Descendants d’immigrés et mobilisation : de la lutte contre les stéréotypes vers l’émergence d’une identité Asiatique

Ya-Han Chuang, sociologue,
et Hélène Le Bail, socio-politologue

L’épidémie de Covid-19 a vu, en France, le regain d’actes et de discours racistes à l’égard des personnes d’origine chinoise, et plus largement asiatique, aussitôt dénoncés dans les réseaux sociaux et les médias par la jeune génération des Français d’origine asiatique. On ne peut comprendre cette réactivité sans revenir sur une décennie de mobilisation et de lutte contre les « stéréotypes qui tuent » et le « racisme anti-asiatique », durant laquelle les outils de communication ont joué un rôle important1.

Image extraite du film « Yellow is Beau­tiful » de Giulio Lucchini, France, 2017. Crédits : Atelier de réali­sa­tion de films docu­men­taires – Paris Jeunesse, Identités

Réseaux sociaux, partage d’expérience et dénonciation du racisme ordinaire

Avec l’émergence de Face­book, à la fin des années 2000, puis de Twitter ou du réseau social chinois WeChat, sont apparus des groupes de discus­sion en ligne créés par des descen­dants d’immigrés d’Asie du Sud-Est et de Chine. Ces groupes ont en commun le partage de messages avec des mots clefs permet­tant de s’identifier, comme « Wen2 en France » ou « Qu’est-ce que vous pensez de la tontine ? », ou encore, « Vous ne trouvez pas que les Fran­çais nous insultent trop ? ». Conçus comme des espaces de partage d’expériences quoti­diennes, ces forums trans­forment aussi les expé­riences indi­vi­duelles en expé­riences collec­tives. Les membres y racontent notam­ment les expé­riences du racisme quoti­dien et des micro-agres­sions : les formes subtiles du racisme qui s’expriment par ces humi­lia­tions quoti­diennes décrites par la socio­logue néer­lan­daise Philo­mena Essed (everyday discri­mi­na­tions). Brèves, bana­li­sées, inten­tion­nelles ou non, ces expé­riences sont, en tout état de cause, délé­tères pour la personne ou le groupe de personnes visés.

Aujourd’hui, la raison d’être des prin­ci­paux forums sur Face­book s’affiche clai­re­ment comme espace d’échanges, de résis­tance et de dénon­cia­tion des expé­riences de discri­mi­na­tion et d’agression sur la base de leur iden­tité ethno­ra­ciale. En témoignent les présen­ta­tions de certains groupes :

  • « La jeune géné­ra­tion asia­tique de France est dans une période d’in­cer­ti­tude, partagée entre 2 conti­nents, 2 cultures, elle doit s’im­pli­quer davan­tage dans le paysage fran­çais et cela commence par l’information. » Nouvelle géné­ra­tion asia­tique de France (créé en 2009)
  • « Rassem­ble­ment des Fran­çais d’origines asia­tiques et des asia­tiques de France. Pour une image plus juste, luttons ensemble contre les discri­mi­na­tions et les préjugés. » Asia­gora (créé en 2013)
  • « Asso­cia­tion à but non lucratif régie par la loi de juillet 1901. Contre le racisme, les discri­mi­na­tions et les xéno­pho­bies » Asia 2.0 France (créé en 2013)
  • « Page de sensi­bi­li­sa­tion aux oppres­sions systé­miques pour la commu­nauté asia­tique et ses allié-e‑s. Nous sommes d’origine asia­tique et mili­tant-e‑s anti­ra­cistes. Nous sommes enfants de réfugié-e‑s de guerre. Nous sommes fran­çais-e‑s. » Asia­Topie (créé en 2017)

Les forums de discus­sion ou autres plate­formes en ligne (sites de blog­geurs ou chaînes de Youtu­beurs), ont ainsi été les premiers espaces où les Franco-asia­tiques ont pu construire des repré­sen­ta­tions d’eux-mêmes. À leur suite, des asso­cia­tions dédiées aux descen­dants de migrants asia­tiques sont appa­rues, comme l’Association des jeunes chinois de France, se consti­tuant là aussi en lieux de socia­li­sa­tion et de construc­tion d’une expé­rience collec­tive. Toute­fois, tout cela est resté très marginal jusqu’aux mobi­li­sa­tions de 2016–2017 qui ont permis d’engager un plus grand nombre de descen­dants asia­tiques et de faire émerger des initia­tives plus visibles.

Les deux meurtres de 2016–2017 : formulation d’un lien entre agressions et micro-agressions

En août 2016, à Auber­vil­liers, Zhang Chaolin, un coutu­rier chinois, meurt des suites d’un vol brutal mené par des agres­seurs qui visaient les commer­çants d’origine chinoise supposés, selon certains clichés, avoir beau­coup d’espèces sur eux. C’est l’étincelle qui conduit à l’organisation, le 4 septembre, d’une grande mani­fes­ta­tion rassem­blant plus de 30 000 personnes. 

