Comment l’enquête Trajectoires et Origines a changé la donne sur les statistiques ethniques en France

Catherine Guilyardi, journaliste

Alors que la polémique a repris en juin 2020 autour de statistiques « ethniques » qu’il faudrait interdire ou permettre, un retour sur la mise en place de l’enquête TeO dans les années 2000 permet d’illustrer toute la complexité de ce « débat » trop souvent polarisé. Dans ce numéro d’été de De facto, Catherine Guilyardi, journaliste, nous éclaire sur la genèse et la réception de cette enquête qui a donné lieu à de vifs débats non seulement entre chercheurs mais aussi entre les chercheurs et certaines associations anti-racistes.

Alors que l’épidémie de Covid 19 continue à sévir, Le Monde s’interroge, dès le 29 mai 2020, sur la surmor­ta­lité observée en Grande-Bretagne parmi les « mino­rités ethniques ». Si cette « trou­blante surmor­ta­lité » a pu être détectée si tôt par les cher­cheurs britan­niques, c’est notam­ment parce que « la tenue de registres par ethnies [a] permis de mettre en lumière des facteurs de risque diffi­ci­le­ment détec­tables en France, où ces iden­ti­fi­ca­tions sont inter­dites ». Au même moment, dans De facto, les cher­cheurs Solène Brun et Patrick Simon confirment « l’invisibilité des minorités dans les chiffres du coro­na­virus » en France. En Seine-Saint-Denis où la surmor­ta­lité est avérée, la pauvreté est un facteur iden­ti­fiable, mais « les discri­mi­na­tions ethno­ra­ciales », elles, ne sont respon­sables « qu’en toute vrai­sem­blance ».

Le manque de données ethno­ra­ciales pour mesurer les discri­mi­na­tions est égale­ment relevé à l’occasion des mani­fes­ta­tions contre les violences poli­cières en juin 2020. Sibeth Ndiaye, alors porte-parole du gouver­ne­ment, met en avant ses origines séné­ga­laises dans une tribune où elle propose de « poser de manière apaisée et construc­tive le débat autour des statis­tiques ethniques ». Le « débat » est en effet relancé, mais peu apaisé. Le président de la Répu­blique se posi­tionne contre et affirme en off que les statis­tiques ethniques sont un « bon filon » pour les cher­cheurs, sans préciser en quoi.

S’il est interdit en France de poser la ques­tion de l’origine et de la couleur dans des fichiers de gestion (fichiers de sala­riés, d’élèves, de loca­taires, des patients, des élec­teurs), comme cela se fait en Grande Bretagne, des enquêtes de cher­cheurs posent ces ques­tions. La plus impor­tante d’entre elles en nombre de sondés est l’enquête « Trajec­toires et Origines » menée en 2008–2009 par l’Insee et l’Ined. Depuis juillet 2019, une nouvelle édition de l’enquête est sur le terrain : près de 600 enquê­teurs de l’Insee inter­rogent 24 000 personnes sur « la diver­sité des popu­la­tions, notam­ment en fonc­tion de l’origine ». Cet échan­tillon repré­sen­tatif de toutes les origines en France doit répondre à des ques­tions telles que « Au‑delà de votre expé­rience person­nelle, pensez-vous appar­tenir à un groupe qui subit des trai­te­ments inéga­li­taires en raison de l’origine ou la couleur de peau en France aujourd’hui ? » ou « Au cours de votre vie avez-vous été victime d’insultes, de propos ou d’attitudes ouver­te­ment racistes ? ».

On y évoque donc ouver­te­ment l’origine et la couleur de peau, mais peut-on parler de statis­tiques ethniques ou ethno­ra­ciales ? Les débats enflammés qui ont accom­pagné la mise en place de cette enquête sur les discri­mi­na­tions et le racisme dans les années 2000 montrent comment la recherche se construit sur des sujets encore sensibles – ici, les immi­grés et leurs descen­dants – dans la société.

L’origine en soi, un facteur d’inégalités ?

