Véronique Petit et Nelly Robin, “Covid-19 et migrations en Afrique : la réduction des mobilités, une riposte efficace ?”, The Conversation, 31 mai 2020

Le Burundi a très tôt fermé ses fron­tières en raison de la pandémie du coro­na­virus. Des Burun­dais se lavent les mains à la fron­tière à l’ar­rivée de leur rapa­trie­ment de la RDC le 1 mars 2020.
Ones­phore Nibi­gira /​AFP

Véro­nique Petit, Institut de recherche pour le déve­lop­pe­ment (IRD) et Nelly Robin, Institut de recherche pour le déve­lop­pe­ment (IRD)

Cet article a été réalisé dans le cadre de l’initia­tive Fils d’actualité Covid-19-Migra­tions (CEPED-MIGRINTER-IC Migra­tions-Maison fran­çaise d’Oxford), animés par L. Bacon, T. Lacroix, X. Li, V. Petit, N. Robin et T. Rublon.


Les circu­la­tions trans­na­tio­nales consti­tuent l’un des éléments clés de la gestion de la crise du Covid-19 en Afrique.

Dans cet article, nous propo­sons une analyse carto­gra­phique de l’origine des premiers cas détectés dans les pays afri­cains et des enjeux de la ferme­ture des fron­tières dans un envi­ron­ne­ment de fortes mobilités.

Origines des premiers cas de Covid-19 en Afrique

La répar­ti­tion spatiale de ces mobi­lités (figure 1) reflète l’historicité et la dyna­mique des systèmes migra­toires auxquels parti­cipent les diffé­rentes régions du conti­nent afri­cain, et l’ancrage de l’Afrique dans la mondialisation.

Les figures 1 et 2 (cliquez pour les agrandir) repré­sentent l’origine géogra­phique des premiers cas de Covid-19 en Afrique et les motifs de dépla­ce­ment des personnes diag­nos­ti­quées positives.

Tous les premiers cas détectés dans les pays afri­cains partagent une carac­té­ris­tique commune : il s’agit d’une personne entrée récem­ment sur le terri­toire national. Elle a été diag­nos­ti­quée soit à l’aéroport, dès son arrivée, soit dans un centre de santé, quelques jours plus tard.

La plupart de ces voya­geurs ont été testés posi­tifs après avoir séjourné hors d’Afrique pour des motifs profes­sion­nels, fami­liaux ou reli­gieux. S’y ajoutent des touristes et des rési­dents étran­gers qui se sont déplacés dans le cadre de leur travail.

Peu de premiers cas de Covid-19 résultent d’une trans­mis­sion intra-afri­caine. Les quelques exemples réper­to­riés ont suivi les routes emprun­tées par les trans­por­teurs routiers et par les commerçants.

Plus modes­te­ment, la circu­la­tion des person­nels des struc­tures natio­nales de santé et des agences inter­na­tio­nales a égale­ment parti­cipé à la diffu­sion du virus à l’intérieur de l’Afrique. À Djibouti, deux méde­cins en prove­nance d’Égypte ont repris leurs consul­ta­tions à l’hôpital sans être testés au préa­lable. En Guinée-Bissau l’un des deux premiers cas est un fonc­tion­naire des Nations unies venant de la Répu­blique démo­cra­tique du Congo.

Les premiers cas de Covid-19 soulignent égale­ment la diver­sité des mobi­lités entre pays afri­cains : en Éthiopie, il s’agit d’un Japo­nais en prove­nance du Burkina Faso, et au Tchad, d’un citoyen maro­cain rési­dant à N’Djamena (Tchad) de retour d’un voyage à Douala (Came­roun).

La complexité des itiné­raires suivis par les personnes diag­nos­ti­quées posi­tives rend parfois diffi­cile l’identification du lieu de conta­mi­na­tion : au Togo, le premier cas de Covid-19 est une commer­çante rési­dant à Lomé, récem­ment rentrée après avoir séjourné succes­si­ve­ment au Bénin, en Alle­magne, en France et en Turquie.

En Libye, le patient est entré sur le terri­toire depuis la Tunisie mais il reve­nait d’un pèle­ri­nage en Arabie saoudite.

