, par des termes tels qu’« immigrant » et « réfugié ». Insister sur l’origine et le statut des artistes était contre-productif : cela les privait du pouvoir d’émancipation que nous voulions leur transmettre[2]Pour plus de détails sur ces débats, voir Nicol Savinetti, Sacramento Roselló Martinéz, Sez Kristiansen, « Stitching IMMART. Overcoming the challenge of inclusion without exclusion through the arts », in : K. Riegel & F. Baban (eds.), Fostering Pluralism through Solidarity Activism in Europe : Everyday Encounters with … Lire la suite. Pour ces raisons, l’organisation est finalement devenue IMMART, pour International Migration Meets the Arts.
« Plutôt que le patrimoine ou le statut de migrant d’un individu, ce qui est au cœur d’IMMART, ce sont la production, la pratique et la consommation de l’art. »
Nicol Savinetti
Aujourd’hui, le réseau IMMART[3]IMMART Network sur Facebook : https://www.facebook.com/groups/104286233304333/ compte plus de 700 membres. S’il nous est difficile de dresser le profil de « l’artiste migrant », il est évident que les artistes de notre réseau ne sont pas venus pour la scène artistique danoise : ils ont fui la guerre, accompagné un conjoint, épousé un Danois, ou encore ont simplement décidé de migrer. À ce jour, nous avons développé des projets et des partenariats avec des artistes et des acteurs issus de plus de trente pays différents : du Salvador au Brésil, de la Finlande à l’Italie, de l’Afrique du Sud à la Syrie, et de l’Indonésie à l’Australie. Vous ne pouvez qu’imaginer le plaisir culinaire que cette diversité apporte aux dîners que nous partageons !
Créer du lien à travers des dîners collectifs
En 2016, nous avons organisé notre premier grand événement, Artival, un festival d’art interdisciplinaire présentant le travail d’artistes d’origine étrangère installés au Danemark. À cette occasion, nous avons organisé un dîner pour les participants, dont nous avons immédiatement perçu le potentiel en constatant combien la commensalité stimulait et facilitait l’interaction sociale. Nous avons alors commencé à organiser des dîners d’artistes dans l’intimité de nos maisons, puis, compte tenu du succès et pour avoir plus d’impact, dans des galeries et des espaces publics.
IMMART a bénéficié, pourrait-on dire, de conditions culinaires favorables. Il existe en effet une abondante littérature soutenant la valeur sociale de la fraction du pain et du partage de la nourriture[4]Voir David Sutton, « Becoming an “Other Human” : On the Role of Eating Together in Crisis Greece », EuropeNow Journal [en ligne], n°20, sept. 2018. URL : https://www.europenowjournal.org/2018/09/04/becoming-an-other-human-on-the-role-of-eating-together-in-crisis-greece/. Le Danemark est par ailleurs reconnu pour ses pratiques culinaires, ses restaurants de renommée mondiales et, en outre, la popularité, dans les villes, de la cuisine communautaire et l’alimentation à vocation sociale[5]Rien qu’à Copenhague, la municipalité offre pas moins de dix-sept formules de restauration de ce type, sans compter les autres restaurants et cafés privés qui proposent régulièrement des repas en commun. Voir https://international.kk.dk/artikel/community-kitchens-folkekokkener.. Cependant, le succès des dîners d’IMMART est le fruit d’une véritable intention : présenter et promouvoir des artistes, des festivals à venir, des idées d’ateliers et des projets, ou simplement retrouver et rencontrer de nouvelles personnes, célébrer la réalisation d’un projet… Selon le thème, les dîners réunissent des artistes, des travailleurs culturels, des galeristes, des journalistes, des amateurs d’art et toute personne intéressée.
