Mortalité par Covid-19 : inégalités ethno-raciales aux États-Unis

Magali Barbieri, démographe

Aux États-Unis, les populations noires, hispaniques et amérindiennes sont les minorités ethniques et raciales1 les plus touchées par la pandémie de la Covid-19. Conditions de vie précaires, accès limité aux soins de santé et prévalence de comorbidités sont autant de facteurs d’explication liés à la pauvreté, aux inégalités et à la discrimination qui affectent ces populations au quotidien.

Fresque en l’hon­neur des soignants du Monte­fiore Medical Center(Bonx) sur un mur de Manhattan, New York. Source : Twitter

Les chiffres améri­cains sur la Covid-19 mettent en évidence une surmor­ta­lité impor­tante de la popu­la­tion noire (33 % des décès contre 18 % de la popu­la­tion géné­rale des états pour lesquels l’in­for­ma­tion est dispo­nible). Dans la ville de New York, de loin la zone la plus touchée par l’épi­démie (avec 30 % de l’en­semble des décès par Covid-19 enre­gis­trés sur le terri­toire national au 1er mai 2020), le taux compa­ratif de morta­lité pour cette cause de décès atteint 92 pour 100 000 dans la popu­la­tion noire et 74 dans la popu­la­tion hispa­nique, contre 45 dans la popu­la­tion blanche et 35 pour la popu­la­tion asia­tique, selon des données préli­mi­naires offi­cielles (Centers for Disease Control and Preven­tion, 2020). Des chiffres compa­rables se retrouvent au niveau local.

Ainsi, des données ponc­tuelles indiquent que plus de 50 % des cas et presque 70 % des décès par Covid-19 iden­ti­fiés à Chicago, dans l’Illi­nois et en Loui­siane concernent des indi­vidus appar­te­nant à la popu­la­tion noire alors que celle-ci n’y repré­sente qu’un tiers au plus de la popu­la­tion totale. Dans le Michigan, 33 % des cas et plus de 40 % des décès concernent les Noirs qui ne repré­sentent pour­tant que 14 % de la popu­la­tion. Ces taux élevés de morta­lité sont asso­ciés à une préva­lence plus forte de l’in­fec­tion chez les mino­rités : dans les 131 comtés états-uniens où la popu­la­tion noire est majo­ri­taire, le taux d’in­fec­tion est de 137,5 pour 100 000 et le taux de morta­lité parmi les personnes infec­tées de 6,3 pour 100 000, soit trois et six fois plus, respec­ti­ve­ment, que dans les comtés à majo­rité blanche. Les infor­ma­tions collec­tées par la Nation Navajo indiquent égale­ment des taux d’in­fec­tion et de décès élevés pour les Amérin­diens concen­trés dans les réserves d’Ari­zona et du Nouveau Mexique.

Une situation qui reflète les disparités de santé habituelles

Selon les derniers chiffres du National Center for Health Statis­tics (chargé du trai­te­ment des certi­fi­cats de décès pour l’en­semble du pays), l’es­pé­rance de vie à la nais­sance en 2017 s’éta­blis­sait à 78,8 ans pour les Blancs contre 75,3 ans pour les Noirs mais à 81,8 ans pour les Hispa­niques du fait d’un para­doxe bien docu­menté dans la litté­ra­ture scien­ti­fique. Ce para­doxe résulte en grande partie d’un processus de sélec­tion car, d’une part, les migrants sont, aux États-Unis comme ailleurs, en meilleure santé que la popu­la­tion géné­rale tant dans le pays d’ori­gine que dans le pays d’ac­cueil et, d’autre part, ils retournent souvent dans leur pays d’ori­gine lorsque leur santé se dégrade ou au moment de la retraite. Le taux compa­ratif de morta­lité (toutes causes confon­dues) attei­gnait la même année 755 décès pour 100 000 habi­tants pour la popu­la­tion blanche non-hispa­nique, 881 pour la popu­la­tion noire non hispa­nique et 525 pour les Hispa­niques (Kochanek et al., 2019). 