Dans certains pays, plusieurs personnes ont été détec­tées simul­ta­né­ment, comme au Burundi où les premiers cas sont deux natio­naux, reve­nant respec­ti­ve­ment du Rwanda et de Dubaï (Émirats arabes unis).

L’origine des premiers cas de Covid-19 en Afrique rappelle donc la diver­sité des logiques de mobi­lité et la plura­lité des groupes de popu­la­tion qui les portent sur le conti­nent afri­cain. Ces circu­la­tions trans­na­tio­nales, arti­cu­lées aux mobi­lités trans­con­ti­nen­tales, ont favo­risé les échanges avec les prin­ci­paux foyers de l’épidémie, situés en Asie, en Europe et en Amérique du Nord.

Les migrants, premiers affectés par la fermeture des frontières

Les États afri­cains ont pris des mesures préven­tives fortes. La Guinée équa­to­riale est le premier pays afri­cain qui a appliqué ces mesures, dès la détec­tion d’un cas de Covid-19 sur son sol, le 12 mars 2020. Les pays afri­cains les plus touchés par l’épidémie au moment de la ferme­ture de leurs fron­tières comp­taient moins de 100 cas ; seule l’Égypte appro­chait les 200 (figure 3). Globa­le­ment, plus de la moitié des pays afri­cains ont ordonné la ferme­ture de leurs fron­tières alors que moins de dix cas avaient été détectés sur leur terri­toire. Au total, quinze pays ont pris cette déci­sion avant même la détec­tion d’un premier cas de Covid-19.

À titre de compa­raison, des pays occi­den­taux comme l’Italie, la France et les États-Unis ont pris des mesures simi­laires lorsque des milliers de cas avaient déjà été détectés sur leur sol.

La réac­ti­vité des États afri­cains fut donc exem­plaire, d’autant que le contrôle des échanges migra­toires constitue un réel défi. En effet, les circu­la­tions régio­nales sont forte­ment ancrées dans le mode de vie des popu­la­tions et les migra­tions trans­fron­ta­lières faci­li­tées par la perméa­bi­lité des fron­tières terrestres et mari­times. Ainsi, en dix jours (du 16 mars au 26 mars), à l’exception du Liberia, tous les pays membres de la Commu­nauté écono­mique des États d’Afrique de l’Ouest ont fermé leurs frontières.

Jamais depuis sa créa­tion, en 1979, cet espace de libre circu­la­tion n’avait connu une telle situa­tion. Ces restric­tions ont généré des diffi­cultés, des tensions et des situa­tions drama­tiques, en parti­cu­lier pour les migrants. Ainsi, plus de 2 500 migrants en transit au Niger, au Burkina Faso, au Mali et au Tchad ont été bloqués. Certains ont dû être secourus en plein désert.

Dans la ville de Dakhla (Sahara occi­dental) de violents affron­te­ments ont eu lieu entre des migrants subsa­ha­riens lors des distri­bu­tions alimen­taires. À Arlit, au nord du Niger, une révolte a éclaté dans un camp de migrants en raison des condi­tions de vie déplo­rables. Sur les réseaux sociaux, les migrants bloqués en Tunisie, après avoir fui la Libye, ont multi­plié les appels à l’aide. « Sans la soli­da­rité des Tuni­siens qui sont venus nous faire cadeau d’un peu de nour­ri­ture, je serais déjà mort », confie un jeune congolais.

L’épidémie de Covid-19 a égale­ment exacerbé les vulné­ra­bi­lités et les stig­ma­ti­sa­tions. À Nador (Maroc), les campe­ments des migrants en transit ont été détruits ; à Bamako (Mali), un camp de déplacés a été détruit par un incendie acci­dentel ; et au Malawi, deux Mozam­bi­cains accusés de propager le virus ont été battus à mort.

Le retour des migrants vers leur pays d’origine a égale­ment été entravé. [De jeunes Maro­cains bloqués] dans les villes espa­gnoles de Sebta et Melilla sont parvenus à rejoindre leur pays en emprun­tant les voies clan­des­tines utili­sées habi­tuel­le­ment dans le sens opposé (https://​www​.bladi​.net/​s​e​b​t​a​-​m​a​r​o​c​a​i​n​s​-​n​a​g​e​,​6​8​2​4​8.html).