L’enquête, souvent appelée par son acro­nyme TeO, est imaginée dès 2005 par les cher­cheurs de l’Institut national d’études démo­gra­phiques (Ined) et les admi­nis­tra­teurs de l’Institut national de la statis­tique et des études écono­miques (Insee) pour mesurer le processus d’intégration, les discri­mi­na­tions et le racisme subis dans toutes les situa­tions de la vie sociale : à l’école, dans les admi­nis­tra­tions, sur le marché du travail ou du loge­ment, à l’hôpital, etc. Son but est d’« appréhender dans quelle mesure l’origine est en soi un facteur d’inégalités ou simple­ment de spécificité dans l’accès aux différentes ressources de la vie sociale ». Son ambi­tion : fournir des statis­tiques pour « analyser les processus d’intégration, de discri­mi­na­tion et de construc­tion iden­ti­taire au sein de la société française dans son ensemble ». L’originalité de TeO est d’articuler l’origine avec d’autres « catégories de distinc­tion » telle que le genre, la reli­gion, la classe, la couleur de peau, l’âge, le quar­tier, etc.

Invités à inter­venir en juin 2020 dans les médias, Patrick Simon, l’un des concep­teurs de TeO, et Fran­çois Héran, direc­teur de l’Ined à l’époque et aujourd’hui direc­teur de l’ICM, rappellent l’avancée consi­dé­rable qui ont été réali­sées dans ce domaine depuis une douzaine d’années. La statis­tique publique sur les immi­grés et leurs descen­dants a évolué depuis que les cher­cheurs tentent de mesurer les inéga­lités en fonc­tion de l’origine en France.

« Ce fut une conquête », se souvient aujourd’hui Fran­çois Héran. Patrick Simon, Chris­telle Hamel et Cris Beau­chemin, les trois coor­di­na­teurs de la première édition de TeO, s’attendaient, en conclu­sion de l’ouvrage présen­tant les travaux issus de l’enquête en 2016, que « le débat qui [avait] entouré le démar­rage de l’enquête TeO [soit] inéluctablement reposé ». Certaines données qui aident à « penser l’égalité » manquent toujours, notam­ment la couleur de peau des enquêtés.

Faut-il proposer une liste de catégories ethnoraciales ?

Cette ques­tion est âpre­ment discutée en 2006–2007 dans l’unité de recherche Migra­tions Inter­na­tio­nales et Mino­rités (MIM) de l’Ined lors de l’élaboration du premier ques­tion­naire de l’enquête. Faut-il proposer une liste de caté­go­ries ethno­ra­ciales (noir, asia­tique, arabe, blanc…), comme cela se pratique aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, ou laisser la ques­tion ouverte pour que la personne se défi­nisse elle-même ? Patrick Simon, qui parti­cipe déjà en 1993 à l’exploitation de la première grande enquête sur l’immigration, Mobi­lité géogra­phique et inser­tion sociale (MGIS), conduite par Michèle Tribalat, sait qu’« une révision des catégories implique nécessairement une modi­fi­ca­tion du regard que la nation porte sur elle-même ». Dans cette enquête pion­nière, la caté­gorie de « Fran­çais de souche » est choisie pour définir les personnes non immi­grées. Au milieu des années 1980, la grande enquête de l’Ined sur l’origine des Pari­siens deman­dait aux personnes inter­ro­gées : « Êtes-vous Pari­siens de souche ? », sans que personne n’y voit à mal. Hervé Le Bras propo­sait d’étendre cette inter­ro­ga­tion à l’ensemble de la popu­la­tion fran­çaise. Mais la vive contro­verse sur l’enquête MGIS change la donne et « Fran­çais de souche » devient idéo­lo­gi­que­ment marquée et sera aban­donnée par la recherche. 