En outre, les mino­rités raciales et ethniques sont parti­cu­liè­re­ment défa­vo­ri­sées en ce qui concerne les mala­dies infec­tieuses : elles repré­sentent par exemple près de 90 % des cas de tuber­cu­lose aux États-Unis. Elles sont aussi affec­tées de manière dispro­por­tionnée en période de crise ou de catas­trophes natu­relles (Dash, 2013 ; Bolin et Kurtz, 2018 ), comme pendant l’Ou­ragan Katrina de 2005 ou lors de la vague de chaleur de 1995 dans le Midwest.

Faute de données et d’un recul suffi­sants, il n’est pas encore possible d’iden­ti­fier avec certi­tude les facteurs expli­ca­tifs de la surmor­ta­lité par Covid-19 des Noirs, des Hispa­niques et des Amérin­diens par rapport aux Blancs et aux Asia­tiques aux États-Unis, mais ce que l’on connaît déjà des carac­té­ris­tiques de ces popu­la­tions et des spéci­fi­cités de l’épi­démie permet de formuler plusieurs hypo­thèses quant aux méca­nismes inter­ve­nant tant au niveau de l’in­fec­tion que du déve­lop­pe­ment des formes les plus sévères de la maladie et du décès.

Des conditions de vie propices à la diffusion de l’épidémie

Les condi­tions de vie des popu­la­tions noire, hispa­nique et amérin­dienne sont beau­coup plus favo­rables à la propa­ga­tion de l’épi­démie que celles des popu­la­tions blanche ou asia­tique. Une étude réalisée dans la ville de New York montre que les quar­tiers où la préva­lence du coro­na­virus est la plus forte sont aussi ceux dans lesquels la part de la popu­la­tion noire est la plus élevée et ceux où le nombre de personnes par pièce ou par mètre carré est le plus impor­tant. Les fortes densités favo­risent la multi­pli­ca­tion des contacts et les bras­sages d’in­di­vidus et limitent forte­ment les possi­bi­lités de distan­cia­tion physique, instru­ment majeur des poli­tiques de contrôle de l’épidémie.

Le racisme institutionnel explique par ailleurs la très forte surreprésentation des minorités dans la population carcérale, et les prisons surpeuplées constituent actuellement des foyers épidémiques inquiétants.

Du fait de la pauvreté qui carac­té­rise presque partout les Noirs, les Hispa­niques et les Amérin­diens par rapport aux Blancs, les mino­rités vivent plus souvent en appar­te­ment qu’en maison indi­vi­duelle. En ce qui concerne plus spéci­fi­que­ment les Amérin­diens, les condi­tions d’ha­bitat sont géné­ra­le­ment peu propices au respect des gestes barrières comme le lavage des mains et des surfaces conta­mi­nées. Ainsi, 40 % des ménages de la Nation Navajo ne disposent pas d’équi­pe­ment fonc­tionnel en eau ou de plom­berie à l’in­té­rieur du loge­ment. Les familles multi-géné­ra­tion­nelles rési­dant dans des loge­ments plus petits que la moyenne sont égale­ment plus fréquentes parmi les mino­rités, ce qui fait obstacle à l’iso­le­ment des malades ou des personnes les plus à risque (personnes âgées notamment).

En ville, les mino­rités sont trois fois moins bien équi­pées en véhi­cules moto­risés que la popu­la­tion blanche, ce qui les oblige à emprunter les trans­ports publics où il est diffi­cile de garder ses distances. Du fait de la ségré­ga­tion spatiale et de la discri­mi­na­tion en matière de loge­ment héri­tées notam­ment de poli­tiques déve­lop­pées au cours des années 1930, les mino­rités sont souvent regrou­pées dans des zones sous-équi­pées médi­ca­le­ment et où les commerces alimen­taires sont moins fréquents. Cette situa­tion aggrave la néces­sité de recourir aux trans­ports en commun pour cher­cher ailleurs ces services essen­tiels, surtout en période épidémique.

Des emplois en première ligne

La fréquen­ta­tion plus forte des trans­ports publics est aussi le résultat de la surre­pré­sen­ta­tion des mino­rités dans les métiers consi­dérés comme essen­tiels en cette période de confi­ne­ment (emplois peu ou non quali­fiés du secteur indus­triel, du système médical, de l’agri­cul­ture, des trans­ports, et des admi­nis­tra­tions). Ainsi, parmi les popu­la­tions noire et hispa­nique, un actif sur quatre est employé dans l’in­dus­trie, contre seule­ment un sur huit dans la popu­la­tion blanche. Un tiers des infir­miers et infir­mières sont noirs et plus de la moitié des ouvriers agri­coles sont hispa­niques alors que ces deux popu­la­tions ne repré­sentent que 12 % et 17 % de l’en­semble des actifs, respectivement.