Pis, des filières de retour clan­des­tines se sont mises en place à partir de l’Espagne pour des immi­grants sans papiers qui souhai­taient rentrer au Maroc. La place dans les embar­ca­tions se négo­ciait à plus de 5 000 euros, soit cinq fois le même trajet en sens inverse.

Plus au sud, des migrants ouest-afri­cains ont dû attendre plusieurs jours pour fran­chir la fron­tière entre le Maroc et la Mauri­tanie. Des émigrés séné­ga­lais dont trois femmes, en prove­nance d’Espagne, ont connu la même mésa­ven­ture à la fron­tière entre la Mauri­tanie et le Sénégal où ils ont été ensuite confinés dans un « centre de santé, forte­ment surveillé par les forces de sécu­rité ». Entre le Togo et le Ghana, les contrôles sont appli­qués avec la même rigueur. Plusieurs ressor­tis­sants ghanéens ont été arrêtés à la fron­tière. Ils reve­naient du Royaume-Uni, des Émirats arabes unis, d’Afrique du Sud ou des États-Unis via l’aéroport de Lomé.

Les mobi­lités trans­fron­ta­lières n’ont pas échappé à ces restric­tions : 410 pirogues qui assu­raient la navette entre le Sénégal et la Mauri­tanie ont été arrai­son­nées par les forces de police. Des situa­tions compa­rables ont été obser­vées sur les voies navi­gables qui relient le Came­roun au Nigeria. Et l’Afrique du Sud a annoncé la construc­tion d’une clôture de 40 km, le long de la fron­tière avec le Zimbabwe afin de limiter les échanges quoti­diens entre les deux pays.

Les migra­tions de pêche elles-mêmes ont été pertur­bées : au Sénégal, les pêcheurs de Yarakh, près de Dakar, et ceux d’Elinkine, en Casa­mance, se sont opposés au débar­que­ment de leurs collègues venus d’autres pays de la sous-région (Ghana, Guinée Bissau), et habi­tuel­le­ment employés par des arma­teurs sénégalais.

Une mobilité réduite à l’origine grâce une vigilance accrue

L’Afrique est un conti­nent d’intenses mobi­lités. Au début de l’épidémie, on pouvait donc légi­ti­me­ment craindre une diffu­sion rapide du Covid-19. Mais, globa­le­ment, la vigi­lance des auto­rités et la respon­sa­bi­lité des popu­la­tions ont permis de réduire consi­dé­ra­ble­ment les migra­tions intra-afri­caines. Dans ce sens, il est signi­fi­catif que la Côte‑d’Ivoire, premier pays d’immigration en Afrique, ne constitue pas aujourd’hui l’un des pays les plus touchés.

L’inégal déve­lop­pe­ment du nombre de cas de Covid-19 sur le conti­nent afri­cain semble donc plus étroi­te­ment lié à la réac­ti­vité des États après la détec­tion du premier cas Covid-19 sur leur sol et à la gestion interne de l’épidémie (notam­ment les mesures régu­lant ou limi­tant les dépla­ce­ments entre régions, la ferme­ture de villes), qu’aux mobi­lités inter­na­tio­nales (« cas importés »).

La ferme­ture des fron­tières des pays afri­cains a donc logi­que­ment limité la diffu­sion du Covid-19 en Afrique. Cette mesure exigeante pour les popu­la­tions, notam­ment pour celles vivant des échanges trans­fron­ta­liers, peut malgré tout être consi­dérée comme l’une des mesures qui ont parti­cipé à éviter, jusqu’à main­te­nant, le scénario catas­trophe initia­le­ment annoncé par certains spécia­listes et insti­tu­tions, et repris par les médias.The Conversation

Véro­nique Petit, Profes­seure de démo­gra­phie, Institut de recherche pour le déve­lop­pe­ment (IRD) et Nelly Robin, Cher­cheure en géogra­phie, Institut de recherche pour le déve­lop­pe­ment (IRD)

Cet article est repu­blié à partir de The Conver­sa­tion sous licence Crea­tive Commons. Lire l’article original.

Cet article a été repu­blié dans Le Monde, le 2 juin : Les circu­la­tions trans­na­tio­nales, un des éléments-clés de la gestion de la crise du coro­na­virus en Afrique