Certains cher­cheurs contestent l’utilisation de caté­go­ries qu’ils jugent subjec­tives, car construites socia­le­ment. Le démo­graphe Alain Blum, spécia­liste de la Russie stali­nienne et de l’histoire de la statis­tique, critique appuyé de l’enquête TeO (et de MGIS à la fin des années 1990), constate aujourd’hui « qu’il y a beau­coup de groupes de pres­sion qui reven­diquent clai­re­ment l’usage de ce type de caté­go­ries ethno­ra­ciales pour lutter contre les discri­mi­na­tions. Si le cher­cheur doit analyser les discours et les pratiques de ces personnes qui se recon­naissent et utilisent ces caté­go­ries, cela ne veut pas dire qu’il doit les prendre à son propre compte. » Il ne parti­cipe pas à l’élaboration de TeO, pas plus que le démo­graphe Hervé le Bras qui reste opposé à toute statis­tique « ethnique » jusqu’à aujourd’hui.

Patrick Simon assume la complexité de ce type d’approche : « Au sein de l’équipe, on sait qu’il est compliqué de définir le contenu des caté­go­ries parce qu’il faut qu’elles corres­pondent à la façon dont les personnes s’identifient. Elles réduisent la complexité des iden­tités, notam­ment parce qu’il y a du métis­sage. Cela ne veut pas dire que c’est impos­sible à faire pour le cher­cheur. Les débats portent en perma­nence sur la légi­ti­mité même de faire des caté­go­ries, alors qu’il faudrait plutôt s’intéresser au contenu des caté­go­ries, c’est une ques­tion épis­té­mo­lo­gique et métho­do­lo­gique. » 

La complexité disparaît souvent au profit d’un « débat » polarisé

Lorsqu’il s’agit de statis­tiques sur l’immigration, la complexité dispa­raît souvent au profit d’un « débat » pola­risé, où il faut se prononcer pour ou contre ce qui n’est pas toujours très bien défini. La polé­mique n’est pas circons­crite aux couloirs de l’Ined. À l’Insee, les statis­tiques sur l’immigration provoquent toujours des tensions. En 2007, l’identification de la couleur, de la reli­gion et l’origine des enquêtés prévue dans TeO émeut les syndi­cats de l’institut de la statis­tique qui craignent que leur travail ne donne des outils « à celles et ceux qui rêvent de construire une représentation « ethno­ra­ciale » de la France ». Ils évoquent le fichier juif que la statis­tique publique aurait aidé construire pendant la Seconde Guerre mondiale.

La polé­mique atteint son apogée lorsque SOS Racisme, visant expres­sé­ment le projet d’enquête TeO, lance une péti­tion en octobre 2007 invi­tant chacun à refuser que son « iden­tité soit réduite à des critères d’un autre temps, celui de la France colo­niale, ou de Vichy ». Alors que des cher­cheurs émettent des réserves à l’égard de la péti­tion, elle réunit 100 000 signa­tures en quelques jours. Il est vrai que le contexte poli­tique est tendu. Nicolas Sarkozy, élu président 5 mois plus tôt, se présente comme le chantre des statis­tiques ethniques, mais il mélange les registres entre sécu­rité et lutte contre les discri­mi­na­tions. La loi « rela­tive à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile » propose de faci­liter la collecte des statis­tiques ethniques dans son article 63. Fourre-tout, elle veut auto­riser le recours aux tests ADN pour prouver la filia­tion des candi­dats au regrou­pe­ment fami­lial. Un mélange des genres qui provoque l’annulation de l’article 63 devant le Conseil constitutionnel.

Au moment de tester le ques­tion­naire de TeO sur le terrain fin 2007, Fran­çois Héran, alors direc­teur de l’Ined, les coor­di­na­teurs de TeO et l’Insee décident de main­tenir les ques­tions sur la reli­gion mais retirent celles sur la couleur de peau. Dans le ques­tion­naire, il n’y a pour­tant pas de caté­go­ries « figées » qui favo­ri­se­rait l’établissement d’un « réfé­ren­tiel ethno­ra­cial », comme le crai­gnaient les détrac­teurs de l’enquête. Les personnes étaient invi­tées à exprimer leur ressenti d’appartenance en répon­dant aux deux ques­tions suivantes : « De quelle couleur de peau vous diriez vous ? » et « De quelle couleur de peau les autres vous voient-ils ? ». Elles dispa­raissent défi­ni­ti­ve­ment de l’enquête. Elles ne sont toujours pas présentes dans la seconde enquête TeO (TeO2), dix ans plus tard.

