Conflit est le père. À propos de Ni juge ni soumise de Jean Libon et Yves Hinant, 2017

Sylvain Pattieu, historien et romancier

Alors que les violences conjugales se sont accrues pendant le confinement, l’historien et romancier Sylvain Pattieu livre une réflexion sur les conditions d’une société juste. À partir de ce documentaire produit par Vincent Faivre, il offre un regard sensible sur l’exercice difficile du travail d’une juge d’instruction.

« Conflit est le père de tous les êtres, le roi de tous les êtres, aux uns il a donné formes de dieux, aux autres d’hommes, il a fait les uns esclaves, les autres libres » : ainsi disait Héra­clite du temps des Grecs antiques, ainsi résu­mait-il les oppres­sions, les domi­na­tions, la lutte des classes et des indi­vidus, pour s’élever, pour soumettre, pour assurer sa place et celle des siens, pour aussi long­temps que possible.

Ni juge ni soumise est un film docu­men­taire consacré à la juge bruxel­loise Anne Gruwez. Elle est dans son bureau, elle est sur le terrain, dans une voiture de poli­ciers à qui elle réclame la sirène, le gyro­phare. Elle reçoit ses clients, comme elle les appelle, futurs prison­niers ou futurs libérés. Elle regarde déterrer un cadavre pour une autopsie, équipée d’un para­pluie rose pour se protéger du soleil. Elle pose des ques­tions, elle mori­gène ceux qui sont face à elle. Avec le sourire, souvent.

Une société ne peut se résumer à un seul conflit, à un unique rapport de force. Il y a celui entre capital et travail, patrons et employés, il est fonda­mental. Mais dans notre monde marqué par le patriarcat, il y a aussi les rapports entre les hommes et les femmes. Le racisme comme réalité struc­tu­relle, les héri­tages des périodes colo­niales, les inéga­lités actuelles entre pays du Nord et pays du Sud, dessinent encore d’autres formes de domi­na­tion. Tout ça se mêle, s’entrechoque, en chaque indi­vidu. On n’est jamais seule­ment patron ou employé, on est aussi un homme ou une femme (on peut passer de l’un à l’autre), on vient de quelque part, nos parents aussi. On a une appa­rence, une trajec­toire sociale, un capital culturel en évolu­tion constante.

Le film est issu de la série docu­men­taire Strip-Tease, même s’il est plus long que le format habi­tuel. Il reprend les procédés habi­tuels de la série : les images sont montées, sacca­dées, livrées brutes, sans commen­taire. Comme spec­ta­teur, on est confronté aux situa­tions et aux paroles sans commen­taire ni voix-off, sans inter­ven­tion autre que la subjec­ti­vité du montage. Hormis cette média­tion impli­cite, on prend tout, c’est violent, c’est direct.

Je suis face à l’écran, je regarde, je suis mal à l’aise, je m’immisce dans cette inti­mité entre une juge et ses prévenus, les paroles sont crues, les situa­tions souvent dures, on a quelques moments, pas l’intégralité des affaires, diffi­cile de faire son opinion, de saisir plus que ces bribes inter­rom­pues. Elle a le pouvoir de libérer ou d’emprisonner, de mener l’enquête ou d’abandonner, on n’a d’autre possi­bi­lité que de voir la justice suivre son cours. On ne sait pas toujours quoi penser.

La violence sociale peut sembler abstraite. Pourtant, elle maintient des groupes entiers dans une position subalterne, dévalorisée, discriminante.

Dans le docu­men­taire, Anne Gruwez traite toutes sortes d’affaires. Une bonne part de son travail consiste toute­fois à rece­voir des indi­vidus soup­çonnés de violences contre des plus faibles : des femmes, souvent, des personnes âgées. Entre les mains de madame la juge il y a des dossiers, des preuves irré­fu­tables ou des éléments à examiner scru­pu­leu­se­ment, il y a mention des anté­cé­dents et des réci­dives. Beau­coup de ses clients sont étran­gers, ou d’origine étrangère.

Il y a plusieurs formes de violences dans une société. Celle des indi­vidus envers d’autres indi­vidus est la plus évidente, elle nous touche direc­te­ment quand on en est victime. La violence sociale peut sembler plus abstraite, elle main­tient pour­tant des groupes entiers dans une posi­tion subal­terne, déva­lo­risée, discriminante.