À gauche : Nabil Kassis (Syrie) jouant du qanun, créé par lui-même, avec, en arrière-plan, une peinture d’Evangelene Subashini Paul (Sri Lanka et Canada). Images : Nicol Savinetti
Créer un véritable sentiment d’appartenance
Le dîner d’IMMART est un espace dynamique où les pensées, les expériences, les émotions et les idées émergent, évoluent et sont débattues. C’est un moyen d’entretenir la convivialité dans les relations sociales et de créer un sentiment d’appartenance à une communauté. Comme l’exprime un artiste et entrepreneur social, Tina Israni (États-Unis/Inde), les dîners favorisent également le processus créatif et la pratique artistique :
« Pour l’artiste émergent que je suis, les dîners IMMART m’apportent un grand soutien dans le développement de mon expression artistique et dans ma recherche. Selon moi, bien que nous soyons tous les artistes de notre propre vie, rencontrer à chaque dîner des créateurs établis ainsi que des amateurs, m’a permis de m’engager sur mon propre chemin tout en me retrouvant dans le réseau d’IMMART. Armée de ce soutien et de mon courage, j’entreprends aujourd’hui ce voyage et cette vie d’artiste par le biais de la peinture, du chant et de la danse. »
Il est difficile d’éprouver un sentiment d’inclusion et de trouver une véritable communauté sans disposer au préalable d’un réseau solide. La capacité à se socialiser et à se constituer un réseau est essentielle pour accéder à des offres d’emploi, quel qu’en soit le lieu ou le secteur. Pour les migrants, nouer des liens avec des personnes différentes d’eux — développer un capital social relationnel[6]Michael Woolcock, « The Place of Social Capital in Understanding Social and Economic Outcomes », ISUMA. Canadian Journal of Policy Research, vol. 2, n°1, printemps 2001, p.11–17. URL : http://www.social-capital.net/docs/The%20Place%20of%20Social%20Capital.pdf — est très important, notamment pour acquérir une bonne compréhension des pratiques, codes et normes culturels[7]Nicol Savinetti, Encountering Difference : The Experience of Nordic Highly Skilled Citizens in India. Tampere, Tampere University Press. Acta Universitatis Tamperensis, 2015, 368p. URL : https://trepo.tuni.fi/bitstream/handle/10024/97220/978–951-44–9816‑9.pdf?sequence=1. Créer un réseau informel réunissant des acteurs de différents domaines du paysage artistique danois était donc un objectif central. Comme l’explique l’ancien coordinateur des dîners, Charlie Brown (Australie/Royaume-Uni),
« le Danemark est un pays formidable, et si vous êtes inscrits dans la société, la vie peut être facile. Mais si ce n’est pas le cas, les réseaux restent opaques et difficiles à percer. Les dîners IMMART [sont] une façon d’essayer de mettre fin à cela, de perturber cela et de créer une communauté, là où il n’y en avait pas ».
Nous mesurons à quel point le fait de partager des cuisines différentes permet de faire abstraction des différences sociales ; par exemple, le simple fait de connaître (ou non) un plat et la façon de le manger déclenche un dialogue et peut provoquer une nouvelle dynamique interpersonnelle et collective.
Une ouverture à tous les artistes au-delà de leur nationalité
Je suis convaincue qu’IMMART a toutes les chances de réussir en mettant en œuvre une éthique d’inclusion sans exclusion, une problématique à laquelle mon parcours m’a permis de me confronter sous diverses formes : par mon travail, ma formation et mes recherches, par mon appartenance à une minorité visible partout où j’ai vécu, et aussi à travers les luttes de mes parents, en tant que migrants, militants de gauche et minorités ethniques dans les années 70 et 80 au Royaume-Uni. Quant à elles, les recherches menées en amont du projet montrent que les artistes d’origine étrangère, indépendamment de leur nationalité ou du motif de leur migration, trouvent la scène artistique danoise difficile d’accès.
Or, IMMART a la particularité d’être ouvert aux artistes, aux travailleurs culturels et aux amateurs d’art, qu’ils soient nés à l’étranger ou danois. Parmi nos membres, beaucoup se sentent en marge de la scène artistique locale ou choisissent de l’être. Nous n’avons pas eu à rechercher d’artistes danois ni à nous battre pour mettre en place des collaborations interculturelles — tout s’est construit de façon organique. Dorthe Witting, une artiste amateur danoise, a « assisté à de nombreuses rencontres d’artistes ou de créatifs danois mais je ne me suis jamais sentie très à l’aise… » Et de conclure : « J’ai l’impression d’avoir trouvé ma tribu dans IMMART. »
« Beaucoup de ces artistes d’origine étrangère établis au Danemark ne voulaient pas être définis, à la fois personnellement et professionnellement, par des termes tels qu’« immigrant » et « réfugié ». Insister sur l’origine et le statut des artistes était contre-productif : cela les privait du pouvoir d’émancipation que nous voulions leur transmettre. »
Nicol Savinetti
Plutôt que le patrimoine ou le statut de migrant d’un individu, ce qui est au cœur d’IMMART, ce sont la production, la pratique et la consommation de l’art. Ainsi, nous ne ciblons jamais un groupe culturel ou géopolitique particulier, ni demandons aux membres de se définir en tant que “migrants”. Si les organisations strictement réservées aux exclus sont nécessaires dans la lutte pour l’équité et l’égalité des droits, je suis convaincue que le but ultime des organisations transnationales comme IMMART est de co-créer des sociétés durables et pacifiques ethniquement diversifiées.