En posant direc­te­ment la ques­tion de la couleur, l’équipe de recherche voulait éviter d’utiliser une caté­gorie indi­recte, que l’on appelle « proxy » en science statis­tique. « Caté­go­riser les personnes en fonc­tion de leurs prénoms ou de leur lieu de nais­sance ou de ceux de leurs parents permet de produire des statis­tiques sur les discri­mi­na­tions racistes, explique Cris Beau­chemin, mais cela demeure une approxi­ma­tion. On ne peut pas utiliser ces méthodes pour les personnes raci­sées dans la vie quoti­dienne, c’est-à-dire iden­ti­fiées par leur couleur de peau, par exemple les petits-enfants d’immigrés. » Ces personnes « dispa­raissent » donc des statis­tiques qui tentent pour­tant de mesurer les discri­mi­na­tions et le racisme en France.

L’enjeu de la statistique sur l’immigration pour les chercheurs

La collecte de données ethno­ra­ciales pour mesurer les discri­mi­na­tions répond pour­tant à une demande poli­tique et socié­tale forte depuis les années 1990. Le Haut conseil à l’Intégration (HCI), première insti­tu­tion du genre, propose en vain d’introduire l’origine natio­nale dans le recen­se­ment de la popu­la­tion. De nos jours encore, le recen­se­ment permet seule­ment de distin­guer les étran­gers des Fran­çais et les immi­grés des natifs (car on peut être à la fois immigré et français).

Le manque de statis­tiques ethno­ra­ciales n’empêche pas des cher­cheurs de démon­trer, dès les années 1980, l’existence de discri­mi­na­tions subies par les Fran­çais issus de l’immigration, notam­ment magh­ré­bine. C’est le cas de l’étude pionnière du socio­logue René Lévy en 1987 sur la police judi­ciaire, Du suspect au coupable, qui montre l’association faite par la police entre traits iden­ti­taires et présomp­tion de culpa­bi­lité des suspects. Les statis­tiques ainsi recueillies, grâce à des entre­tiens indi­vi­duels menés par un cher­cheur, ne concernent cepen­dant qu’un faible échan­tillon (méthode quali­ta­tive). Quand la recherche colla­bore avec la statis­tique publique, comme c’est le cas pour MGIS ou TeO, des milliers de personnes sont inter­ro­gées. Un ques­tion­naire fermé est construit par les scien­ti­fiques mais ils ne mènent pas eux-mêmes les entre­tiens. Le but est de créer de la statis­tique (méthode quan­ti­ta­tive) pour les cher­cheurs — et aussi pour les admi­nis­tra­tions. Les résul­tats produits sont repré­sen­ta­tifs à l’échelle du pays et permettent donc de tirer des conclu­sions à la fois plus larges et plus solides sur l’ensemble de la France.

« Pour moi, le gros livre qui présente les travaux de l’équipe de TeO1 en 2016 est une sorte de bible multi-théma­tique, qu’on voit appa­raître dans des réunions de recherche, mais aussi avec des acteurs plus insti­tu­tion­nels, témoigne Mathieu Ichou, coor­di­na­teur de TeO2 avec Patrick Simon et Cris Beau­chemin. C’est un objet central dans la recherche quan­ti­ta­tive sur l’immigration. » Élodie Druez, qui a soutenu sa thèse en juin 2020 sur la raci­sa­tion et la poli­ti­sa­tion des diplômé.e.s d’origine subsa­ha­rienne à Paris et à Londres, aurait pu se passer de TeO, dit-elle, mais « cela m’a permis de voir que les rappro­che­ments que je faisais n’étaient pas seule­ment le fruit de l’analyse des 80 entre­tiens indi­vi­duels que j’avais réalisés, ni propres au groupe que j’avais inter­rogé. Par exemple dans ces entre­tiens, je vois qu’il y a un lien entre le fait de s’intéresser à la poli­tique et le fait de déclarer des discri­mi­na­tions en France comme au Royaume-Uni. Les résul­tats quan­ti­ta­tifs me le confirment de façon très nette dans les deux pays pour des descen­dants d’immigrés de diffé­rentes origines. »