Quelques mois plus tard, en mars 2017, le meurtre de Liu Shaoyao par un poli­cier et le senti­ment du peu d’importance accordée à la vie d’un migrant chinois renou­velle la colère et les protes­ta­tions de rue. Si ces mobi­li­sa­tions ont été avant tout orga­ni­sées par des commu­nautés chinoises et en parti­cu­lier wenzhou, elles ont été vécues par beau­coup d’autres jeunes d’origine asia­tique comme un moment pivot de prise de conscience. La jour­na­liste d’origine viet­na­mienne Linh-Lan Dao se souvient de ce moment. « [Avec l’assassinat de Zhang Chaolin], je pense qu’il y a eu un vrai bascu­le­ment. Même moi »,pour­suit-elle, « je ne me rendais pas compte que je suppor­tais les blagues, comme une femme peut supporter les blagues sexistes quand elle marche dans la rue. Comme les choses arrivent souvent, on les norma­lise… Moi, je me suis réveillée à ce moment-là. » (entre­tien, juillet 2018)

« […] pour la première fois on a médiatisé qu’un cliché pouvait tuer. […] C’est-à-dire qu’on a connecté le cliché avec le racisme et la mort. »

Grace Ly

Ces événe­ments drama­tiques permettent à de nombreuses personnes de faire le lien avec des agres­sions moins graves, mais quoti­diennes — rare­ment remises en ques­tion —, des micro agres­sions repo­sant sur une série de clichés. Encore à propos de la mort de Zhang Chaolin, la blog­geuse et réali­sa­trice Grace LY insiste sur sa portée : « […] pour la première fois, on a média­tisé qu’un cliché pouvait tuer. […] Le fait que cet événe­ment-là, cette tragédie a été utilisée pour nous rassem­bler, c’était très impor­tant puisque l’on a pu connecter les points, vous savez comme dans un dessin. C’est-à-dire qu’on a connecté le cliché avec le racisme et la mort. » (entre­tien, juin 2018) 

À la suite de ces mani­fes­ta­tions, une série d’initiatives se sont atte­lées à dénoncer les stéréo­types et à construire collec­ti­ve­ment des repré­sen­ta­tions alter­na­tives et endo­gènes des Asia­tiques en France.

Des initiatives artistiques et médiatiques pour lutter contre les stéréotypes

Après la mobi­li­sa­tion de septembre 2016, le vidéo-clip inti­tulé « Asia­tiques de France » signe la première grande action collec­tive en mars 2017. À l’origine de cette initia­tive se trouve Hélène Lam Trong, une jour­na­liste d’origine viet­na­mienne, qui prépa­rait un article sur ces mobi­li­sa­tions. Partie à la rencontre des jeunes Teochews (Sino-cambod­giens) du 13e arron­dis­se­ment de Paris, elle se laisse persuader par leur désir de créer une vidéo dessi­nant le portrait de la popu­la­tion franco-asia­tique. Le succès est inat­tendu aussi bien de la part des parti­ci­pants (dont des artistes et spor­tifs connus) que des inter­nautes. En février 2017, une autre jour­na­liste, Linh-Lan Dao, égale­ment d’origine viet­na­mienne, produit une vidéo sur Fran­ceinfo TV qui reçoit le même intérêt sur les réseaux en ligne. Pour les parti­ci­pants comme pour les commen­ta­teurs, ces vidéos synthé­tisent les stéréo­types et micro agres­sions qu’ils ne veulent plus accepter.

« Il serait intéressant d’observer comment ces représentations alternatives contribuent à modifier les fonctionnements inconscients et banalisés de discours et de pratiques racistes »

Ya-Han Chuang et Hélène Le Bail

Fin février 2017, le premier épisode d’une websérie docu­men­taire « Ça reste entre nous », réalisée par Grace Ly, est diffusé et contribue au travail de fédé­ra­tion et d’élaboration d’un discours commun. Chaque épisode est l’occasion de formuler une expé­rience à la fois commune et diver­si­fiée. Selon un dispo­sitif iden­tique, on y retrouve quatre ou cinq personnes d’origines asia­tiques réunies autour d’un repas, dans un restau­rant asia­tique de Paris, pour discuter d’un sujet lié aux repré­sen­ta­tions ou aux expé­riences. Diffusée sur les réseaux sociaux, la websérie donne lieu à des projec­tions-débats dans des lieux symbo­liques tels les mairies, les écoles, mais surtout le Musée de l’histoire de l’immigration. Atti­rant un grand nombre de personnes d’origine asia­tique, les projec­tions suscitent des échanges marqués du senti­ment de vivre un moment collectif fort, un moment fondateur.