Après quatre années d’un bénévolat intensif, notre effort vise à devenir pérenne. Parmi nos projets, nous voulons inviter des chefs cuisiniers à préparer et organiser nos dîners quatre fois par an, mais aussi apporter une touche de commensalité aux espaces virtuels en mettant à la disposition des artistes étrangers, et plus largement de la communauté artistique, des services en ligne (comme un annuaire des arts et de la culture) ainsi que des formations (des séminaires virtuels sur la façon de travailler avec des galeries, par exemple).
Notes[+]
↑1 | Littéralement « un art issu de l’immigration ». En français, on utilise plus généralement les expressions « art migratoire » ou « artistes en exil » selon que l’on souhaite insister sur la production ou sur les individus. Par souci de fidélité au texte, nous garderons la dénomination anglaise. NDLR |
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↑2 | Pour plus de détails sur ces débats, voir Nicol Savinetti, Sacramento Roselló Martinéz, Sez Kristiansen, « Stitching IMMART. Overcoming the challenge of inclusion without exclusion through the arts », in : K. Riegel & F. Baban (eds.), Fostering Pluralism through Solidarity Activism in Europe : Everyday Encounters with Newcomers. Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2020, p. 140–143. URL : https://www.palgrave.com/gp/book/9783030568931 |
↑3 | IMMART Network sur Facebook : https://www.facebook.com/groups/104286233304333/ |
↑4 | Voir David Sutton, « Becoming an “Other Human” : On the Role of Eating Together in Crisis Greece », EuropeNow Journal [en ligne], n°20, sept. 2018. URL : https://www.europenowjournal.org/2018/09/04/becoming-an-other-human-on-the-role-of-eating-together-in-crisis-greece/ |
↑5 | Rien qu’à Copenhague, la municipalité offre pas moins de dix-sept formules de restauration de ce type, sans compter les autres restaurants et cafés privés qui proposent régulièrement des repas en commun. Voir https://international.kk.dk/artikel/community-kitchens-folkekokkener. |
↑6 | Michael Woolcock, « The Place of Social Capital in Understanding Social and Economic Outcomes », ISUMA. Canadian Journal of Policy Research, vol. 2, n°1, printemps 2001, p.11–17. URL : http://www.social-capital.net/docs/The%20Place%20of%20Social%20Capital.pdf |
↑7 | Nicol Savinetti, Encountering Difference : The Experience of Nordic Highly Skilled Citizens in India. Tampere, Tampere University Press. Acta Universitatis Tamperensis, 2015, 368p. URL : https://trepo.tuni.fi/bitstream/handle/10024/97220/978–951-44–9816‑9.pdf?sequence=1 |
Pour aller plus loin
- Site d’IMMART : http://www.immart.dk
- IMMART sur les réseaux sociaux : Facebook Network : www.facebook.com/groups/104286233304333/ ; Facebook Page : www.facebook.com/immartdk/ ; Instagram : @immartdk
L’auteure
Nicol Savinetti est docteure en sciences sociales du département de politique sociale de l’université de Tampere, Danemark. Elle est fondatrice et directrice d’IMMART.
Citer cet article
Nicol Savinetti, « Partager un dîner, faire communauté et créer. Le menu proposé par IMMART », traduitde l’anglais par Elsa Gomis et Perin Emel Yavuz, in : Elsa Gomis, Perin Emel Yavuz et Francesco Zucconi (dir.), Dossier « Les images migrent aussi », De facto [En ligne], 24 | Janvier 2021, mis en ligne le 29 Janvier 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/01/27/defacto-024–03-fr‑2/.
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