En outre, même en excluant les métiers dits « essen­tiels », les profes­sions les plus occu­pées par les mino­rités ethniques ou raciales se prêtent peu au télé­tra­vail. Une étude de 2017–2018 montrait que seule­ment 20 % des Noirs et 15 % des Hispa­niques occu­paient des emplois permet­tant de travailler faci­le­ment à distance, contre 30 % pour les Blancs et presque 40 % pour les Asiatiques.

Un état de santé qui favorise les formes les plus graves de la maladie

La proba­bi­lité de déve­lopper les formes les plus graves de la maladie pour les personnes infec­tées dépend en grande partie de l’état de santé général. De récents travaux ont ainsi montré que 90 à 95 % des malades hospi­ta­lisés à New York souf­fraient de comor­bi­dités (Richardson, Hirsch et Nara­simhan, 2020). Les facteurs de risque les plus fréquents sont l’hy­per­ten­sion, l’obé­sité et le diabète, mais on retrouve aussi chez beau­coup de patients des mala­dies chro­niques du cœur, du foie, ou des poumons et des cancers (Cunnin­gham et al., 2017). Or, la préva­lence de tels problèmes de santé est beau­coup plus élevée dans les popu­la­tions noire et amérin­dienne que dans la popu­la­tion blanche.

La mauvaise santé des mino­rités noire et amérin­dienne est en grande partie impu­table aux condi­tions de vie précaires auxquelles elles doivent faire face ainsi qu’à la discri­mi­na­tion et aux micro-agres­sions quoti­diennes. Ces discri­mi­na­tions, dont le harcè­le­ment poli­cier est la forme la plus média­tisée, génèrent un stress répété qui peut affecter l’état de santé à la fois psycho­lo­gique et soma­tique des indi­vidus (Gero­nimus et al., 2006 ; Simons et al., 2018). Le racisme insti­tu­tionnel explique par ailleurs la très forte surre­pré­sen­ta­tion des mino­rités dans la popu­la­tion carcé­rale, et les prisons surpeu­plées consti­tuent actuel­le­ment des foyers épidé­miques inquié­tants (Akiyama, Spaul­ding et Rich, 2020).

Des barrières aux soins de santé

L’accès aux soins de santé est plus limité pour les popu­la­tions noires, hispa­nique et amérin­dienne du fait de la pauvreté mais aussi des inéga­lités struc­tu­relles et des préjugés. Dans une société où une part impor­tante de la popu­la­tion pauvre ne béné­ficie pas de congés maladie, l’in­ci­ta­tion est forte à conti­nuer le travail même lorsque de premiers symp­tômes appa­raissent. Par ailleurs, malgré la réforme du système de santé mise en œuvre par l’ad­mi­nis­tra­tion du président Obama, la propor­tion de personnes ne béné­fi­ciant d’au­cune assu­rance santé (publique ou privée) continue à être très supé­rieure chez les Amérin­diens (30 %), les Noirs (20 %) et les Hispa­niques (22 %) que chez les Blancs (7 %) (Artiga, Orgera et Damico, 2019 ; Frerichs et al., 2019).

Dans une société où une part importante de la population pauvre ne bénéficie pas de congés maladie, l’incitation est forte à continuer le travail même lorsque de premiers symptômes apparaissent.

L’exis­tence de pratiques discri­mi­na­toires envers les Noirs et les Hispa­niques tout au long du parcours de soin est bien docu­mentée : les préjugés affectent tant les inéga­lités en matière de diag­nostic que de trai­te­ment et de suivi (Smedley et al., 2003 ; Fitz­Ge­rald and Hurst, 2017). En ce qui concerne plus parti­cu­liè­re­ment la Covid-19, et malgré des taux d’in­fec­tion et de morta­lité plus élevés qu’en popu­la­tion géné­rale, les quelques chiffres dispo­nibles suggèrent que les Noirs sont beau­coup moins testés que les Blancs. Ainsi, dans l’Illi­nois, l’un des deux seuls États qui publient des données à ce sujet, les Noirs ne repré­sentent que 13 % de l’en­semble des indi­vidus ayant été testés mais 38 % des personnes infec­tées et 70 % des décès. Par ailleurs, en période de pénurie de lits et de venti­la­teurs dans les unités de soins inten­sifs, il a été recom­mandé de favo­riser les patients dont le pronostic de survie est le plus favo­rable et donc d’ex­clure de fait ceux souf­frant de comor­bi­dité (White et Lo, 2020). La préva­lence plus élevée des comor­bi­dités dans la popu­la­tion noire pour­rait donc conduire à leur exclu­sion des soins inten­sifs dans les régions où la situa­tion est la plus critique.