La force politique de la statistique 

Le chiffre a un pouvoir impor­tant dans notre société. Chris­telle Hamel, coor­di­na­trice sur TeO1, entre à l’Ined en 2005 pour « la force poli­tique de la statis­tique ». « Le quali­tatif ne suffit pas pour des sujets sensibles comme le racisme ou les violences faites aux femmes. Quand on regarde les choses à l’échelle de l’individu, on peut toujours trouver des parti­cu­la­rismes, propres à une histoire ou à un compor­te­ment, et remettre en cause la parole de la victime. Avec les statis­tiques et la méthode quan­ti­ta­tive, on est obligés de recon­naître qu’il y a un problème du côté des agres­seurs. Les statis­tiques peuvent donc aider à résoudre un problème de régu­la­tion des compor­te­ments sociaux. » « En démo­cratie, obliger l’État à compter, c’est l’obliger à rendre des comptes », note Fran­çois Héran dans son livre Avec l’immigration, consacré en partie aux statis­tiques ethniques en 2017. Être issu de deux mondes diffé­rents, la recherche et la statis­tique publique, est à la fois la force et la fragi­lité de l’enquête TeO.

L’Insee, avec ses 5 600 sala­riés dans toute la France, est une direc­tion géné­rale du minis­tère de l’Économie et des Finances qui recrute ses « admi­nis­tra­teurs » à la sortie d’une grande école : l’École natio­nale de la statis­tique et des études écono­miques (Ensae). « Ce sont des ingé­nieurs de très haut niveau, d’extraordinaires orga­ni­sa­teurs », affirme Fran­çois Héran, qui a égale­ment occupé des respon­sa­bi­lités à l’Insee. Les cher­cheurs, chargés de répondre à des ques­tions de société sensibles, sont davan­tage dans l’imagination et plus provo­ca­teurs. Les statis­ti­ciens, plus prudents ». Mathieu Ichou recon­naît qu’il y a « à la fois un côté pratique pour les cher­cheurs à s’associer à l’Insee et une ques­tion de légi­ti­mité des résul­tats : produits par la statis­tique publique, ils engagent plus les auto­rités que si c’était l’enquête d’un cher­cheur isolé. C’est de la statis­tique publique, avec cette image de rigueur qui va avec. »

En s’associant à l’Insee, les démo­graphes de l’Ined passent sous le contrôle des orga­nismes chargés de défendre les inté­rêts des usagers de la statis­tique, qui inter­viennent sur les acti­vités du Système de la statis­tique publique (SNS) regrou­pant l’Insee et les services statis­tiques minis­té­riels. Alors que l’Ined, en tant qu’institut de recherche, dépend du minis­tère de la Recherche qui garantit son indé­pen­dance, il ne peut pas travailler avec la même liberté en s’associant à la statis­tique publique. Le grand public confond d’ailleurs souvent l’Ined avec l’Insee. Nicolas Sarkozy essayera même de placer ses cher­cheurs sous la tutelle de son minis­tère de l’Im­mi­gra­tion, de l’In­té­gra­tion, de l’Iden­tité natio­nale et du Déve­lop­pe­ment soli­daire, lors de l’élaboration de TeO, sans succès.

« C’est un enjeu important pour nous de savoir si la 3e génération est discriminée »,
Mathieu Ichou, coordinateur de TeO2

Si les enquêtes MGIS et TeO provoquent autant de contro­verses par rapport aux enquêtes de cher­cheurs, qui peuvent pour­tant aborder les discri­mi­na­tions et le racisme de façon plus fron­tale, c’est que les caté­go­ries et ques­tion­ne­ments mis en place dans le cadre de la statis­tique publique peuvent devenir une réfé­rence utili­sable dans les grandes enquêtes de l’Insee, sur l’emploi ou la famille par exemple, voire dans le recen­se­ment. C’est ce que craignent ceux qui veulent « débattre » des mal-nommées statis­tiques « ethniques ».