On compte bien d’autres initia­tives repré­sen­ta­tives de cette volonté de changer les repré­sen­ta­tions. En septembre 2017 est ainsi lancé le maga­zine Koï qui propose des articles plus diver­si­fiés et moins stéréo­typés sur les commu­nautés et cultures asia­tiques en France. Pour sa part, le projet photo­gra­phique Yellow is beau­tiful rassemble surtout de jeunes hommes d’origine asia­tique et vise à produire collec­ti­ve­ment des images pour contrer la sous-sexua­li­sa­tion des hommes asiatiques.

Toutes ces initia­tives collec­tives visent à produire du discours sur les images et à proposer des repré­sen­ta­tions visuelles. Il sera inté­res­sant d’observer comment ces repré­sen­ta­tions alter­na­tives contri­buent à modi­fier les fonc­tion­ne­ments incons­cients et bana­lisés de discours et de pratiques racistes.

Des initiatives juridiques pour faire reconnaître les motivations racistes des violences

D’autres acteurs choi­sissent l’outil juri­dique pour faire reculer des violences alimen­tées par les idées reçues. C’est la voie choisie par le comité Sécu­rité pour Tous, créé après la mort de Zhang Chaolin, et dont de nombreux membres figu­raient parmi les orga­ni­sa­teurs de la mani­fes­ta­tion du 4 septembre 2016, pour la plupart d’origine wenzhou ou teochew du Cambodge. Toujours actif aujourd’hui, le comité se donne pour objectif de lutter contre les violences visant les Asia­tiques. À cette fin, il cherche à mettre en évidence l’importance du phéno­mène en appe­lant aux témoi­gnages d’agression et en encou­ra­geant les victimes à porter plaintes, ainsi qu’à travers les inter­ven­tions média­tiques, les péti­tions et les négo­cia­tions avec les instances publiques (commis­sa­riats ou Préfec­tures). Toute­fois, ces derniers visent aussi un chan­ge­ment social en s’attaquant aux clichés racistes qui sous-tendent les agres­sions que subissent les Asia­tiques. Ainsi, le comité accom­pagne les victimes dans leur démarches juri­diques et milite pour la recon­nais­sance de la moti­va­tion raciste des agres­sions dans les procès.

En ce sens, le procès des agres­seurs de Zhang Chaolin a été une avancée pour leur plai­doyer. C’est, en effet, la première fois que la moti­va­tion raciste à l’égard d’une victime d’origine chinoise (et asia­tique) a été retenue comme circons­tance aggra­vante, au terme de longs débats pendant le procès. Si les jeunes agres­seurs ont bien admis qu’ils consi­dé­raient que les Chinois étaient riches et que cela a motivé le choix de leur victime, en tant que jeunes racisés, eux-mêmes victimes du racisme, ils refu­saient que leur acte puisse être qualifié de raciste.

Face au terrain glis­sant des violences inter-ethniques, c’est à nouveau l’outil juri­dique que le comité Sécu­rité pour tous mobi­lise lorsque, à la veille du second confi­ne­ment pour contrer l’épidémie de COVID fin octobre 2020, des posts sur internet incitent des jeunes issus d’autres vagues migra­toires à la violence envers les Chinois. Le Comité et l’Association des jeunes chinois de France se sont en effet mobi­lisés pour s’assurer de la mise en place rapide d’une enquête sur les auteurs de ces appels à la violence. 

Conclusion

Même si cela reste moins visible et plus marginal que pour d’autres groupes mino­ri­taires de la société fran­çaise, les descen­dants des immi­grés asia­tiques ont multi­plié les initia­tives afin, d’une part, de changer les repré­sen­ta­tions et, d’autre part, de rendre visible la réalité du carac­tère raciste de certaines agres­sions et micro-agres­sions. Leurs actions s’attaquent donc à la ques­tion complexe du racisme conscient et incons­cient, et, avec elle, à la mise en évidence de la réalité struc­tu­relle du racisme pour les personnes d’origine asia­tique comme pour les autres mino­rités racisées.


1 Nos recherches reposent sur trois types de données quali­ta­tives : des entre­tiens appro­fondis avec des acteurs clé, un travail d’observation des mobi­li­sa­tions et événe­ments et une ethno­gra­phie en ligne des forums de discus­sion publics, sites internet de projets artis­tiques, etc..

2 « Wen » est le dimi­nutif en fran­çais de Wenzhou, la région chinoise dont la grande majo­rité des migrants chinois en France sont origi­naires.

Pour aller plus loin
Dans De facto :
Textes scientifiques :
Les auteures

Ya-Han Chuang est cher­cheuse post-doc à l’Ined et fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Hélène Le Bail est chargée de recherche au CNRS, Sciences Po Paris-CERI, et fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Ya-Han Chuang et Hélène Le Bail, « Descen­dants d’immigrés et mobi­li­sa­tion : de la lutte contre les stéréo­types vers l’émergence d’une iden­tité Asia­tique », in : Hélène Le Bail et Ya-Han Chuang (dir.), Dossier « Diaspora chinoise, géné­ra­tions, enga­ge­ment », De facto, n°23, nov. 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/11/18/defacto-023–01/ 

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