Une sous-estimation probable de la surmortalité

Pour carac­té­riser préci­sé­ment les effets de l’épi­démie de Covid-19 sur la morta­lité, il convient de prendre égale­ment en compte ses effets indi­rects. Or, il est probable que ceux-ci affectent égale­ment les mino­rités de manière dispro­por­tionnée. En effet, les chiffres de surmor­ta­lité due à la Covid-19 devraient inclure non seule­ment les décès pour lesquels la maladie est déclarée comme cause prin­ci­pale mais égale­ment ceux qui ont été mal clas­si­fiés (attri­bués à une autre cause par erreur ou igno­rance). Il faudrait égale­ment y ajouter les décès dus à une autre maladie mais résul­tant de compli­ca­tions suite à une infec­tion par Covid-19 ou bien d’une absence ou d’un retard de trai­te­ment à cause de l’épi­démie (réti­cence à consulter ou satu­ra­tion des services de soins). Enfin, il serait néces­saire de compter ceux qui résul­te­ront des consé­quences sociales et écono­miques de l’épi­démie dont il y a fort à craindre que les popu­la­tions noire, hispa­nique et amérin­dienne, dont l’accès aux ressources maté­rielles et insti­tu­tion­nelles est le plus fragile, soient les plus affectées.

Pour conclure, les méca­nismes expli­ca­tifs de la surre­pré­sen­ta­tion des mino­rités raciales et ethniques parmi les indi­vidus infectés et décédés par le coro­na­virus relèvent en grande partie de la pauvreté et de la discri­mi­na­tion qui affectent ces popu­la­tions de manière dispro­por­tionnée. En ce sens, l’épi­démie est un parfait révé­la­teur des inéga­lités struc­tu­relles qui affectent les États-Unis tant du point de vue de leur fonc­tion­ne­ment insti­tu­tionnel que social et économique.


1 Les notions de « race » et d” « ethnie » utili­sées dans cet article corres­pondent à la traduc­tion litté­rale des concepts améri­cains et ne reflètent en aucune cas la posi­tion de l’au­teure quant à leur perti­nence. Les statis­tiques améri­caines distinguent la race de l’ethnie de façon arbi­traire, la race se réfé­rant non seule­ment à la couleur de peau (« noire » ou « blanche ») mais aussi à l’ori­gine (« amérin­dienne », « euro­péenne », etc…), voire à la natio­na­lité (« viêt­na­mienne », « fran­çaise », …) tandis que l’ethnie se réfère unique­ment à l’ori­gine latino-améri­caine (hispa­nique) ou non des indi­vidus. Les caté­go­ries présen­tées dans les statis­tiques offi­cielles combinent les deux types d’in­for­ma­tion. Les plus fréquem­ment utili­sées sont les suivantes : « Blanc non hispa­nique » (Non hispanic White), « Noir non hispa­nique » (Non hispanic Black/​African American), « Hispa­nique » (Hispanic), « Amérin­dien » (Native American) et « Asia­tique » (Asian or Pacific Islander).

Pour aller plus loin
L’auteure

Magali Barbieri est direc­trice de recherche à l’Ins­titut national d’études démo­gra­phiques (Ined) et direc­trice asso­ciée de la Human Morta­lity Data­base, Dépar­te­ment de démo­gra­phie, Univer­sité de Cali­fornie, Berkeley.

Citer cet article

Magali Barbieri, « Morta­lité par Covid-19 : Inéga­lités ethno-raciales aux États-Unis », in : Solène Brun et Patrick Simon (dir.), Dossier « Inéga­lités ethno-raciales et pandémie de coro­na­virus », De facto [En ligne], 19 | Mai 2020, mis en ligne le 15 mai 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/05/15/defacto-019–04/

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