Pour­tant, chaque enquête de la statis­tique publique est visée par la Cnil, la Commis­sion natio­nale infor­ma­tique et liberté. Il lui incombe de veiller à l’application de la loi de 1978, qui interdit le trai­te­ment « des données à caractère personnel qui font apparaître, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, les origines raciales ou ethniques, les options philo­so­phiques, poli­tiques ou reli­gieuses, (…) ou qui sont rela­tives à la santé ». C’est elle qui accorde les déro­ga­tions néces­saires aux grandes enquêtes natio­nales sur ces sujets sensibles. Des excep­tions sont en effet prévues si l’enquête est d’intérêt général, si les personnes personnes inter­ro­gées ont donné leur consen­te­ment et si les données, dûment anony­mi­sées, sont correc­te­ment proté­gées, ce à quoi s’astreignent les enquêtes de la recherche et de la statis­tique publiques.

Au préa­lable, les projets d’enquête sont examinés par le Conseil national de l’information statis­tique (Cnis). Moins connu du grand public, le Cnis est ouvert à tous ceux qui repré­sentent les usagers et produc­teurs de la statis­tique publique. Son label est indis­pen­sable. Il évalue sa perti­nence par rapport aux enquêtes exis­tantes et examine en détail la méthodologie et le contenu du ques­tion­naire. C’est lors des réunions du Cnis que les asso­cia­tions sont invi­tées à donner leur point de vue sur l’enquête.

Mathieu Ichou est chargé en mai 2016 de présenter la deuxième enquête TeO au Cnis. Il raconte : « On voulait innover sur les ques­tions posées, notam­ment pour iden­ti­fier les mino­rités visibles ou raci­sées qui sont les premières victimes des discri­mi­na­tions. Comme le Cnis nous a fina­le­ment interdit de parler de « mino­rités visibles et qu’on souhai­tait faire cette enquête avec la statis­tique publique, on a demandé l’inclusion et l’identification de la 3e géné­ra­tion. » Le Cnis ayant donné sont aval, cette méthode devrait permettre de comprendre pour­quoi 15 % de la « popu­la­tion majo­ri­taire », caté­gorie utilisée depuis Teo1 pour les personnes sans ascen­dance immi­grée sur deux géné­ra­tions, s’est déclarée victime de racisme et de discri­mi­na­tions lors de la première vague de l’enquête. « C’est un enjeu impor­tant pour nous de savoir si la 3e géné­ra­tion est discri­minée, explique le cher­cheur. Cela voudrait dire que si un petit-enfant de Séné­ga­lais ou d’Algériens subit des discri­mi­na­tions, ce n’est pas parce que son grand-père est venu travailler en France, mais bien parce qu’il est perçu comme noir ou arabe. Il deviendra donc néces­saire de les iden­ti­fier autre­ment que par l’immigration de leurs ascen­dants.»

Une nouvelle approche dans l’étude des populations immigrées et de leurs descendants

Le tour de table finan­cier que l’équipe de TeO a réussi à orga­niser permet de disposer d’un échan­tillon de plus de 20 000 personnes repré­sen­tatif de la diver­sité de la popu­la­tion. Les cher­cheurs peuvent donc travailler sur un nombre suffi­sant de personnes, même pour les mino­rités les moins nombreuses, comme les Afri­cains subsa­ha­riens ou les Chinois, par exemple. Le plus coûteux a été d’identifier les enfants d’immigrés (et les petits-enfants dans TeO2). Il faut donc repérer ces descen­dants d’immigrés par leurs bulle­tins de nais­sance, avec l’autorisation des tribu­naux admi­nis­tra­tifs, ce qui néces­site d’envoyer des agents de l’Insee dans toute la France pour examiner les registres en mairie. Ce fut « un véri­table tour de force », écri­ront les concep­teurs de TeO1 en 2016.