Anne Gruwez ne se laisse pas faire par ceux qui rentrent dans son bureau. Un homme soup­çonné de meurtre la provoque, lui demande ce qui se passe­rait s’il refu­sait un prélè­ve­ment ADN, elle répond très calme­ment, je vous ferais plaquer au sol, on utili­se­rait la manière forte. Elle a de son côté la violence légi­time, légi­time au sens de la loi, celle de l’État. L’homme rigole un peu, elle précise, des poli­ciers vous plaque­raient, mais si j’étais seule face à vous, je vous mettrais moi-même à terre, je suis très bonne en self-défense. L’homme est décon­te­nancé, il ne sait plus quoi dire. Elle n’est plus alors la juge face au client, elle est la femme face à l’homme qui la regarde de haut, elle lui dit je n’ai pas peur parce que je suis juge, je n’ai pas peur non plus en tant que femme. Face à un autre qui a frappé sa femme, elle ne laisse pas passer l’excuse de la tradi­tion, du c’est comme ça chez nous. Chez vous, c’est la Belgique, elle lui dit. Parfois elle fait un peu trop la leçon, on se demande de quoi elle se mêle, mais il n’y a pas de mépris dans ses mots. Simple­ment, on n’oublie pas qu’elle a de son côté la puis­sance publique, on devine aussi, derrière les personnes dans son bureau, des trajec­toires brisées d’avance. Il y en a un qui s’estime injus­te­ment traité, il retourne en prison, il lui promet, en partant, s’il sort il part en Syrie, s’il sort il devient djihadiste.

Une justice idéale, elle doit être capable de sanctionner, sans doute, et d’expliquer, et d’éduquer, et de faire changer.

Il y a dans son bureau beau­coup d’hommes qui frappent des femmes, certains qui en tuent. Ça existe dans tous les milieux, cette violence des hommes envers les femmes, chez les riches et chez les pauvres. Avec le confi­ne­ment, on dit que ces violences augmentent. Dans ma rue la police est venue, chez un couple âgé, plus de soixante-dix ans. Un voisin m’a raconté, depuis le début du confi­ne­ment, la vieille dame, celle qui porte des choco­lats aux étrennes pour mes enfants, pleure, elle dit que son mari la bat. Le confi­ne­ment aggrave les violences conju­gales dans tous les milieux, sans doute, mais on imagine que les sources de tension sont encore pires dans un petit loge­ment, quand on n’a pas de jardin pour prendre l’air, quand on a des problèmes d’argent. On devine de même, en voyant les clients de madame la juge, la chape de misère sociale, parfois d’ignorance, qui pèse sur eux. Ils ont frappé des plus faibles et ils sont victimes d’injustices sociales, alors on a envie de les acca­bler et aussi un peu de les défendre. 

Mais seule­ment les défendre, ce serait de la condes­cen­dance, ce serait nier la douleur des victimes. Une justice idéale, elle doit être capable de sanc­tionner, sans doute, et d’expliquer, et d’éduquer, et de faire changer. Conflit est le père, à tous les niveaux, et à chaque échelle de violence, d’oppression, il faudrait être capable de déter­miner les causes, de mesurer en chacun la part de bour­reau et de victime, tout ça telle­ment imbriqué, un travail au milli­mètre, où personne, en défi­ni­tive, n’est exonéré, car être rendu respon­sable, c’est aussi se voir recon­naître la possi­bi­lité d’être un acteur à part entière. 

L’auteur

Sylvain Pattieu est maître de confé­rences en histoire et enseigne dans le master de créa­tion litté­raire de l’Université Paris 8‑Saint-Denis. Il est membre junior de l’Institut Univer­si­taire de France.

Citer cet article

Sylvain Pattieu, « Conflit est le père. À propos de Ni juge ni soumise de Jean Libon et Yves Hinant, 2017 », in : Nelly El-Mallakh et Hillel Rapo­port (dir.), Dossier « Migra­tion, inté­gra­tion et culture : approches écono­miques », De facto [En ligne], 20 | Juin 2020, mis en ligne le 15 juin 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/06/10/defacto-020–05/

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