« Il n’y a pas de précé­dent à TeO, s’enthousiasme Cris Beau­chemin, notam­ment dans cette richesse d’échantillonnage et le fait que ce soit abso­lu­ment repré­sen­tatif de la société fran­çaise. C’est une excep­tion inter­na­tio­nale. Des cher­cheurs améri­cains, qui travaillent en ce moment sur TeO, sont émer­veillés car il n’y pas d’enquêtes statis­tiques aux États-Unis qui soient natio­na­le­ment repré­sen­ta­tive, avec ce luxe de détails dans les ques­tions, qui touchent à tous les domaines de la vie sociale. »

TeO a permis de changer de prisme dans l’étude des popu­la­tions immi­grées et – surtout — de leurs descen­dants. Il ne s’agit plus seule­ment de mesurer leur capa­cité d’intégration dans la société fran­çaise, mais plutôt la capa­cité de la société fran­çaise à « faire égalité ». La ques­tion des discri­mi­na­tions « systé­miques » est devenue centrale. Intro­duite dans le droit fran­çais sous la forme des « discri­mi­na­tions indi­rectes » par deux direc­tives euro­péennes en 2000, cette approche permet d’aller au-delà de la mesure des discri­mi­na­tions inten­tion­nelles et indi­vi­duelles, plus faci­le­ment iden­ti­fiables. « Rien n’est moins acces­sible à l’attention que les discri­mi­na­tions », écri­vait Patrick Simon avec son collègue Joan Stavo-Debauge en 2004. Si les discri­mi­na­tions « directes » sont faci­le­ment iden­ti­fiables, comme un refus fondé expli­ci­te­ment sur un préjugé ou une « préférence discri­mi­na­toire » en raison de son appar­te­nance à un groupe stig­ma­tisé, « la mise en évidence des discri­mi­na­tions « indi­rectes » est bien plus complexe, expliquent les cher­cheurs, et nécessite la mise en place d’une ingénierie spécifique où les statis­tiques, comme raison­ne­ment et comme dispo­sitif, occupent une place prépondérante. »

« Je trouve qu’il y a une sorte d’hypocrisie dans le système fran­çais à ne pas parler de race », remarque Élodie Druez, qui a pu montrer dans sa thèse en quoi les statis­tiques ethno­ra­ciales sont un outil pour dénoncer le racisme dans le contexte britan­nique. « Je n’ob­serve pas au Royaume-Uni que les statis­tiques sont utili­sées pour stig­ma­tiser plus ces popu­la­tions. D’ailleurs, ces statis­tiques sont toujours couplées à une analyse en termes de racisme insti­tu­tionnel. On est très mal à l’aise en France avec l’idée que les insti­tu­tions, par leur fonc­tion­ne­ment, puissent entraîner des discri­mi­na­tions de façon inten­tion­nelle ou non. Pour­tant les statis­tiques ethno­ra­ciales sont néces­saires, car on nie les injus­tices que vivent les personnes raci­sées, et la colère monte. »

Une enquête qui peut servir de levier aux associations antiracistes

Chris­telle Hamel, coor­di­na­trice de la première édition de TeO, pense qu’il faut aller plus loin aujourd’hui et « parler des rapports de domi­na­tion qui existent entre la popu­la­tion immi­grante exposée au racisme et celle qui n’est pas issue de l’immigration qui soit commet des actes racistes, soit en béné­ficie. Si quel­qu’un est discri­miné dans l’embauche, par exemple, une autre personne sera — de fait — favo­risée dans son accès à cet emploi. Pourtant elle n’est, elle-même, respon­sable en rien de cette discri­mi­na­tion ; elle béné­ficie seule­ment d’un trai­te­ment discri­mi­nant. » Cette analyse fait écho au concept de « privi­lège blanc », évoqué dans le débat public en France depuis les mani­fes­ta­tions contre les violences poli­cières qui ont éclaté à la mort de l’Afri­cain-Améri­cain Georges Floyd.

« Le rejet des statis­tiques raciales renvoie au refus de se penser en tant que Blanc », ajoute le socio­logue Éric Fassin. Acteur et obser­va­teur de la contro­verse de 2007 autour de TeO, il qualifie aujourd’hui l’épi­sode de « très violent ». « Pour­tant, on était d’ac­cord sur beau­coup de choses, puisque la bataille avait lieu au sein des sciences sociales entre anti­ra­cistes de gauche. Mais il y avait autre chose ; personne ne l’a fait remar­quer à l’époque, mais nous étions presque tous blancs. La ques­tion raciale n’est pas exté­rieure au monde savant : ce n’est pas parce qu’on est entre Blancs qu’il n’y a pas de ques­tion raciale — bien au contraire ! Nommer la blan­chité, c’est donc cela l’enjeu. »

Dans la société fran­çaise, « TeO a permis de lever beau­coup de stéréo­types et d’idées reçues grâce aux éléments de connais­sance que l’enquête a apportés », constate Patrick Simon aujourd’hui. « Même si cela n’a rien changé du point de vue des poli­tiques de lutte contre les discri­mi­na­tions, le débat sur les discri­mi­na­tions et la parti­ci­pa­tion à la société des immi­grés et de leurs descen­dants a évolué. L’enquête peut servir de levier à des asso­cia­tions de lutte contre le racisme et les discriminations. » 

Les ques­tions sur la percep­tion de la couleur de peau seront-elles posées dans une prochaine édition de TeO ? L’enquête s’installera-t-elle dans une pério­di­cité de dix ans, évoluant avec le ques­tion­ne­ment de la société sur les statis­tiques ethno­ra­ciales ? En tout cas, conclue Fran­çois Héran, « TeO a prouvé le mouve­ment en marchant : les polé­miques des années 1990 sont désor­mais obso­lètes. ». À ce jour, 220 travaux de recherche, dont plusieurs thèses, ont utilisé ses données sécu­ri­sées et anony­mi­sées. TeO a ouvert la voie à d’autres enquêtes qui mobi­lisent des caté­go­ries ethniques et/​ou raciales. Les dernières en date ont été menées en 2016 par le Défen­seur des droits sous le titre général « Accès aux droits1 ».

Contrai­re­ment à une idée encore large­ment reçue, les statis­tiques ethniques sont auto­ri­sées en France, à condi­tion d’être dûment pensées et contrô­lées. Elles restent exclues des fichiers admi­nis­tra­tifs mais peuvent être mobi­li­sées dans les grandes enquêtes menées par les cher­cheurs et les statis­ti­ciens. Beau­coup de cher­cheurs pensent que des progrès restent à faire vers une inter­ro­ga­tion plus précise sur la discri­mi­na­tion propre­ment raciale, en rela­tion avec d’autres critères comme le sexe, le milieu social et la reli­gion. Un défi pour la jeune génération.


1 Depuis 2016, l’enquête Accès aux droits a donné lieu à plusieurs volumes sur les contrôles d’identité, les rela­tions des usagers avec les services publics, les discri­mi­na­tion dans l’emploi, les droits de l’enfant, les discri­mi­na­tions dans l’accès au loge­ment.

Pour aller plus loin
L’auteure

Cathe­rine Guilyardi est jour­na­liste spécia­lisée sur les migra­tions. Elle a parti­cipé à la créa­tion de la revue De facto avec les cher­cheurs de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Cathe­rine Guilyardi, « Comment l’enquête Trajec­toires et Origines a changé la donne sur les statis­tiques ethniques en France », in : Cathe­rine Guilyardi (dir.), Dossier « Comment l’enquête Trajec­toires et Origines a changé la donne sur les statis­tiques ethniques en France », De facto [En ligne], 21 | Août 2020, mis en ligne le 31 août 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/08/28/defacto-021–01/

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